Bruno Montpied
Il est entendu que sous le vocable d’« art » on évoque généralement un ensemble de chefs-d’œuvre dûment homologués par les experts spécialisés, historiens, professeurs ou critiques d’art, cooptés par leurs pairs, devanciers ou disciples, clique toujours friande d’une conception de l’art pour l’art, d’inspiration plus ou moins sacrée ou transcendantale. Un art qui, parce qu’il nécessite certes une initiation, se devrait selon ces messieurs d’échapper au commun des mortels et, à tout le moins, aurait besoin, pour en soulever le voile quelque peu, de l’indispensable médiation de ces prêtres de l’esthétique.
Cela fait pourtant bientôt un siècle que ces académiques défenseurs d’un art aux relents de religiosité, ineffable parce qu’issu du divin, ont été sévèrement secoués par les différentes avant-gardes du xxe siècle, au premier rang desquelles le surréalisme ou le dadaïsme. Cela ne les empêche pas de vouloir constamment reprendre du service en tentant de nous resservir la même soupe. Les partisans des avant-gardes se doivent eux aussi de relever la tête et ne pas hésiter à ressasser.
Il n’est pas qu’« une » voie pour atteindre au seuil de la poésie. Il est des aventures grandioses et il est des aventures secrètes, patientes, naïves, aux chambres comme tapissées de feutre, aventures creusant l’âme et le cœur plus qu’on ne pourrait l’imaginer de prime abord. Les Titanic, les cités perdues, les coffres de pirates cachés dans d’improbables Îles de la Tortue, font rêver les enfants de tous âges. Tout près de nous, dans les banlieues de l’art comme dans celles de la ville, d’autres trésors nous attendent, créés par d’autres pirates. Il faut parler de ces secrets aventuriers, mais notre lampe se doit de rester discrète, on ne cueillera aucune fleur sous peine de la voir immédiatement se flétrir.
Art ou créativité ? Le débat est loin d’être oiseux. Derrière le clivage terminologique se cache un clivage d’une importance extrême quant à l’usage social que nous réservons à l’art. Ce dernier est selon nous un moyen d’enchanter la vie, et pas seulement un décoratif supplément d’âme au parfum d’encens...
Rappelons-nous ce que nous ressentîmes la première fois où nous découvrîmes quelque chose comme le Palais idéal du facteur Cheval... Quelque chose venait de sortir de terre. Des profondeurs de l’« anormalité » merveilleuse. Il déchirait le paysage de son apparition unique, déroutant les habituelles manières de voir. D’autres environnements populaires imaginatifs existent par dizaines, et l’on gage que leurs futurs découvreurs ressentiront d’autres bouleversements à chaque fois. Ces spectateurs bouleversés prendront peut-être alors définitivement goût au merveilleux naïf, ils en tireront d’utiles enseignements quant au droit
de créer en toute impunité. Un homme simple a créé son univers. Il s’est emparé du lieu qui lui était assigné et l’a métamorphosé en un mirage concret, glissant sa chimère au sein de la réalité commune à tous. Sans permis de construire.
Il y a là, nous semble-t-il, à l’évidence, une forme d’art à la portée tout à fait révolutionnaire.
