Nicole Loraux : la Cité divisée, Payot, 1997, Paris, 292 p., 235 F
" La mémoire est essentiellement conservatrice, le souvenir est destructeur ", c’est une phrase de Théodore Reik 1 que je voudrais lier à une autre, cette fois de Bakounine : " Le plaisir de la destruction est un plaisir créateur. "2
La mémoire, l’oubli, le refoulement, le souvenir sont des mots ou des concepts que nous utilisons fréquemment, mais que nous ne pensons pas habituellement comme des catégories du politique. Néanmoins, en France, depuis plus de cinquante ans d’oublieuse mémoire, le retour du refoulé, à distance convenable, nous rappelle le devoir de mémoire devant le génocide du peuple juif ou de la collaboration de Vichy. Mais en Espagne on a encore le devoir d’oublier la dictature fran quiste et d’enfouir volontairement la mémoire de la guerre civile (et par conséquence de la révolution) au nom de la paix intérieure et des vertus de la tolérance. Au Chili et en Argentine, c’est une loi d’amnistie qui interdit la réparation des crimes commis par les gouvernements militaires. Parce que la mémoire doit être sans rancune, décrétons alors l’amnésie obliga toire de la douleur subie.
" Des combats du présent, il faut instaurer l’oubli ", chante le chœur d’An tigone, mais la tragédie nous montre bien que la division et la haine se vivent sans fin au présent. Si la division et le conflit sont les lieux du politique, la politique serait l’art de les censurer et de les faire oublier ?
L’oubli fondateur. " Com me si la mémoire de la cité se fondait sur l’oubli du politique comme tel. C’est sur cette hypothèse - nous dit Nicole Loraux - que l’on arrêtera l’énumération des voies qui mènent à l’oubli mémorable de 403. "3
La Cité divisée prend comme point de départ ce que pourrait être la première amnistie de l’his toire occidentale : en 404 avant notre ère, la guerre civile s’installe à Athènes, avec les proscriptions et la violence oligarchique des Trente tyrans. En 403, la démocratie est restaurée dans la polis, et les résistants démocrates victorieux s’imposent à eux-mêmes et à leurs concitoyens, adversaires d’hier, le serment solennel de ne pas rappeler les maux, devenus du passé, de ne pas par ler de la stásis (la guerre civile 4), d’oublier la division de la cité.
Assurément la polis grec que n’est pas à analyser ou à comprendre à travers nos passions et nos valeurs et, pour ceux qui sont des historiens hellénistes, il paraît illégitime de poser à ce lointain passé d’autres questions que celles qu’ils, les Grecs, se posaient eux-mêmes. Cependant, dans son " Eloge de l’anachronisme en histoire ", Nicole Lo raux, pour compenser la vision exclusivement relativiste de l’histoire, cite Marc Bloch qui cite Machiavel : " Il y a dans le temps "au moins quelque chose d’immuable, c’est l’homme". Nous avons appris que l’homme aussi a changé ", dans son esprit, dans sa culture, mais il continue imperturbable, je pense, à instituer le monde. Au moins pour cela il reste inchangé. Et Loraux ajoute : " Je réfléchirai sur la méthode qui consiste à aller vers le passé avec des questions du présent pour revenir vers le présent, lesté de ce que l’on a compris du passé. "5
L’enquête très minutieuse et très poussée de Loraux sur la pensée et les mots grecs qui exprimaient la division de la polis et l’exigence politique de la nier nous aident à penser la constitution même du politique, et l’étroite relation qui s’établit entre la négation du conflit (neîkos) et l’affirmation du pouvoir (krátos).
Mais un pouvoir qui pour la démocratie doit rester caché. La famille soudée, unie, est une métaphore de la polis, et la guerre intestine un fléau. Pour avoir la paix intérieure il faut expulser le mal, c’est-à-dire la division, le conflit, et le placer aux frontières de la polis. La figure idéale de la polis serait : " guerrière au-delà de ses portes, caractérisée en son sein par la paix civile "6, par l’isonomía (l’égalité politique) et le consensus.
