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Armand Robin, anarchiste de la grâce


Roger Dadoun

Article mis en ligne le 20 juin 2005

Par « poiêsis » ou simplement par « poiétique », on peut, sachant qu’on a affaire à une définition fluctuante, entendre avant tout un travail effectué sur la langue (ou toute matière d’expression) et qui en appelle à la créativité, au désir d’invention et aux capacités créatrices des personnes. La poésie est censée y prétendre plus que tout autre genre - mais, presque toujours, l’inventivité ne dépasse guère un jeu de rimes ou de sons, le saucissonnage de la phrase voire du mot (il suffit d’aller à la ligne, d’un trait d’union-désunion, tiens !), la maltraitance de la syntaxe (il suffit de supprimer article ou verbe, ou de laisser un mot farder seul la fadeur blême de la page, oui !), etc. « Poiétique » désignant un « faire » à finalité créatrice, il aurait été assurément indiqué de se livrer à une analyse des pratiques artistiques dans leur mouvement vers une expression, achevée ou non. C’est le projet que nous avions en vue en organisant, dans le cadre du congrès des Sciences de l’homme de Montpellier (4-7 juin 2003), avec la participation de Didier Giraud et de A. Strid, une table ronde sur le thème : « Violence créatrice : art, anarchie et psychanalyse » - l’objectif étant de suggérer que ces trois lignes de force de la condition humaine pouvaient, tout en suivant leur voie propre, s’exercer solidairement et converger vers un horizon où leur violence intrinsèque (l’art comme violence exercée face au réel, l’anarchie comme violence exercée face au pouvoir, la psychanalyse comme violence exercée face à la conscience et au moi) serait susceptible de se transformer en pouvoir de création et se poser en
ressource possible pour une humaine humanité. Mais un tel projet exigeait des développements si ardus et si aléatoires qu’il nous a paru plus judicieux de faire porter notre analyse sur un auteur anarchiste toujours aussi méconnu - Armand Robin (1912-1961), poète, penseur, traducteur, dont le rapport pleinement « poiétique » avec la et les langues, ainsi que les réflexions sur la Fausse Parole offrent de neufs et solides repères pour une approche originale de la créativité actuelle.

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Pour accéder à l’œuvre et à la pensée d’Armand Robin, deux voies, parmi d’autres, que nous espérons aussi simples et efficaces que possible, s’offrent à nous. Elles présentent, à première vue, un
saisissant contraste, mais on verra vite qu’elles se croisent et se recoupent, se percutent avec une vigueur et une originalité inattendues. Une première voie pourrait être qualifiée de voie plurielle, elle nous engage sur le registre du trop- plein, du multiple, de la surabondance : un monde de voix innombrables. À cette voie plurielle, qu’on pourrait qualifier de voie du trop, s’opposerait la voie du peu, du pauvre, du retrait, du vide, qui se manifesterait par l’usage systématique de la négation : « non », « ne... pas », ou de la préposition « sans », s.a.n.s., qui, selon le dictionnaire, « exprime l’absence, le manque, la privation ou l’exclusion », un « sans », s.a.n.s., que Robin relance sans cesse dans ses œuvres et fait donner à fond dans certains titres clés : Ma vie
sans moi, Poésie sans passeport, l’Homme sans nouvelle, Hommes sans destin, Sans passé,
etc. Pour avoir une première idée de la portée de ce « sans » si circulatoire chez Robin, on pourrait le rapprocher non sans pertinence du « sans » que l’écrivain autrichien Robert Musil met au cœur de sa grande œuvre, au titre très robinien, l’Homme sans qualités - ou alors, plus modestement et plus humblement, le ramener au « sans » banal et populaire qui résonne si bien dans une expression comme : « sans tambour ni trompette ».

Cette dernière formule, outre qu’elle se veut, opportunément, très peu martiale, présente un plus large intérêt :
elle nous rappelle, si nous la prenons au vol et la subtilisons, qu’Armand Robin revendiquait avec une insistance quasi obsessionnelle son appartenance au « peuple », où il voyait ses « racines » et ressources premières - entendons bien « racines » laborieuses et langagières, et non territoriales ou autres. C’est pourquoi, pour compenser cette perte du « sans », il nous paraît légitime de faire donner pour lui, à notre manière, d’entrée de jeu, les trompettes de la renommée et de battre tambour - battre tambour ou sonner biniou, sachant qu’on n’a rien à attendre des installés critiques et littérateurs médiatico-laudateurs qui se soucient comme d’une guigne de nommer ou de re-nommer l’encombrant, dérangeant, dérogeant, dérobant Robin, sauf à lui plaquer, par distraction ou commérage, quelques vilains couacs, du genre : raté, agité, retraité, égaré, parano, schizo, collabo, trado - anarcho !

1. La voie plurielle

Plantant là cette disgracieuse caricature, nous irons donc à la rencontre de Robin en empruntant d’abord la voie plurielle, la voie du trop. D’une part, elle est la voie la plus visible et la plus sûre, celle qui s’affirme avec le plus de force et qui lui a permis, ce n’est pas négligeable, d’assurer son existence, à lui qui affirmait :

« Ce que nous sentons, ce que nous pensons, ce que nous construisons, tout cela n’est que vanité et néant ; nous avons beau proposer, seule en dernier ressort notre existence matérielle dispose. »

Ensuite et surtout, parce qu’elle constitue une voie unique en son genre, une voie dont on ne connaît guère d’équivalent - et qui, comme telle, appelle sur elle les trompettes de la renommée, pour que s’écroulent les Jéricho du mépris, de l’ignorance, de la malveillance, de la méconnaissance.

Voie royale, donc, d’accès à Armand Robin, voie triomphale pour Armand Robin ? Lui-même, dans une lettre à Jean Guéhenno d’août 1935, utilise l’expression : « J’ai triomphé ». On pourrait penser, avec ça, que, dans cette voie du trop, nous en faisons nous-même un peu trop, que c’est aller un peu fort que de placer
si haut un écrivain que l’on refoule
généralement aux marges ou que l’on embarque, manu militari, dans la nef des maudits (ce que fit, réellement, la police en le tranférant une nuit, après interpellation, à l’infirmerie spéciale du dépôt de la préfecture de police à l’Hôtel-Dieu, où il devait trouver la mort, le 29 mars 1961). On voit bien qu’un Robin triomphal - non pas triomphant - est de nature à effaroucher une gent critique et médiatique plus prompte à cirer les escarpins ou santiags des « gagnants » et « battants » et « nudants » du jour (la mode médiatique étant au nu), qu’à s’inquiéter et à s’interroger sur les impacts et les ressources d’une œuvre et d’une pensée capables de nous faire sentir et comprendre, aussi peu que ce soit, ce que c’est que vivre, et mourir en même temps, bien sûr - Robin parlant aussi, lui, de « survie » et d’« outre-vie ».