Pas de séparation de la vie quotidienne
À côté du « grand » art, il existe depuis au moins trois ou quatre siècles un ensemble d’œuvres produites par des autodidactes n’ayant aucun rapport avec le système traditionnel des Beaux-Arts et que l’on a répertoriées au fil du temps tantôt sous l’étiquette d’art populaire, tantôt sous celle d’art naïf, voire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion de Jean Dubuffet qui n’en a retenu que la partie la plus inconsciente, sous celle d’« art brut ». L’art naïf et l’art brut recouvrent en fait des œuvres d’art au sens strict, tandis que le terme d’art populaire sert plutôt à désigner des objets utilitaires réalisés avec art. Une autre distinction doit être également apportée. Alors que l’art brut regroupe essentiellement des œuvres d’introvertis, les sites des bâtisseurs populaires du rêve, auxquels cet article se consacre essentiellement, sont avant tout œuvres d’individus extravertis, plaçant leur œuvre de manière à être vue, sur le bord des routes. L’art naïf et l’art brut ont cependant ceci de commun avec l’art populaire, outre le fait qu’ils procèdent de traditions culturelles communes, de
posséder cette caractéristique d’être produits dans un contexte de vie où les œuvres, au départ, n’étaient pas destinées à être séparées de la vie quotidienne. Les broderies, les fresques sur
les murs des maisons, les maquettes étranges qui prolifèrent dans le jardin, les dessins automatiques que beaucoup de créateurs attribuent à des esprits désincarnés dont ils ne seraient que les dociles instruments, les statues qui envahissent elles aussi les jardins aux modestes proportions, les tours Eiffel bricolées avec des fers à cheval accumulés par soudure, les palais idéaux incrustés de coquillages, pierres, ciments et pots de chambre, les armes symboliques et ludiques, etc., toutes ces créations sont destinées à occuper une place essentielle, vitale dans l’environnement immédiat de celui qui les réalise. Et, vivant dans un rapport à leurs œuvres encore plus étroit, parmi tous les créateurs absolument non professionnels de l’art, figurent en bonne place les créateurs d’environnement de rêve, ceux que l’on a souvent appelés, depuis les livres, en 1962 de Gilles Ehrmann. [1] ou en 1978 de Jacques Verroust et Jacques Lacarrière [2], les « inspirés du bord des routes ».
André Breton, qui a été passionné sa vie durant par les créations populaires d’imagination de diverses sortes, écrivait dans sa préface au livre d’Ehrmann :
« En règle générale, l’œuvre que [les inspirés] sont appelés à réaliser se tient, de par sa nature, tout à fait en marge du circuit commercial et, par suite, ne se prête pas au morcellement. » [3]Ceci dit, André Breton aurait peut-être dû écrire « ne devrait pas se prêter au morcellement », car, depuis 1962, nous avons eu des exemples de sites que l’on a dû morceler, soit du fait des voleurs, soit pour les sauver de l’anéantissement [4]
(certaines pièces se revendent aussi, assez rarement il est vrai, le plus souvent sans grandes indications d’origine).
Nous avons affaire là à une caractéristique importante de cet art du quotidien, que l’on pourrait tout aussi bien qualifier de surréalisme spontané : il s’effectue en dehors de toute préoccupation commerciale. Dès lors, soit dit en passant, on comprend mieux les raisons du secret dont l’entoure notre société mercantile... Bien entendu, puisque ces œuvres ont été réalisées pour embellir le décor de la vie quotidienne, et non seulement pour l’embellir mais aussi, plus profondément, pour ancrer l’existence de leur auteur dans une vraie réalité, c’est-à-dire dans la surréalité, on imagine mal leurs auteurs désirant s’en séparer. Ils ont pris trop de peine à les créer. Elles sont l’aboutissement d’une lutte, d’un travail qui ont été menés contre l’aliénation sociale en définitive (le plus souvent retraités, les créateurs se sentent exclus de la société depuis qu’ils ne sont plus exploitables). Les jardins de ces créateurs de l’immédiat, qui, c’est à souligner d’un trait rouge, ne se décrivent jamais comme des « artistes », sont comme organiquement reliés au démiurge d’origine modeste qui les a suscités. Ce dernier s’avère généralement réticent à retrancher quelque partie que ce soit de son œuvre, afin de la céder au collectionneur, à l’amateur de passage qui, c’est humain, désirerait emporter un souvenir...
