La question du pouvoir, au cœur de la problématique anarchiste
et sociale, passe inévitablement par celle de l’espace.
L’analyse de leur relation est donc fondamentale. Revenir sur la
façon dont les penseurs anarchistes connus d’il y a un siècle ou plus,
s’interrogeaient sur la notion de territoire permet de voir si les choses
ont changé et si leurs arguments sont encore pertinents.
Le territoire, sa notion et sa constitution
Le mot « territoire » est d’invention récente : « Rare jusqu’au XVIIe siècle,
répandu au XVIIIe siècle », nous dit le Littré. Le territoire n’a rien de
spontané. Son caractère est relatif et contingent. Il est découvert par
l’État absolutiste et développé par l’État-nation moderne. C’est « l’un
des premiers appareils d’État que l’administration a su engendrer et
reproduire, avant que la Révolution bourgeoise n’en tire le maximum
de profit »1.
Les rapports contractuels et personnalisés du Moyen Âge ont
jusque-là occulté le lien de chacun au territoire. Dans l’État féodal
européen, le seigneur ne dépend théoriquement de la couronne ou de
la papauté que par un lien mystique, pratiquement par des rapports de
force qui furent en sa faveur pendant longtemps. Ainsi, Machiavel
insiste plus sur les techniques de domination que sur leur spatialisation
et le moyen de les fortifier par le biais du contrôle territorial. Certes,
dans les sept premiers chapitres du Prince [1513] qui traitent minutieusement
de la conquête des principautés, on voit apparaître la nécessité
d’une infrastructure territoriale, mais celle-ci n’est saisie « qu’à partir du
pouvoir du prince ; elle n’est pas
considérée en tant que telle. Jusqu’à la fin
du XVIIIe siècle, le problème du territoire
ne se posera pas dans sa spécificité, car il
n’est considéré que comme le domaine
du roi »2.
Sous l’Ancien Régime, territorium
correspond à un ager, c’est-à-dire la
portion exactement mesurée d’un
domaine rural. Le territoire émerge peu à
peu à travers la domanialité et la royauté.
« Le domaine de la Couronne a ainsi
contribué à l’institutionnalisation du
pouvoir royal qui a fait du roi un représentant.
Ses biens ne furent plus les siens
mais ceux de la Couronne mandante. »3
L’Église joue un rôle important dans
ce processus. En premier lieu, c’est la
seule institution à maintenir, à partir de
l’Antiquité tardive, un sens des limites. Si
la chrétienté est, à petite échelle,
l’ensemble englobant de référence,
l’ensemble spatial de la géopolitique
chrétienne est le diocèse, qui a toujours
été clairement délimité. Ce niveau spatial
d’organisation est conforme à la doctrine
de la prééminence des communautés
enracinées, puisque, dans la pensée
catholique, le rapport à Dieu passe par
une assemblée (ecclesia) qui a une base
territoriale (le diocèse).
La Réforme joue ensuite un rôle-clef
dans la constitution et la représentation
des États-nations modernes. Elle est
vécue comme un mouvement de
protestation nationale contre les interventions
de la papauté, et c’est elle qui et c’est elle qui
développe le principe du cujus regio, ejus
religio (« tel roi, telle religion »), sur lequel
se réorganisent les États allemands, sinon
l‘Europe entière avec le fameux Traité de
Westphalie (1648). Ce n’est pas un
hasard si Luther impose le mot Grenze
(frontière) dans la langue allemande.
La volonté étatique de juridiction est
inséparable des nécessités du développement
capitaliste animé par la bourgeoisie
: rationalisation des techniques,
des mesures et des productions d’un
côté, libéralisation de la main-d’œuvre
via l’affranchissement des serfs et
prolétarisation de l’autre. L’État féodal
pouvait à la limite supporter des formes
hétérogènes de domination sociospatiale,
l’Etat bourgeois ne le peut plus.
Il a besoin d’un nouveau cadre sociospatial.
Ce moment culmine en Europe avec
la Révolution française puis l’empire
napoléonien. S’impose alors « une
conception globale de la frontière,
comme ligne de coïncidence entre les
contours d’ensembles spatiaux fondamentaux
mais différents, l’État et la
Nation »4. Les frontières modernes
confondent les anciennes limites autrefois
distinctes. La création des impôts
indirects au XIIIe siècle à Gênes, en
Angleterre et en Ile-de-France avait
esquissé le principe de l’homogénéisation
territoriale qu’accentuera le
développement de l’impôt moderne en
Europe à la fin du XVe siècle.