Qui est donc ce Robin, braconnier du bois des langues ? La réponse, nous irons la rafler, par esprit de perversité, à l’un des procédés rhétoriques les plus courants du jargon journalistique, à savoir le superlatif, c’est-à-dire cette manière - béate, bêtifiante, béatifiante - de toujours dire et redire et prédire qui est « le plus grand », « la plus belle », « le plus fort », et de crachoter en veux-tu en voilà de l’« absolument extraordinaire » et de l’« absolument formidable ». Cela donnerait à peu près ceci : Armand Robin est sans doute le plus grand traducteur qui se soit manifesté dans l’histoire de la culture, des origines à nos jours. Et comme le terme de traducteur est, en ce qui le concerne, par trop restrictif et peu approprié, on dira, avec plus de justesse, que Robin est le plus étonnant transformateur de textes qu’à notre connaissance on puisse citer, quelque chose comme, référence emblématique incontournable de notre culture, un Rimbaud-Mozart des langues (ceux qui auraient entendu « Rambo » peuvent aussi bien utiliser ce musculeux repère).

Robin anti-Tour de Babel

Ainsi dressée d’entrée de jeu la haute stature du personnage, il convient, pour soutenir la triomphale musique des langues orchestrée par Robin, de fournir preuves et illustrations. Dans sa présentation du livre Expertise de la fausse parole (Ubacs), Dominique Radufe indique, à propos des écoutes radiophoniques dont Armand Robin faisait métier et plus que métier :
« Au total, on dénombre des écoutes en quarante langues (dont des écoutes plus ou moins régulières en dix-huit langues). » (p. 8)

Robin, commentant lui-même sa chronique à la fin du recueil, avance un chiffre :

« Vivant à chaque instant en une trentaine de pays et recevant dans les langues de ces diverses contrées... » (p. 127).

Un poème de Ma vie sans moi, Le monde d’une voix (Poésie/Gallimard), suggère un large éventail balançant entre cinquante et trente, sous le titre :

Signes des hommes

Signes des hommes, voici pour vous
mes nuits

Langue, sois-moi toutes les langues !
Cinquante langues, monde d’une voix !

Le cœur de l’homme, je veux l’apprendre en russe, arabe, chinois,
Pour le voyage que je fais de vous à moi
Je veux le visa
De trente langues, trente sciences.

Je ne suis pas content, je ne sais pas encore les cris des hommes en japonais !

Je donne pour un mot chinois les prés de mon enfance,
Le lavoir où je me sentais si grand.

Signes

De minuit jusqu’à l’aube, épanouie,
Parmi les fleurs tapies, puis épanouies,
Mi-vie, puis survie, vie, outre-vie !

Pour éviter toute surenchère, nous retiendrons que les langues connues de Robin tournent peu ou prou, au gré des informations, autour de la « vingtaine ». Il n’est pas inintéressant de savoir comment elles ont été acquises - ce qui n’implique nullement que l’on s’engage dans la biographie de l’écrivain qui disait :

«  Toute biographie est destructrice, subversive ; elle refait à rebours la route conquise pas à pas par chaque homme en sa vie ; il faut laisser à la police ce genre littéraire. » (Écrits oubliés, II, traductions, Ubacs, 1986, p. 228).

Mais quelques rapides points de repère ne sont pas à négliger, que nous empruntons pour l’essentiel au numéro spécial de la revue Skol Vreizh de 1989. La langue maternelle de Robin est le breton ; il apprend le français à l’école, à l’âge de six ans. Viennent ensuite dans son cursus scolaire : anglais, latin, grec (il est presque toujours le premier de sa classe). À la faculté de Lyon, il apprend le polonais, le russe, l’allemand, l’italien. Il voyage en Angleterre, Écosse, Hollande, Allemagne, Pologne, URSS, Italie, Belgique. Il apprend l’irlandais, et s’inscrit à l’Institut des langues orientales en chinois et en arabe ; il passe des examens en arabe, finnois, chinois et hongrois. Il se met ensuite au japonais. Il apprend le géorgien. Il effectue d’autres voyages, notamment
en Laponie, peut-être en Chine, ce n’est pas sûr.

Son activité de traducteur témoigne d’une relation très particulière avec les langues : il s’agit moins pour lui de traduire, de rendre, comme on dit, un texte, en prenant grand soin que le traducteur, traduttore en italien, n’agisse en traditore, en traître, que de faire rendre gorge à la langue, d’aller fouiller la langue jusqu’au fond de la gorge (ainsi dans son premier grand rêve, Freud, en quête de psychanalyse, se voyait fouillant la gorge de sa patiente Irma), pour atteindre une sorte de point de gorge originaire, ombilical, matriciel, où prendrait naissance toute langue. Il traduit du persan les Rubayat d’Omar Khayam ; de l’arabe le poète Imroul’qaïs ; il traduit Goethe et Shakespeare, les poètes hongrois Ady et Attila Jozsef, le Polonais Mickiewicz, l’Espagnol Lope de Vega et le Sud-Américain Ricardo Paseyro, l’Italien Ungaretti - mais il traduit aussi le Chinois Tou Fou, et des poètes de langues slovène, macédonienne, bulgare ; il s’attache au tchèque et au tchérémisse des prairies, lequel tchérémisse n’est ni un cavalier ni un yoghourt, mais, comme le précise le dictionnaire, « une langue finno-ougrienne de la Haute Volga ».

Un lecteur sceptique - quoi, se dit-il, tant de langues diverses ? - dispose, pour apprécier le travail de traduction de Robin, des textes publiés notamment dans Poésie sans passeport (Ubacs, 1990), qui rassemble les émissions de radio consacrés aux poètes qu’il avait traduits du : hongrois, russe, arabe, suédois,
breton, néerlandais de Hollande et des Flandres, italien, finlandais ; Écrits oubliés offre des textes traduits des domaines russe, allemand, espagnol, finlandais, tchèque, polonais ; les éditions Le Temps qu’il fait - qui reprennent ainsi en hommage le titre de l’unique « roman » de Robin, et son texte le plus complexe et
le plus élaboré - ont publié notamment Quatre poètes russes : Essenine, Blok, Maïakovski, Pasternak (1985), etc.