La polis, pensée comme égalitaire, retrouve dans le méson, le centre, le lieu à la fois symbolique et réel où s’opère le partage : partage du pouvoir dans la rotation des charges - et il n’est pas sûr qu’un pouvoir que tous partagent en soit encore un -, partage du logos dans le débat, contradictoire mais non conflictuel, où la loi de la majo rité veut que l’avis retenu à l’issue d’un vote passe par l’avis de tous. " Enraciné dans le méson, le politique est conçu comme ayant - pour ainsi dire une fois pour toutes - dépassé les conflits. "7
Cependant il reste, dans la tradition grecque qui voit dans la stásis une maladie de la polis, le sentiment perturbateur, réticent et fragmenté, que la division et la lutte d’une fraction contre une autre naît du dedans de la cité. En voulant " dénier au conflit toute conaturalité avec le politique ", le discours grec qui jette l’anathème sur la stásis fait penser aux propos de Freud qui voit dans le jugement de condamnation un subs titut intellectuel du refoulement.8
Dans le désir d’indivision, dans le fantasme de l’Un, la cité trouve son para digme classique. La cité réclame une priorité sur le citoyen. Les textes officiels proclament : la cité a décidé, la cité a fait. Ainsi, les récits de stásis au lieu d’évoquer la lutte des citoyens " les uns contre les autres ", disent qu’ils combattent " contre eux-mêmes ". Se construit alors un sujet-cité : " dépendant de la polis à laquelle ils appartiennent totalement, les citoyens n’ont en aucun cas assez d’autonomie pour établir entre eux des relations de réciprocité ".9
Du côté de la langue, Loraux cite une intéressante étude de Benveniste intitulée : Deux modèles linguistiques de la cité. En latin, civitas, qui donne corps à la notion de " cité ", est un dérivé abstrait du terme de base civis qui ne peut être défini que par rapport à un autre civis. La totalité additive constituée par les cives (traduit par " citoyens ") forme la cité (civitas) qui réalise ainsi une vaste mutualité.
" Tout à l’opposé, dans le modèle grec, la donnée première est une entité, la polis. Celle-ci, corps abstrait, État, source et centre de l’autorité, existe par elle-même. [...] À partir de cette notion de polis se détermine le statut de politès : est politès celui qui est membre de la polis, qui y participe de droit, qui reçoit d’elle charges et privilèges. "10
Dès lors, dans l’unité de la cité, la stásis est vue comme division, et plutôt comme diástasis qui pourrait représenter le deux de la division. Soit donc l’hypothèse que formule Loraux : " La guerre civile est stásis en ce que l’affrontement à égalité des deux moitiés de la cité dresse dans le méson le conflit comme une stèle. " Stásis désigne aussi l’acte d’ériger une statue, elle est fixe et en mouvement. Sédition qui divise en deux la cité, " façon grecque d’exprimer en même temps la fixité du même et l’explosion du deux : que les deux partis soient ou non désignés comme " riches " et " pauvres " (ou comme " grand nombre " et " petit nombre ", etc.) - pour le moins différents, donc -, toute la formulation de la stásis travaillera à les égaliser par principe, jusqu’à les rendre interchangeables dans leur être et leur dire ".11
Le processus du vote dans l’assemblée et la décision qu’il appelle conduisent à penser une partie de la cité victorieuse sur une autre partie, mais la pensée grecque du politique répugnait à reconnaître la légiti mité de la loi de la majorité vue comme victoire (nikê) ou supériorité (krátos). " C’est la victoire qui dérange, dans une assemblée tout comme dans une guerre civile ", et les Grecs " rêvent d’assemblées unanimes prenant d’une seule voix la décision commune "12. Au niveau du politique le consensus a, très tôt peut-être, recouvert le conflit.
Le conflit refoulé, qui divise en deux le champ politique, il faudra le chercher, je le pense - je le pense aujourd’hui -, du côté du pouvoir, du krátos, de la division originaire et formelle entre dominants et dominés.
Les démocrates victorieux à la fin du Ve siècle évitent le mot demokratía qui à leurs yeux signifie qu’il y a eu division de la cité en deux parties et que le peuple a le krátos. Hier pourchassés, rentrés à Athènes en 403 avant notre ère, les démocrates " proclament la réconci liation générale en recourant à un décret et à une prestation de serment. Le décret proclame l’interdiction : me mnesikakeîn, " il est interdit de rappeler les malheurs ". Et le serment engage tous les Athéniens, démocrates, oligarques conséquents et gens " tranquilles " restés dans la ville pendant la dictature ".13
Parmi les démocrates de retour, il y en eut un pour se souvenir des malheurs condamnés à l’oubli ; alors le modéré Arkhinos le fit condamner à mort sans jugement.
Les politiciens modérés procédèrent ainsi, nous dit Nicole Loraux, à une remarquable opération de détournement de la vic toire du dêmos qu’ils ne cessaient de rappeler solennellement : on inaugura un culte de Demo kratia et on instaura une fête de la liberté. " On n’aurait sans cesse rap pelé leur victoire aux démocrates que pour mieux leur suggérer qu’ils se devaient de faire oublier qu’ils l’avaient emportée en oubliant, eux, l’étendue du tort qu’ils avaient subi. [...] Oubli de la victoire contre oubli du ressentiment, donc : en apparence, oubli pour oubli. Mais qui ne voit qu’il était en fait demandé au même camp d’assumer les conséquences de ce double oubli ? "14
L’interdit de mémoire, l’oubli essentiel du politique serait - c’est moi qui tire les conséquences - non pas que le peuple a le krátos, mais que le pouvoir est toujours dans les mains de l’oligarchie.
L’oubli des maux (lethe kakôn) sert à préserver la politique du pouvoir. Se souvenir des aspects refou lés du politique peut servir à détruire quelques bastions de la domination représentés par les mots avec lesquels nous exprimons le politique et qui font partie de la mémoire du régime, de la politeía.
Eduardo Colombo