Arrache-t-on un lambeau d’écorce à un arbre que l’on vient d’admirer ? André Breton l’a bien vu dans le même texte déjà cité :
« À l’égard de ce qui les entoure,
qui leur survivra tant bien que mal,
ils sont dans la situation des mollusques testacés par rapport à leur coquille,
qu’ils ont sécrétée à partir des téguments adéquats. »
Breton rapproche ensuite ces téguments (tissus protecteurs pour certains animaux ou végétaux) par analogie, du phénomène du rêve qui sert de matrice chez les poètes, ou les jardiniers créateurs d’environnement, à leurs créations. C’est une remarque tout à fait juste. Comme les surréalistes qui réalisaient concrètement des objets aperçus en rêve, certains créateurs de jardins insolites ont d’abord eu des intuitions pendant leur sommeil. Gilles Ehrmann, dans son livre, présente le cas de Frédéric Séron, ancien boulanger habitant Le Pressoir-Prompt dans l’Essonne, qui réalisait des statues à partir de personnages rencontrés dans ses rêves. On peut également évoquer le cas de Frank Barret, cultivateur près de Sainte-Foy-la-Grande, en Gironde, qui lui aussi faisait des statues, d’un style peut-être plus barbare (plus « brut » donc ?), qui lui auraient été commandées par des Martiens rencontrés dans sa région. Ce qui ressemble fort
à ces autres sortes d’« excuses » que sont les « esprits » qui dictent aux médiums des dessins ou des écrits, que l’on se rapporte aux exemples d’Hélène Smith, d’Augustin Lesage ou de Victorien Sardou, créateurs médiumniques signalés par André Breton dans les années 30 puis incorporés ensuite dans la collection d’art brut de Jean Dubuffet. Il faut bien souvent des excuses, ou des alibis, pour justifier de ces étranges activités créatrices qui surgissent dans des milieux sociologiques peu enclins à trouver cela « normal »...
À bien y réfléchir, le détour par l’objet naturel présenté comme déclencheur de l’activité impulsive créatrice - voir le cas du
facteur Cheval et de la pierre à la forme bizarre installée sur la
terrasse de son Palais, ou celui
des rochers et des bois flottés
de l’abbé Fouré, sculpteur vers
1900 des récifs d’une falaise à Rothéneuf, en Ille-et-Vilaine -,
le détour par la poésie naturelle qui
fonctionne, de par sa fréquentation quotidienne, comme un exemple à imiter, peut s’envisager comme un autre alibi qui permet à l’homme du commun de se justifier auprès de ses semblables, généralement réprobateurs. L’humilité, élevée trop souvent au rang de vertu dans les milieux populaires gangrenés par l’influence du christianisme, sert opportunément les intérêts de tous ceux qui trouvent utile de freiner l’esprit de révolte toujours prêt à se rallumer dans les classes laborieuses. Les alibis mis au point par les médiums, ou les créateurs d’environnements spontanés, apparaissent ainsi comme autant de stratégies permettant de tourner les effets répressifs de l’humilité érigée en dogme au sein des masses populaires. Leur audace peut alors se donner libre cours.
« Je me suis dit puisque la nature veut faire la sculpture, moi je ferai la maçonnerie et l’architecture. » Ferdinand Cheval
Une révolte contre le néant
Raymond Isidore, que ses voisins et ses proches avaient judicieusement surnommé « Picassiette », parce qu’il rassemblait dans des fresques fort naïves des milliers de fragments de faïence ou d’assiettes récupérés dans les décharges (des années 30 aux années 60), est emblématique de la plupart des créateurs de sites inspirés populaires. On sait qu’il avait recouvert de mosaïque tous les murs extérieurs et intérieurs de son étroit et modeste lotissement de la banlieue de Chartres, établissant par là même comme un manifeste visuel de ses opinions, de ses croyances et de sa philosophie. La technique choisie elle-même était significative de son projet profond : redonner de l’unité et de l’harmonie dans une existence en morceaux. On peut, en fonction de sa culture personnelle, contester le bien-fondé ou la qualité de ses choix intellectuels, dire que tout cela ne va guère loin, que c’est de « la philosophie de bazar », etc., certes, chacun d’entre nous a le droit de penser ce qu’il veut, mais on ne peut rire, nous semble-t-il, de cette volonté d’homme du peuple, qui avait été rejeté au cimetière comme balayeur, qui était en quelque sorte un rien social, de vouloir sortir la tête de l’eau, pour crier son existence. Les propos que Gilles Ehrmann a publiés dans son livre nous le font savoir avec évidence :
« Je suis dans la mort puisqu’on m’a mis au service du cimetière, je suis comme quelqu’un qui est caché, qu’on a caché. Je dois sortir, me sauver de la mort pour rejoindre mon esprit. D’après moi, on ne meurt pas. Le corps se désagrège, mais l’esprit vit toujours [...]. On m’a mis balayeur dans un cimetière, comme quelqu’un qu’on rejette parmi les morts, alors que j’ai des capacités pour faire autre chose, ainsi que je l’ai prouvé. »
Un peu plus haut dans le même entretien, Isidore avait dit :
« L’esprit aussi veut choisir la demeure qu’il aime. L’esprit voyage, il se promène, il est libre, il est partout. Il ne veut pas d’une maison construite par un architecte, une habitation imposée de force, mais un lieu à son goût et à sa ressemblance. »
On voit ce que le propos a de subversif, mine de rien, si l’on songe à ce qui se passerait si, tous autant que nous sommes, nous nous décidions à nous passer des architectes et des urbanistes, et à nous réapproprier le monde selon nos désirs. Il n’est pas sûr que nous commettrions plus de bêtises que les spécialistes en la matière... C’est à cause de cette dimension utopique, concernant entre autres l’urbanisme, que nous avons cru bon de réaliser une étude comparative sur les phénomènes, historiquement parallèles, de l’art brut et de l’utopie situationniste. [5]Le facteur Cheval lui aussi a parsemé son monument à Hauterives dans la Drôme de diverses proclamations qui sont autant de manifestes qui servent à véhiculer au-delà de la mort physique, mais aussi de la mort sociale, les opinions personnelles de l’auteur.