Traduire - trahir - transformer

Il serait assurément passionnant d’entreprendre une analyse détaillée et comparative de l’œuvre de Robin traducteur - « transducteur », dirions-nous plutôt, en détournant à notre profit un terme technique qui désigne le « dispositif assurant la transformation d’une grandeur physique en une autre » (ici, d’une grandeur langagière, textuelle, en une autre). Une telle investigation ouvrirait de précieux aperçus sur les procédés d’élaboration et de construction poétiques, et présenterait un incontestable intérêt anthropologique et pédagogique, pour une connaissance affinée des structures des langues et de leur transmission. Travail d’érudition et d’orfèvrerie poétique, exigeant une étude minutieuse du texte et de ses transformations, mot pour mot, son sur son, rythme contre rythme, et vigilance et rigueur quant aux poids des mots, au calcul et à la portée des syntagmes, à l’évaluation des unités de sens, des plus imperceptibles aux plus massives. On se contentera ici de préciser l’idée que Robin se fait de la traduction, et d’en proposer quelques illustrations.

Robin pose en principe qu’un texte poétique (mais, à notre sens, tout texte aussi bien) est une manière de « traduire-trahir » la réalité. En conséquence, le
traducteur d’un poème ne fait que redoubler à sa manière le travail de l’auteur ; et même, ajouterons-nous, il peut aller au- delà s’il parvient à « traduire-trahir », dans le rapport qu’il élabore de langue à langue, ce que fut le rapport originaire du poème au réel, s’il réussit à traverser le texte d’origine pour retrouver les aspects du réel que ce texte s’efforçait, tout en le trahissant, de révéler.

« Traduire un poème, explique Robin dans Écrits oubliés, au chapitre « Ma vie sans moi », c’est conclure une alliance avec un premier traître : confronté au réel du bon sens, tout beau poème est par nature un contresens orienté par l’harmonie ; rien ne doit, rien ne peut dispenser le poète traducteur de l’impérieux devoir de créer dans une autre langue un contresens équivalent ; l’on n’a point affaire aux mots seulement, mais au miracle qui leur a permis d’être poésie ;
il est salutaire que l’esprit tout entier sente son pouvoir s’exercer à loisir sur la sonorité d’une syllabe ; qui veut parvenir à la justesse doit se laisser séduire par une terrible rigueur, dont ne peuvent donner idée les nonchalances de l’exactitude. »
(pp. 13-14).

C’est là un remarquable et troublant propos, qui renvoie à toute une philosophie du langage et du réel, aux rapports des « mots et des choses », selon un titre connu ; plus spécifiquement, il esquisse l’idée d’une éthique de la poésie, telle que cette dernière se doive d’être dans une relation de « rigueur » et de « justesse » avec le réel - idéal, on s’en doute, rarement atteint, les inerties de la langue, la pression des codes et modes culturels et protocoles rhétoriques ainsi que les compulsions narcissiques ayant plus
tendance à détourner du réel et à le masquer qu’à vraiment rechercher, dans un pénible affrontement, les noyaux durs. La poésie est soumise à un double bind,
à une double contrainte, que véhicule excellemment le verbe « trahir » auquel nous avons eu recours. Le poème trahit le réel dans un double sens, contradictoire : d’une part il agit en « traître », il cherche à tromper, duper, camoufler un réel qui, du coup, semble se dérober, s’évanouir (c’est la plus grosse part d’une production poétique au nombril nombreux) ; d’autre part, il le révèle, le démasque, le débusque, le donne à voir et à sentir, dans une intuition poétique singulière qui varie au gré des sensibilités et des cultures (c’est la poésie rare qui nous agrippe et ne nous lâche plus). Un « beau poème », comme dit Robin, chemine entre ces deux versants sur une ligne de crête vertigineuse, le long de l’arête périlleuse de la traîtrise, dans l’effort séculaire de l’homme pour pénétrer le réel, cet inconnu, et nous en faire don.

D’Arabe en Aragon

De cette éthique de la langue et du réel, les traductions ou « non-traductions », selon le propre terme de Robin, offrent d’inouïes incantations. Il suffit de puiser, quasiment au hasard, dans Poésie sans passeport (Ubacs). D’un poème d’amour de l’Arabe Imroul’qaïs (vie siècle après Jésus-Christ, si tant est que son existence puisse être attestée), cette strophe :
«  Selma de ces nuits où Selma sous ton plaisir tendait en blanc la dune droite de ses dents et son cou de lumière blanche ! Je dirais cou de biche blanche, s’il n’y avait eu les pierreries ! » (p. 62)
À un tout autre pôle, du poète breton Maodez Glanndour, né en 1909 et vivant à Saint-Brieuc, cet extrait du poème le Mauvis (c’est-à-dire la grive) de proche nuit :

ô sainte nef de la nuit plafonnée de velours

Haute nef de la nuit,

De stellaires lampes à tes lustres luisent

Nuit pure, si gente en ta calme nuitée...

Ni bruit chutant, ni chuchotis...

Seul, là-bas, au long du lac, le silence des chutes

De grenouilles glissées en la fraîcheur de l’onde

ô cette minute, toute divine,

Où s’obstine en ses trilles le mauvis

 Minute où toute chose prend semblance

De se cesser, gisante d’extase,

De se faire écoutante des liesses,

Exhalaison d’une oraison d’odorances !

Robin a entretenu une relation très étroite avec la langue russe, tant au plan de la littérature que dans ses écoutes radio. Il semble être allé là aussi loin que possible dans la « transduction ». Il s’attache tout particulièrement à Boris Pasternak, qu’il nomme « mon frère », mêlant dans une attention passionnée le poétique et le politique. Voici un poème - superbe langue, langue de gloire - dont le titre nous enchante aussi au plus haut point pour sa pertinence anthropologique et sa portée éthique :

Delà les on-dit

Nous humons en tout site, Belle,

Les on-dit, leurs fadeurs de sucre,

Cendre. Mais TOI, que gloire cèle,

Tu es glossaire cloîtrant tout suc.

