On vit une époque formidable, c’est-à-dire une époque « à craindre et à redouter », celle du grand bond en arrière, de la vague néolibérale aux relents de XIXe siècle, celle de la loi du plus fort, de la compétition à mort et de l’individualisme de la pire espèce.
Les patrons en libre rivalité mettent les salariés en concurrence obligée, l’État casse les usages de solidarité ouvrière au gourdin policier, et l’anesthésie télévisuelle déstructure les liens humains. L’idéologie dominante atomise femmes et hommes dans les usines, les ateliers et les bureaux. Dans la rue, c’est la méfiance sous l’œil des caméras de surveillance.
Aujourd’hui, l’entraide devient un délit : accueillir un sans-papiers est passible de prison, et la gauche institutionnelle contaminée a oublié d’inclure le socialisme dans son programme.
Dites à haute voix que l’homme est naturellement égoïste, on vous prendra au pire pour un économiste ; dites que l’homme tend naturellement à l’entraide, on vous prendra pour un naïf.
Ce sombre tableau ne serait-il qu’un trompe-l’œil ? Car l’entraide est toujours là, partout, mais occultée. L’utopie mortifère des dominants n’est pas encore parvenue à détruire la spontanéité naturelle des relations solidaires qui rejaillissent sans fin, en tous lieux, en tous temps. En période de crise, c’est-à-dire de nécessité, les initiatives de solidarité se multiplient : on résiste, on survit quand même, et dans la joie. On redécouvre le troc, le don, la réciprocité, les coups de main, les groupements d’achat, les logiciels libres, les jeux coopératifs, l’économie solidaire, etc., c’est-à-dire l’entraide, celle qui fait si peur au pouvoir parce qu’elle est imprévisible, invisible, omniprésente et puissante.
Cette crise, c’est l’occasion de rouvrir le vieux dossier anarchiste de l’entraide, ou plutôt de L’Entr’aide, comme l’explique Marianne Enckell dans le premier article. Pour les anars, la référence, c’est le titre du livre de Pierre Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution (1902). Mais que retenir aujourd’hui de ce livre ? Est-il toujours d’actualité ?
Jean-Christophe Angaut nous met en garde contre son côté naturaliste, tout en rappelant que ce livre reste encore incontournable. L’animalité, ce n’est pas la loi du plus fort, c’est aussi l’entraide qui navigue naturellement entre nature et politique.
Mais est-il légitime de fonder une éthique sur la nature, comme le fait Kropotkine ? Annick Stevens confronte les arguments issus de la tradition philosophique, suivant lesquels on peut soutenir soit une conception fonctionnaliste ou utilitariste de la morale, soit une éthique fondée sur la liberté.
Pourquoi choisir l’entraide − mais qu’est-ce que l’entraide ? − plutôt que l’agression ? En tentant de répondre à ces questions, nous avons ouvert une boîte de Pandore : le problème de la nature humaine et du rapport nature/culture ; Alain Thévenet, en commentant le dernier livre de l’anthropologue Marshall Sahlins, montre que la conception d’une nature humaine « méchante » − que la culture a pour fonction de corriger ou de contrôler − est loin d’être universelle. D’autres conceptions, numériquement plus nombreuses, sont fondées au contraire sur une vision qui valorise l’harmonie et la coopération.
Dès lors, l’entraide pourrait-elle être innée ? Y a-t-il des gènes de l’entraide ? Jacques van Helden met en évidence les dérives de certains scientifiques qui prétendent expliquer, voire guider, nos choix moraux sur base de modèles biologiques controversés, en s’appuyant sur une vision pan-sélectionniste de l’évolution (dans le cas de la sociobiologie) ou sur un réductionnisme excessif (en génétique du comportement).
Pablo Servigne retrace les découvertes scientifiques faites sur l’entraide au cours du siècle. Revisitant ainsi Kropotkine, il montre que les secrets de l’entraide sont loin d’être percés et que les approches scientifiques sont souvent contradictoires. Dans la même lignée, et sur les traces du philosophe Peter Singer, Pierre Jouventin, un brin provocateur, plaide pour que la gauche accepte enfin d’intégrer la nature biologique de l’homme dans son programme. Une idée pas forcément consensuelle.
Après tout, et en dépit des querelles scientifiques, ce qui nous importe, nous anarchistes, c’est notre propre appréciation de l’entraide. D’ailleurs, pour André Bernard, l’entraide chez les anarchistes, ce n’est ni un caprice ni une mode, c’est une sorte d’« obligation » ! Ce qui ne rime pas forcément avec contrainte.
Pour Sylvie Knœrr, être solidaire et anarchiste individualiste n’est pas une contradiction. Loin de là. À mille lieues de l’altruisme chrétien et hypocrite, l’entraide libertaire permet et respecte les démarches individuelles.
Entre fraternité et contre-pouvoir, l’entraide renforce le collectif et épanouit l’individu. C’est le terreau de l’auto-organisation. Dans un entretien, Laurence Baudelet et Irène Pereira discutent de l’expérience des jardins partagés et en quoi ils peuvent être perçus comme des îlots libertaires. L’entraide peut devenir le socle de la lutte sociale dans un rapport de force avec les dominants où elle servira de moyen et de but. C’est ainsi que, à travers l’exemple des mutuelles de fraudeurs dans les transports en commun, Martial Lepic analyse la place que peut prendre l’entraide dans ce genre de combat.
Un dossier annexe nous permet de revenir sur le contre-sommet de l’Otan qui provoqua l’état de siège à Strasbourg au début de cette année. Quatre participants apportent leur témoignage et, soit de manière purement descriptive, soit en posant explicitement les questions, appellent à une réflexion approfondie sur la récurrence des explosions de violence lors des manifestations : certaines attitudes de groupes violents ne doivent-elles pas être exclues par une meilleure préparation de l’événement ? Ne devrions-nous pas trouver d’autres types de protestation, plus efficaces et moins négatifs dans leurs effets ?
En transversales, Alexandre Neumann défend l’idée que les mouvements trotskistes n’ont en rien changé leur fonctionnement vertical et autoritaire, malgré leur prétention à l’ouverture et à la démocratie interne.
Quant à Bernard Hennequin, à l’occasion de la biennale de Venise, il s’interroge sur la compatibilité entre le caractère subversif d’une œuvre d’art et les subventions publiques qui la promeuvent.