« Fils de paysan, paysan je veux vivre et mourir pour prouver que dans ma catégorie il y a aussi des hommes de génie et d’énergie. »
« D’un songe, j’ai sorti la reine du monde. »
« Mon jardin, c’est le Rêve réalisé, le rêve de la vie où l’on vit en esprit dans l’éternité. »
La prolétarisation croissante du peuple au xixe siècle, formé jusque-là de paysans, d’ouvriers et d’artisans, propriétaires de leurs savoir-faire et de leurs tours de main, de traditions culturelles et techniques propres à leur milieu, transmises de maîtres à disciples, comme
dans le compagnonnage par exemple , [6]
a progressivement arraché les artisans populaires à tout ce qui leur permettait de s’exprimer personnellement. Le travailleur, de plus en plus conçu comme un simple rouage au sein des grandes manufactures industrielles, éprouva avec dureté l’abolition de son droit à la parole (le droit de mettre son grain de sel). De là proviennent ces réactions, certes inconscientes et confuses, que sont la vogue du spiritisme dans les milieux de mineurs ». [7]
dans le nord de la France (voir les cas d’Augustin Lesage, Victor Simon, Fleury-Joseph Crépin entre autres, recensés dans les collections d’art brut), ou l’art naïf (de nombreux peintres furent des artisans ou des ruraux transplantés et déracinés dans les villes et les régions industrielles), ou encore le cas des « habitants-paysagistes [8]
On pourrait également invoquer le goût vivace dans la population, en général, pour tout ce qui relève du bricolage et du « tout faire par soi-même ». Bricolage souvent tourné en dérision par ceux-
là mêmes qui font partie des classes sociales qui contribuent à la dépersonnalisation du travail qui transforme
l’ouvrier, dont les ancêtres étaient des artisans, en marionnette automatisée à l’exemple du personnage joué par Charlie Chaplin dans les Temps modernes.
Pour la bourgeoisie,
« considérer des artisans comme des artistes [ils préfèrent réserver ce rôle à ceux qui sont issus de leur rang et qui, ayant fait les Beaux-Arts ou non, peuvent les chanter], c’était les reconnaître des leurs et aller à l’encontre de l’efficacité technique par la division du travail exigeant que l’art soit exclu de la vie quotidienne de l’ouvrier ». [9]Arrivés à un moment de la vie, la retraite (y en aura-t-il encore à l’avenir, si l’on s’en rapporte aux projets récents de l’affreux Raffarin ?), lorsque le travailleur se retrouve brutalement sans travail, retranché de la société et du peu de lien social qui malgré tout subsistait encore, les plus rebelles d’entre eux (les « inspirés » sont tous de fortes têtes au riche contenu humain) en profitent pour remettre totalement en question le cadre de leurs anciens emplois. Plus de division du travail, plus de chefs, ils sont leurs propres maîtres. Ils vont édifier quelque chose qui sera comme le testament de leur présence au monde, au terme d’une vie de privations et d’aliénation. L’heure de la retraite sonne et c’est aussi l’heure de la revanche sur un destin qui n’a pas été satisfaisant (lorsque l’on a conservé cela dit, il ne faudrait pas l’oublier, la santé). Marcel Landreau, à Mantes-la-Jolie (site disparu aujourd’hui), édifia le long de la rue dans son jardin des dizaines de personnages illustrant diverses saynètes et fabriqués à partir de silex assemblés à l’Araldite, telles des sculptures arcimboldesques (du nom de ce peintre de la Renaissance qui réalisait des portraits allégoriques par assemblage de fruits ou de légumes peints). Ses bonshommes rappelaient, dans une version nettement plus sauvage et grotesque, des pièces montées à base de choux à la crème. L’auteur expliquait qu’il avait gardé une certaine frustration de n’avoir pu continuer son premier métier de pâtissier-boulanger qu’il avait dû abandonner pour des raisons économiques afin de devenir cheminot (c’est du reste sur les ballasts qu’il commença à prendre sa revanche puisqu’il y récoltait ses silex).