Las ! Glaise et glu reste la Gloire !

ô que ne suis-je dressé plus droit !

Mais soit ! Non pas gueux dérisoire,

Mais roi j’entre en mes mots de roi.

Affrontailles, lisières, sentes,

Cessent d’être de l’an du chantre ;

À Lermontov l’été s’agrège,

Un Pouchkine anséride neige.

ô beau désir : « Après la mort,

Tout sur nous clos, nous deux forclos,

Nous par les rimes liés plus fort

Que bras et doigts dans un complot ! »

ô beau désir : complot d’accords,

Nos herbeuses gorges de morts

Avec nos banquets d’ivres-morts

Couvriraient l’on-dit, l’ouï-dire.

(Écrits oubliés, II, p. 89)

Un dernier extrait nous conduit au plus près d’un des poètes favoris de Robin, le Hongrois Attila Jozsef, que l’écrivain introduit en ces termes :
« En mon entreprise anti-Tour de Babel, née du besoin de trouver l’unité du verbe au-delà de toutes les langues grâce au langage poétique, ce langage créé et créant qui rend divinement unis d’idiome en idiome les mots et même les syllabes, je fais halte de nouveau en la langue hongroise. » (Poésie sans passeport, p. 91)

Cette halte nous permet de surprendre la scintillation du tempérament poétique de Robin, qu’il met lui-même à vif, en évoquant le travail accompli sur le poème le Chagrin de l’exclu du Parti :

« À l’occasion de ce poème, j’eus affaire à l’une des pires difficultés que j’aie pu connaître sur le plan du langage poétique en toutes langues. Attila Jozsef, en effet, nous conte comment, au sein du parti, un accusateur se dressa contre lui avec toutes les forces de la haine ; il parle de chien policier qui s’est soudainement jeté sur lui ; et, ce chien policier, il le qualifie en son hongrois de « elvadule ». Or, ce terme, « elvadule » est un néologisme en hongrois ; il n’a aucun correspondant en langue française. Complètement et convenablement rendu, il signifie « redevenu bête féroce et dépravée » ; mais tout cela est dit en quatre syllabes, par un mot hongrois neuf.
« Au cours de mon tête-à-tête implacable avec ce seul mot, de seulement quatre syllabes, je connus des accès de désespoir. [...] Cela dura une semaine. Le septième jour, m’étant rendu dans les bois avec le poème d’Attila Jozsef, j’eus comme une illumination : ces quatre syllabes hongroises signifiant « redevenu bête féroce et dépravée », mais c’était très simple : en langue poétique française neuve, cela se disait tout simplement « aragonisé »
(p. 98)

Un tel néologisme, qui résonne fort même à l’oreille des plus profanes, est forgé à partir du nom du fameux écrivain communiste Aragon, qui à l’occasion de la Libération et des procédures d’épuration s’empressa de mettre le nom de Robin sur la liste noire des écrivains
frappés d’infamie et interdits de publication, et qui, investi d’un pouvoir politico-
culturel sans égal, tint pendant des décennies le rôle d’accusateur public, « féroce et dépravé », comme dit Robin. La « transduction » de Robin s’offre ainsi :

Ce chien policier, aragonisé, s’est jeté sur moi
Et je suis sorti pour que le chagrin serre entre ses bras
Ma force, telle une maman ramassant du vieux bois.
(p. 99)

Outre-écoute

Le puissant travail d’élaboration poétique de Robin maniant manœuvrant une vingtaine ou trentaine de langues se double d’un fantastique labeur d’écoute radiophonique, qui constitue peut-être sa plus incontestable singularité.
«  De 1941 à la fin de sa vie (en 1961), note Dominique Radufe dans sa préface à Expertise de la fausse parole, Chroniques des radios étrangères (Ubacs, 1990), Armand Robin passa... la majeure partie de son temps à écouter les radios du monde entier. » « Au total, précise le préfacier, on dénombre des écoutes en quarante langues (dont des écoutes plus ou moins régulières en dix-huit langues). » (p. 8)

C’est en tant que « collaborateur technique » au ministère de l’Information qu’il est chargé, en 1941, d’écouter les radios étrangères, de 12 à 18 heures par jour, semble-t-il, pour rédiger un compte rendu envoyé à différents services. Révoqué en 1943, il reprend quelques mois plus
tard à titre personnel la rédaction du Bulletin d’écoute radiophonique, auquel seront abonnés de dix à quarante organismes ou personnalités, parmi lesquels
le général de Gaulle, le Quai d’Orsay, le Vatican, le comte de Paris, la Fédération anarchiste et divers journaux, etc.

Robin n’était pas seulement « homme de radio », quelqu’un qui présentait sur les ondes des poètes du monde entier, dans la série d’émissions intitulée « Poésie sans passeport », qui a donné lieu à la publication du même nom. Il fut aussi, plus encore, homme-radio, dans toute la plénitude du terme - à moins que ce ne soit l’inverse : en pleine vacuité, si l’on ose s’exprimer ainsi. Vacuité, en ce que Robin se vidait de lui-même pour accueillir, recueillir toutes les voix du monde - se laisser traverser de part en part, perforer, cribler par la vingtaine de langues-flèches dont il se voulait la cible. Il a décrit de façon saisissante ces longues nuits au cours desquelles, saint Sébastien de l’écoute, il devenait, jubilatoirement, comme on dirait aujourd’hui, plaque vibrante et proie consentante des flux ininterrompus de paroles jaillissant de tous les points de la planète.