Un autre créateur d’environnement insolite, Charles Billy, avait autour de sa villa tout ce qu’il y a de plus banal installé une kyrielle de monuments et autres édifices miniaturisés qu’il avait copiés après les avoir découverts au cours de voyages organisés qu’il avait accomplis avec sa femme (activité classique chez certains retraités qui cherchent ainsi à rattraper le temps perdu en arpentant l’espace resté inconnu). à l’entendre, il tentait de faire revivre, dans ses collages architecturaux de monuments aux styles variés, l’« artisan du Moyen âge ». Il avait travaillé dans sa jeunesse chez les frères Lumière à Villeurbanne et se plaisait à rappeler que ces derniers insistaient auprès de leurs ouvriers pour que ces derniers ne se précipitent pas dans leur travail. Billy suggérait par là qu’on travaillait encore à cette époque selon des normes héritées d’un temps préindustriel, étranger aux cadences infernales.
Caractéristiques d’une culture populaire ?
Charles Billy, comme beaucoup d’autres créateurs, utilise avec prédilection les pierres qu’il trouve dans sa région. Dans son cas, ce sont les pierres dorées du Beaujolais. Pour d’autres, ayant une autre formation, ce seront les détritus, les rebuts des décharges, comme dans le cas du chiffonnier Bodan Litnanski à Viry-Noureuil dans l’Aisne. Les plus artistes des récupérateurs choisiront les bouts d’assiettes, comme Picassiette. Le ciment étant d’un usage courant à la campagne et en banlieue, désormais, ce sera la technique employée par de nombreux créateurs de statues alignées parmi les fleurs et entre les haies. L’osmose avec l’environnement immédiat est en tout cas la règle. Comme elle l’a été de tout temps dans les milieux ruraux des siècles précédents. L’architecture rurale se faisait avec les matériaux que l’on trouvait sur place. Le bois, la pierre, la terre, la paille, etc. On faisait avec ce que l’on avait. Le manque de moyens économiques conditionne régulièrement l’habitat populaire. D’où sans doute le goût chez les bâtisseurs d’un certain esprit de débrouillardise (le système D...) et d’ingéniosité. La ruse qui permet d’atteindre en même temps à une forme d’exploit est très prisée des créateurs de bord des routes (Billy racontait avec complaisance les exploits de sa jeunesse, battre le record de descente du Rhône à la nage en escaladant ses ponts, puis en plongeant de ces mêmes ponts). Une de leurs devises pourrait être : faire un palais avec trois fois rien, un tout peut sortir d’un rien...
Il ne faut, partant de là, rien jeter. Tout peut resservir un jour, vieilles casseroles pour l’armature des chapeaux de ciment, soutiens-gorge hors d’âge que l’on passe aux poitrines des belles en béton (exemple de Martial Besse à Bournel dans le Lot-et-Garonne)...
Tout se passe comme si ces bâtisseurs spontanés étaient dépourvus de tout, les matériaux trop chers qu’ils ne peuvent se payer certes, mais aussi les techniques qu’ils ne possèdent pas nécessairement, quoique là aussi, on fasse souvent avec, la technique employée est de préférence celle que l’on pratiquait communément dans la vie active, d’où ces techniques, ciment, peinture au ripolin, que l’on retrouve appliquées dans un domaine, la création artistique (c’en est en définitive tout de même une), qui usuellement ne fait pas appel à de tels moyens. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que les créateurs d’environnements, conscients de cette anomalie, ne se revendiquent pas comme artistes mais plutôt comme les pratiquants d’un violon d’Ingres. [10]Ils manquent de techniques, mais
ils les acquièrent aussi bien, en réinventant certaines phases au passage. Et ils sont dépourvus également des sources d’inspiration, dirait-on. Car il ne faut
pas se dissimuler que dans cet art populaire hyper individualisé, imprégné
de ce que Tristan Tzara a appelé une « infra-culture » (non loin de ce que éluard appelait pour sa part la « poésie involontaire »), les créateurs manquent parfois cruellement d’idées, s’ils ne manquent pas du désir de créer, en revanche. Bon Dieu de Bon Dieu, qu’est-ce que j’ai envie de créer un petit jardin de rêve... pourrait-on faire dire à nos « inspirés », en paraphrasant un poème de Raymond Queneau. Procédant avec le problème des sources d’inspiration de la même manière qu’avec la carence de technique ou celle des matériaux, nos créateurs sans qualité vont puiser au petit bonheur la chance dans la grande décharge de la culture de masse, que ce soit dans les spectacles télévisuels, la publicité, les gadgets, les bandes dessinées, les dictionnaires, la presse à sensation, les romans-photos, les cartes postales, les dépliants touristiques, les étiquettes d’emballage, les affiches de cinéma, les couvertures de disques, les décorations des billards électriques... Tout peut servir là aussi, du dérisoire à l’idiot, tout peut
se voir sauvé de sa misère par le génie particulier du recyclage inspiré. Toutes sortes de débris culturels et historiques se retrouvent ainsi pullulant en plein soleil de la Charente-Maritime par exemple, dans le jardin d’Albert Gabriel à Bercloux, que ce soit les effigies de Landru, de Georges Marchais (avec des oreilles pointues de diable), de Rocard, Mitterrand, de Gaulle, Giscard, Reagan, Bismarck, ou celles de Brassens, de Blanche Neige, du Christ, de Charlie Chaplin, de Napoléon, etc. Le mosaïste d’origine portugaise Da Costa, à Dives-sur-Mer dans le Calvados, auteur d’une décoration en mosaïque de son lotissement (comme Picassiette, mais avec des accessoires tout faits, comme une effigie de chienne en céramique, provenant peut-être d’un de ces garden-centers où l’on achète entre autres les nains de jardin, et qui servait à Da Costa à évoquer le souvenir de la chienne Laïka, premier être vivant à avoir été expédié dans l’espace... mais sans espoir de retour), Da Costa, donc, s’inspira probablement des fameux azulejos, ces décorations traditionnelles de faïence bleue fréquentes au Portugal. Raymond Guitet, dans son minuscule lopin de terre à Sauveterre-de-Guyenne, préférait choisir des saynètes dont le sujet était lui aussi tout fait, empruntant par exemple aux dictons ou aux maximes populaires, du genre « Crédit est mort, les mauvais payeurs l’ont tué ». Ce genre de clichés ou de lieux communs se retrouve ailleurs, chez Fernand Châtelain à Fyé dans la Sarthe, qui agrémentait sa clôture de diverses sentences comme « économisez l’essence, ne roulez que dans les descentes », ou « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ».
Les ethnologues ont souvent fait valoir qu’il ne pouvait y avoir d’art populaire distinct des autres formes d’art plus savant, tant les œuvres d’artisans ruraux empruntaient précisément, dans leurs styles comme dans leurs contenus, aux arts sophistiqués des villes. Mais c’est à nos yeux justement là où l’art populaire dévoile une autre de ses caractéristiques, une manière incroyablement irrespectueuse de se comporter dans l’emprunt aux autres formes d’art. Si irrespectueuse que cela confine à la remise en question du droit de propriété intellectuelle en maintes situations. La musique tzigane se comporte de manière assez analogue en s’incorporant les styles musicaux des pays traversés et un moment fréquentés (les orchestres de Roms des Balkans jouant leurs vertigineuses mélopées aux accents slaves, les Gitans et leurs rumbas ou leurs flamencos, les Manouches et le jazz swing, etc.). L’artisan populaire fait feu de tout bois, il copie à tout va. Il copie, il détourne. Le peintre sur verre décalque le dessin d’origine de son ex-voto sur une image gravée sur bois qu’il a vue dans
un almanach, cette dernière ayant été elle-même auparavant probablement « pompée » sur une autre représentation religieuse nettement plus codifiée. Une certaine maladresse, dira-t-on avec un ton condescendant, se lirait au passage durant cet acte de copiste. Est-ce de la maladresse, ou plutôt un acte manqué
où se trahit justement tout ce qui fait l’originalité de l’art populaire, cette trace d’innocence primordiale, cette ingénuité du trait, cette stylisation venue du fond des âges ?