« Je ne vivais, écrit-il dans la Fausse Parole, que visité par toute criaillerie, que visé par tout pays piaillant. Toutes les machines à dompter les mots vinrent loger chez moi, déchaînant les paroles, les arrêtant, les pétrifiant, les barattant, les gommant, les superposant, les précipitant en avant ou leur imposant de se hâter à rebours. En la même seconde, à volonté, le portugais devenait ukrainien, le suédois macédonien, et cela indéfiniment, selon tous mes plaisirs. Non-grammaire, non-syntaxe, non-langue m’étaient sans fin dispensées en tout langage par ces engins qui, plus que moi, logeaient chez moi, insolents dessus mon lit. » (p. 54)

« J’ai besoin chaque nuit, insiste-t-il dans Expertise et Écrits oubliés, de devenir tous les hommes et tous les pays. Dès que l’ombre s’assemble, je m’absente de ma vie, et ce métier dont on m’a fait cadeau me sert de prétexte à des repos plus profonds, plus efficients que tous les sommeils. Bientôt, les Japonais, les Chinois, les Russes, les Arabes font au-dessus de ma vie leur petit bruit, m’encourageant à quitter tous mes enclos ; dégoûté de ce pensionnat qu’est la fade existence individuelle, je fais le mur ; avec la seule parole d’autrui je m’assure de merveilleuses débauches nocturnes dans une cité de vaste liberté où plus rien de moi ne m’espionne. C’est surtout vers les cinq heures du matin que je happe mes plus vraies vacances : mon corps, depuis longtemps, je l’ai précipité dans un Niagara de néant. [...] C’est l’heure d’absolu non-être où toutes les paroles des hommes en guerre, rassemblées depuis le début de la nuit, donnent l’assaut final à ce gîte pour caillots sanglants qu’est le cœur ; à ces hommes qui saignent partout l’âme ouvre sa parfaite vacuité ». (p. 164)

Des bruits et rumeurs du monde qu’il broie et rumine au creux de son être,
de son être-non-être, plus exactement, Robin ne se contente pas d’extraire les informations essentielles que lui réclament et rémunèrent ses clients. Il « outre-écoute », pour reprendre une de ses expressions favorites, il cherche à aller au-delà du sens manifeste, des apparences langagières, il s’efforce de surprendre et de capter un sens latent, cet espèce de non-dit dont on parle surabondamment aujourd’hui, c’est-à-dire les flexions et injonctions idéologiques, les racines et dérives inconscientes - intriquées la plupart du temps les unes dans les autres - tramées dans la texture des sociétés et de l’âme humaines. Il va « delà les on-dit », selon le titre du poème de Pasternak, c’est-à-dire que, delà les dits, il écoute outre, plus loin, plus profond que les discours convenus et stéréotypés, les langues de bois, de ce bois, noble matière pourtant, dont on fait les matraques et les bûchers ; lui, homme de l’arbre, il gratte jusqu’aux racines, il ausculte la palpitation des sèves, il hume à pleins poumons les fragrances et les putréfactions. Voilà de quoi nourrir une « vraie », comme on dit aujourd’hui, réflexion sur les pouvoirs de la radio et de la télévision, dont la perception aiguë et quasi prophétique chez Robin se trouve, de façon croissante et sans cesse plus putréfactrice, confirmée avec éclat.

La capacité d’écoute de Robin est exceptionnelle : nuits entières passées à recevoir les émissions du monde entier, jusqu’à parvenir à un état de fatigue extrême qu’il qualifie lui-même de drogue, et dont il ne manque pas de louer les effets bénéfiques :

«  Portée au paroxysme, la fatigue est une sauvage extase, est une drogue à faire oublier temps et espace. » (Écrits oubliés, I, p. 165)

(éloge de la fatigue que l’on retrouve aussi, curieusement, chez Péguy écrivant, dans Victor-Marie, comte Hugo - je cite
cet Hugo-là aussi pour complaire à la juteuse mode du centenaire :

« Je crois même que l’on ne fait rien de si neuf, de si frais que certains jours de fatigue... on resterait en deçà du travail. [...] Il y a comme un entraînement de la fatigue au travail (de la journée), comme un réensemencement, pour le travail de la journée, de tout ce résidu de tout le travail antérieur, de toute la vie passée. (Qu’est, pour la mémoire, la fatigue, notamment pour la mémoire organique.) » O.C., III, pp. 171-172).

L’espèce d’effet hypnotique engendré par la fatigue atténue la vigilance, baisse la garde du moi, neutralise ses défenses et barrages habituels, accroît sa réceptivité - il serait légitime, sur ce point, d’établir un rapprochement avec ce qu’on nomme la « neutralité » de l’analyste, neutralité d’une écoute destinée avant tout à favoriser l’outre-écoute.


Nappes verbales et machine à voir

Par-delà les informations recueillies et consignées, dont il évalue la teneur et l’impact politiques, Robin reste extrêmement sensible à la finalité globale des flux radiophoniques : ces « déferlements d’immenses nappes verbales », écrit-il, exercent un effet de fascination, envoûtement, ensorcellement, qui anesthésie les capacités rationnelles et critiques des auditeurs, et les transforment en un « peuple de télécommandés » - aveugles, sourds, de cette surdité qu’aggravent et généralisent de nos jours les nouveaux appareils tels que walk-man perfectionné en disc-man, radios portatives, portables - qui permettent à tout un chacun de se couper de la présence d’autrui, de s’isoler du monde extérieur, de se refermer, se murer en soi, dans une posture de type schizoïde ou autistique.

Praticien passionné de la radio, Robin a compris très vite le rôle prépondérant qu’allait occuper la télévision ; il l’évoque, en termes inquiétants, dans la Fausse Parole :

« Pour me distraire, je convoquai chez moi la machine à voir. Elle vint, luisante et avenante. Jeunette encore, elle se tenait modestement. Elle commit pourtant, sans tarder, quelques imprudences qui m’instruisirent.
L’engin à images ne fait, pour l’instant, que plaire ; mais si peu qu’on y réfléchisse et qu’on ait en l’esprit le conditionnement d’ensemble de cette époque, il est logiquement appelé à servir de redoutables opérations de domination mentale à distance ; il ne se peut qu’à travers lui ne soient tentés des travaux visant à dompter, à magnétiser de loin des millions et des millions d’hommes ; par lui, une chape d’hypnose pourrait être télédescendue sur des peuples entiers de cerveaux, et cela presque subrepticement, sans que les victimes cessent de se sentir devant d’agréables spectacles. »
(pp. 56-57).

Robin en tire cette leçon redoutable :

« Somme toute, démonstration vous est faite que le réel est décomposable ou recomposable à volonté, qu’il n’existe pas en tant que tel et que donc le voir naturellement n’a aucune valeur, pis, qu’il n’accède à une existence toujours remise en question que s’il a été au préalable construit par des hypersavants qui le peuvent à tout instant tordre, agiter, bouleverser, brouiller, de toutes les façons. »
« La propagande obsessionnelle tend à persuader qu’il n’y a qu’avantages à ne plus entendre par soi-même ; la machine à regarder peut servir à créer une inédite variété d’aveugles. » (p. 57)

Le propos de Robin date d’un bon demi-siècle. Depuis, « la machine à voir » - ou faut-il dire, à la manière de Robin : à non-voir ? - a fait d’énormes « progrès », elle exerce son emprise sur toute la planète, et « le peuple des télécommandés » se compte par milliards ; elle occupe une part considérable du temps de vie - ou faut-il dire : de non-vie ? - des individus ; elle fournit la quasi-totalité de la nourriture imaginaire dont s’abreuvent les sujets, qui en reçoivent par ailleurs l’essentiel de leur savoir - ou faut-il dire : de leur non-savoir ? -, elle règne aujourd’hui, de très loin (de là-haut, là où se nichent et s’abritent et se gobergent les instances de pouvoir) en même temps que de très près (le politicard « en bas », là où bat le cœur quotidien des foyers), en souveraine quasi absolue, à laquelle rendent un culte aussi bien les puissances économiques, qui en sont les
propriétaires et bénéficiaires, que les pouvoirs politiques et culturels, qui l’exaltent et l’exploitent avec un narcissisme jaloux et hargneux.

Ne reculant devant aucun moyen, recourant à toutes les méthodes possibles et imaginables, la télévision contribue, comme jamais, de façon véritablement massive et sans aucun scrupule, au « conditionnement d’ensemble » caractéristique de notre époque : soumission des citoyens aux diverses formes de pouvoir, qu’il soit à vocation totalitaire ou démocratique ; pratiques de la consommation à outrance, avec miettes humanitaires pour les misérables et les exclus ; glorification obscène du « gagnant », du « battant », de l’agressif, voire du tueur, imaginaire, symbolique ou réel - incarnations, personnages ou types que toutes sortes d’émissions privilégient pour baratter le beurre appelé « audimat ».

Mais l’action la plus profonde et la plus angoissante réside dans le traitement de la réalité, de ce qui constitue la relation fondamentale et vitale de l’homme avec le monde. George Orwell avait décrit, dans 1984, la manière dont un système totalitaire - que l’on peut qualifier de « fasciste », puisque c’est le terme générique le plus courant - s’empare de l’esprit humain pour le dégrader, le défaire, sur tous les plans : au plan logique, le sujet soumis à la torture doit arriver à croire vraiment que « deux et deux font cinq » ; au plan de la perception du réel, le chef du parti proclame que la réalité extérieure n’existe pas et que l’univers tout entier - la terre, les étoiles - est une création du parti ; enfin, au plan affectif et pulsionnel, il faut que le sujet en vienne à désirer et aimer son bourreau - ainsi que l’affirment, en lettres capitales, les tout derniers mots du récit : « Il aimait Big Brother ».

« Big Brother », figure du Despote unique, Moloch charismatique et féroce, semble, à l’exception de quelques pestilentielles séquelles, s’être retiré apocalyptiquement de la scène de l’histoire. Mais voici qu’outre quelques reflets politiques caricaturaux et clownesques, la télévision lui offre un retour inattendu et obscène en reprenant l’expression, tel un lapsus, un symptôme ou un clin d’œil, pour titrer des projets actuels d’émissions télévisées à vocation d’avilissement de l’être humain. Ce que l’on voit ainsi régner et proliférer aujourd’hui, ce sont des espèces de « small brothers », des icônes-marionnettes entre les mains des confréries, corporations, bandes, groupes, clubs et mafias de « petits hommes », pour reprendre le titre du livre de Reich, Écoute, petit homme, d’individus pour lesquels tout ce qui « petit » est vraiment « beautiful », comme le disait, mais dans un tout autre esprit, un slogan américain. Le bellâtre « petit » télévisuel désigne
en l’occurrence ce qui est mesquin, minable, bas, vil, le degré zéro de valeur de l’être humain, et les « petits hommes » - chair humaine malaxée apprêtée sous différents noms : les « gens », les « citoyens », l’« en bas », les sondés, l’audimat, les applaudissants mesurés à
l’applaudimètre, ou encore le public, la foule, la population, le « peuple » même -
n’accèdent à l’écran et à l’existence, les deux termes se trouvant de plus en
plus confondus, que pour autant qu’ils
servent aux manipulations politiques et culturelles et s’adonnent au trafic et à l’adulation de petites « idoles » interchangeables.

La télévision dispose de moyens insoupçonnés, extraordinaires, toujours plus sophistiqués, pour se porter au
plus près du réel, le décrire, l’explorer, l’analyser, le pénétrer, le faire sentir, connaître, aimer - et c’est là, croyons-nous, sa vocation la plus admirable, fantastiquement réaliste et, quoi qu’il arrive, incontournable. Mais, tout comme le fascisme détourne les capacités affectives, motrices et cognitives de l’homme pour les projeter et les fixer sur des entités ayant valeur de fétiches : le Chef, le Parti, la Race, la Nation, etc., la télévision, pour l’essentiel, met ses moyens
au service de simulacres, de semblants, d’icônes ou de fétiches en tous genres figurés ou incarnés en événements (crimes, conflits, morts, commémorations, etc.) ou personnages désignés
de façon compulsive et hystérique comme étant des symboles, des héros, des « stars ». La télé pratique l’usurpation et l’exploitation, le détournement et la dégradation des facteurs et compétences que l’on considère communément comme assurant la dignité et la valeur de l’homme. Ce n’est pas, me semble-t-il, dépasser, aller au-delà de la pensée de Robin que de considérer la télévision,
en tant que puissance d’emprise sans équivalent sur l’imaginaire, comme une forme vorace et sournoise de fascisme - un fascisme qui se veut soft, pluriel, pervers polymorphe, rigolo presque toujours (un « rigolo-fascisme », il faut le faire, la télé le fait, avec ces niagaras de rires à pleurer des larmes de sang), fragmenté et distribué en de multiples petites
unités, un patchwork de féodalités, à couteaux tirés (et concrètement « à
coups trop tirés », comme disait Marcel Duchamp), qui, tout en rivalisant et faisant tout pour s’anéantir, concourent, avec la même cupidité, la même soif de pouvoir, la même frénésie, le même cynisme, au même objectif : un conditionnement, ensorcellement ou envoûtement des individus distribués, matés (en tous les sens du terme : domptés et réprimés, dociles, mis en échec, observés) et audimatés en un magma de foule anonyme, un « on » informe, peuple ou plutôt peuplades de « télécommandés » en état de régression hallucinatoire, infantile, tribale, misérable ressource humaine livrée à des trafiquants d’images dont Robin, qui pourtant se tenait déjà en alerte, ne pouvait avoir idée.