Il n’y a pas tant de respect de la propriété artistique (et de la propriété tout court, que l’on songe aux voleurs de cerises qu’a bien dû défendre à l’occasion un Gaston Coûté) de la part du créateur populaire. La pensée et l’art sont esprits errants et sans patrie. Et puis la vie est bientôt suivie de la mort, la condition des miséreux le leur rappelle sans cesse. Mieux vaut en rire qu’en pleurer. Une autre caractéristique présente dans l’art populaire, et aussi chez les créateurs d’environnements bruts, est leur goût de la plaisanterie, de la dérision et de la farce. Le cortège de trognes en silex de Landreau en est déjà à lui seul une preuve. Mais il faut aussi évoquer Pierre Avezard, dit « Petit-Pierre », qui dans son manège d’automates en tôle et fils de
fer (aussi frêles que son existence à lui était fragile, la nature l’ayant en outre profondément disgracié) faisait pisser ses vaches de fer blanc au nez des visiteurs. Camille Vidal faisait parler ses personnages en ciment grâce à des textes imprimés directement sur les bustes des statues et destinés à faire rire le public. Les rocailleurs du xixe siècle, ces cimentiers souvent d’origine italienne, héritiers des artisans qui pendant la Renaissance avaient construit les grottes artificielles
et les monstres grotesques de Bomarzo ou du jardin de Boboli à Florence, les rocailleurs eux-mêmes - ceux qui les
ont étudiés [11]
voient justement en eux
des « cousins » de nos habitants-paysagistes inspirés - dans leur spécialité se faisaient les champions du faux, du truqué, de la simulation, de la mystification, de la supercherie. Fausse nature, trompe-l’œil en tout genre, de la fausse fenêtre au canotier en ciment apparemment « oublié » sur une barrière, tout leur était bon pour dérouter la perception rationnelle de l’environnement, et pour divertir (de façon parfaitement analogue aux boniments de l’art forain et ses innocents canulars).
Le pauvre ne peut pas grand-chose face au riche, chaque jour de mieux en mieux armé pour le dissuader de se révolter. Il lui reste cependant la ressource du rire, du grand rire narquois
qui dissout le prestige de l’autorité. C’est pourquoi l’inspiré du bord des routes ne se soucie pas tant que cela du message qu’il délivre, de la richesse hypothétique d’un contenu qu’il se représente peut-être au bout du compte dérisoire. Il veut avant tout faire rêver, faire rire, et que
le pesant sérieux des possédants se dégonfle comme une baudruche crevée. Il ne vise même pas à ce que ses magnifiques châteaux de sable (d’un sable patiemment récolté auprès des marchands du même nom que toute sa vie on lui envoya pour qu’il continue de dormir) puissent durer au-delà de sa propre existence. La postérité n’est pas pour lui. L’immortalité de l’âme n’est pas son affaire (hormis Cheval, Picassiette ?). Le créateur populaire habite généralement dans le temps et non dans l’éternité. Il dresse ses musées Grévin en plein air pour nous démontrer que tous les grands de ce monde - ceux qui se prennent pour tels et que l’on veut bien admirer - ne sont que cire. Qui fondra inéluctablement au soleil du temps, à son heure.
Il n’est cependant pas interdit d’essayer de dresser l’inventaire des sites où ces imaginatifs créateurs de décors excentriques se sont exprimés, histoire que tout ne soit pas complètement perdu de leur exemple, une fois leur temps écoulé.
Bruno Montpied
juillet 2003