2. La voie du « sans »

Conduits par Robin et sa compagnie de poètes-compagnons, nos oreilles ouvertes-couvertes par les déferlements de flux verbaux, les psittacismes et torrentielles coulées d’images débondés par toutes les radios et télévisions du monde, nous voici par la voie plurielle, par la voie du trop-plein, parvenus à un point de saturation, d’engorgement - à en avoir le souffle coupé, à crier (anarchie) grâce !
Comment reprendre souffle, comment surmonter l’écœurement, autrement qu’en prenant quelque distance, en se tenant en retrait, en retrouvant la voie du « sans » que Robin, précisément, met à notre disposition. Voie de la négation, voie de l’absence, voie du pauvre et du peu - il serait malséant de trop en dire, mais on ne saurait s’en écarter et en faire l’économie, car elle est la voie d’excellence de Robin, la voie où, croyons-nous, il s’excède lui-même : il pratique, à outrance, paradoxale, l’excès du « non », du « sans »,
du peu, il se situe outre lui-même, à la recherche d’un moins d’être où il trouve peut-être le meilleur de lui-même. Une référence ici ne peut être évitée : j’avais consacré à Henri Michaux, en ouverture d’un recueil collectif, une étude intitulée « Poétique du peu, ou la puissance des faibles, des petits et des maigres », en annonçant la couleur en ces termes :

« Quand l’emphase, l’enflure, le trop et la pléthore règnent, une voix du Peu s’écoute comme musicienne d’un vivant savoir et fait merveille pour qu’on puisse “en sortir”. C’est Michaux. » (Ruptures sur Henri Michaux, Payot, 1976).

Eh bien, en vérité, c’est tout autant et bien plus encore cet Armand Robin aujourd’hui présent.


S’abstraire de soi

On est frappé, et on reste comme interdit, devant la violence, la constance, l’acharnement de Robin, non seulement à se projeter sur les autres (« Je me traduisis en Ady », écrit-il), mais aussi à s’absenter, à s’abstraire, à se retirer, à se vider de sa propre substance, de son moi. Ma vie sans moi, le titre est suffisamment éloquent,
il a valeur à la fois d’expérience et de programme - programme de vacuité qu’il s’est efforcé de remplir, si l’on peut ainsi s’exprimer, expérience du vide et de l’absence qu’il a voulu vivre en plénitude - terrible et écartelant oxymore. Plein, non de soi, mais du vide de soi - voilà un
projet éthique paradoxal, intenable peut-être, mais qui n’est pas sans se soutenir d’exemples illustres, que l’on peut faire remonter jusqu’à la pensée de Bouddha et, par exemple, pour reprendre une référence avancée dans le numéro de la revue l’Arc que j’avais consacrée à « Anarchies » (n° 91-92, 1984), au Shôbôgenzô, œuvre
du moine japonais zen du xiiie siècle Dogen, présentée au public français sous le titre : la Réserve visuelle des événements dans leur justesse. Le moine expose le principe de ce que les traducteurs rendent par « air-vide » :

« Le vingt et unième bouddha émérite Vasubandhu disait : “Le cœur est pareil au monde de l’air-vide : il expose l’événement de l’air-vide. Dans le temps où se prouve l’air-vide, il n’y a ni ce qui constitue l’événement ni ce qu’il n’est pas [...]. L’air-vide, c’est la réserve visuelle des événements dans leur justesse : le cœur éclatant du nirvâna.” »

Certaines réflexions de Dogen semblent réfracter les deux grands axes de l’activité de Robin, oubli de soi et adhésion aux « milliers d’événements » :

« Étudier le bouddhisme, c’est étudier le soi. Étudier le soi, c’est oublier le soi. Oublier le soi, c’est être prouvé dans les milliers d’événements. Être prouvé dans les milliers d’événements, c’est se dépouiller de son corps et du corps de l’autre soi. »

Ailleurs, Dogen commente l’expression de Bouddha : « fleur du vide » :
« C’est ainsi que le monde et les événements de Bouddha sont précisément la fleur du vide. » « Que l’œil en réserve des événements dans leur justesse et le cœur d’éclat du nirvana se transmettent sans faille, se dit : “l’œil estompé, la
fleur du vide”. Le bodhi (c’est-à-dire l’“éveil”), le nirvâna, le corps événementiel, le propre du soi, etc. ce sont les pétales de la fleur du vide qui éclôt. »

Il est fâcheux que le texte édité du Shôbôgenzô comporte un nombre de fautes tel qu’on en vient à penser que la traduction elle-même ne doit pas toujours être à la hauteur, et on se prend
du coup à imaginer tout ce que Robin aurait pu tirer d’une œuvre pareille, avec laquelle il présente d’aussi impressionnantes affinités électives.
La préposition « sans » revient dans les textes de Robin en martèlement, en assauts sans pitié, comme en ce court poème de Ma vie sans moi :

Sans seuil, sans sol, sans ciel, vent par
vent je m’étends,

Passager m’assaillant de hasards oscillants,

Me plissant en sillages sauvages, multipliant

L’ouragan par l’ouragan, éconduisant

L’écume, lente amante étendant son lit blanc (p. 222)

Négation et préposition, « sans » et « non », ne cessent de se relayer et de se relancer dans les textes de Robin, formant ce que Dogen nommerait les « entrelacs de la glycine » : « les événements se transmettent d’entrelacs à entrelacs » ; ainsi se transmettent, se repoussant, s’ajournant, évoluant virtuels, les entrelacs de la psyché de Robin, dont on a vu à quel point ils allaient s’entrelaçant avec les entrelacs de ses poètes élus. Fragment significatif :

Je n’ai plus d’apparence limitée
Toutes mes formes sont entremêlées.
(p. 173)

Toujours dans le court recueil de Ma vie sans moi, poème intitulé « Quarante vies » :

Je me fuis de vie en vie. [...]

Moi par moi délogé, remplacé
Par d’autres plus puissants habitants

Ma vie sans moi par une vie où je serai
Pourra se remplacer.

Je dépasserai le temps,
Je me ferai mouvant, flottant.
(p. 98)

Un autre texte, « 1944 », accuse :

Pour que tous les mots vrais puissent exister,
Je me suis, moi par moi, pillé, durement dénudé.
(p. 108)

Systématique, le « non » est décliné de multiples façons, en constat,

Je me présente en ce monde en non-possédé, non-suggestionné
Et surtout non-possédant, non-suggestionnant.
(p. 116)

ou âpre exclamation,

Ne pas être de mon temps, ne pas être de ma vie ! (p. 201)

ou, dans l’Homme sans nouvelle, radicale annihilation :

Non-né, j’étais non-vivant et non-mort. (p. 61)

Envoi de la grâce

L’alliance de la fatigue, « sauvage extase », et du retrait du moi donne cet état étonnant qu’il décrit dans la Fausse Parole, après avoir évoqué le sommeil et les songes qui le guettent :

« Cette ultime séduction, l’outre-fatigue la déjoue : qu’ai-je besoin d’ensommeillement, d’ensongement, puisque je lampe, jusqu’à l’ivresse, du non-être ? Si je tiens encore quelques instants dans la vie d’autrui, je pourrai paraître dans les premières lueurs en danseur titubant, en sobre ivrogne exécutant les figures du non-moi. » (pp. 37-38)

Lamper, jusqu’à l’ivresse, le non-être, exécuter les figures du non-moi - ce sont des formules qui éclairent l’idée que se fait Robin de l’être et du moi. S’il les tient à distance, s’il s’en abstrait, ce n’est pas pour fuir, s’isoler, se dérober aux nécessaires engagements auxquels tout être humain est impérativement soumis (les mots « être » et « moi » saturent tous les discours et toutes les intuitions), mais pour tenter de définir, dégager la voie menant à quelque chose de plus radical, de plus essentiel, qui soit porteur d’une émotion plus profonde, qui serait l’émotion de la vie même, source comme telle de la plus haute joie. Si l’on rappelle que Robin a fait en partie son apprentissage du français en pratiquant des lectures de Pascal, on est en droit d’entendre dans le texte de Robin les échos d’une mystique pascalienne résonnant de ces cris si souvent cités : « Joie, joie, pleurs de joie ».

Peut-être est-ce le mot « grâce » qui serait ici le plus approprié. Et ce mot parvient à Robin à partir de Pascal en transitant par Péguy, auquel Robin a consacré un bref et poignant article, dans le journal Comoedia du 28 février 1942, repris dans Écrits oubliés I, Essais critiques (Ubacs), où il récuse l’exploitation que l’on veut faire à l’époque - et que l’on fait toujours, peu ou prou, quitte à le jouer « mécontemporain » voire « trotskiste » - d’un Péguy patriote et catholique, pour souligner sa puissance de « poète de la révolution roturière » et de penseur d’une « véritable révolution socialiste », et dégager avec force un extraordinaire visage de mère :

« Voici la Mère profane, la mère sans appui, sans espoir, la “grande Aïeule roturière”, voici ève ; au-dessus d’elles toutes, portées au faite de la gloire avec une ivresse païenne, paysanne, voici l’une des mères de la famille Péguy, l’une de ces multiples mères obscures au nom desquelles il est sous-entendu que la révolution se fera

paysanne

qui ne savait pas lire

et qui première m’enseigna

le langage français. » (p. 141)

Péguy déclarait, dans la Note conjointe, son dernier texte demeuré inachevé :
« Les honnêtes gens ne mouillent pas à la grâce. »

Ces honnêtes gens font penser aux « braves gens » de Brassens, raidis dans leurs règles et leurs normes, et soudain « pris de panique », comme dit Freud dans son court et percutant essai sur « Le fétichisme », dès que « le trône et l’autel sont en danger ». Ces rapides références signalent l’amplitude de la vision de Robin, que l’on retrouve aux côtés de Brassens, lequel, il vaut la peine de le noter conjointement, n’hésita pas à lui venir en aide financièrement. C’est dans le poème « Possibilité flottante », de Ma vie sans moi, que Robin propose la formule de cette rare et insolite nouvelle alliance fondatrice de la grandeur de l’être humain :

Anarchiste de la grâce !
(p. 182)

Formule illuminatrice qui, de quelque façon qu’on l’entende, donne en sa percutante densité l’exacte mesure

Armand Robin à 17 ans
Armand Robin à 17 ans
devant son chêne de Gwas-Kae
(photo-montage Liber-Terre, 2002)

de la puissance et de l’originalité de la pensée et de l’être même de Robin. Développée, elle nous montre les diverses facettes de l’anarchisme de Robin. Anarchiste il l’est, à divers titres :

 Au plan de l’existence concrète, avec toutes les difficultés et périls qu’un tel choix implique et qu’il assume, à en mourir ;

 Au plan d’une réflexion politique qui le conduit à dénoncer les diverses formes de fascismes et à se dresser contre les pouvoirs, aussi bien économiques que politiques, culturels et même psychologiques (mise à distance du moi comme instance de domination de la psyché) ;

 Au plan philosophique, où il fait jouer à fond un principe critique de négation, une pratique du « sans », du retrait, grâce auxquels est libéré un espace où puisse se déployer, s’exercer, une forme forte et rare d’individualité (qu’éclairerait cette autre formule, de Fernand Pelloutier, l’anarchosyndicaliste :

« Nous sommes... les amants passionnés de la culture de soi-même. »),

en même temps qu’il privilégie un rapport rationnel et de « tendresse » avec autrui et avec le monde, tendresse dès lors élevée au rang d’affect primordial, fondamental, matriciel ;

 Au plan littéraire et stylistique, enfin, où il déjoue par ses « transductions » les appropriations et détournements des langues, qu’il « mondialise » au sens créateur et « poiétique » du terme, tandis que, dans ses textes poétiques notamment, il libère mots, images, sons, sens et rythmes des règles, habitudes et contraintes qui les académisent, les figent et les transforment en agents d’oppression.

Les dévergondages, insanités, commérages, cuistreries, avilissements, obscénités, bouffonneries et autres décervelages qui sont le pain quotidien des médias actuels, télévision en tête, dénoncés ou vivement pressentis par Armand Robin, justifient, outre-mesure, que nous fassions appel et rappel de ce penseur et poète de la Fausse Parole et du Temps qu’il fait, pour tenter d’imaginer une « poiétique » de la parole et de l’expression - artistique, politique, psychanalytique, érotique, etc. - susceptible d’irriguer, à vif, le « grand cadavre mort du monde moderne ».


Roger Dadoun