Réfractions, recherches et expressions anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
La démocratie contre l’Etat. Marx et le moment machiavélien
Article mis en ligne le 31 août 2009

Miguel Abensour : la Démocratie contre l’état.
Marx et le moment machiavélien
PUF (Collège international de philosophie), 1997, Paris, 115 p., 69F

En 1974 Pierre Clastres nous donnait une Société contre l’état qui réhabilitait heureusement dans le domaine anthropologique une approche du politique comme sphère autonome, débarrassée de la gangue économiste des « trajets marxistes en ethnologie ». Aujourd’hui M. Abensour nous propose une Démocratie contre l’état animée du même souci de renouer avec une approche du politique « comme tel », mais effectué ici par un retour sur la pensée politique de Marx, débarrassée des a priori « marxistes ».

Il nous invite donc à une relecture de Marx en forme de découverte d’un Marx méconnu, porteur d’une authentique conception de la liberté moderne, trop longtemps occulté par la vision d’un Marx chez qui l’économie politique aurait livré la clé du politique.

Cette invitation au voyage pourrait ressembler à un tourisme archéologique, mais ce n’est pas le cas ; invitation séduisante (même si austère car il s’agit d’une relecture du texte de 1843, Critique du droit politique hégélien essentiellement) puisqu’à partir d’une lecture arendtienne guidée par une conception de la politique moderne comme « agir », M. Abensour découvre un Marx bakouninien qui nous incite d’une part à repenser les liens de la démocratie et de l’anarchie, et d’autre part se situe au cœur de notre interrogation contemporaine sur la nature du politique.

C’est en effet sous les auspices du « moment machiavélien » que Abensour entreprend sa lecture.

Qu’entend-il par là ? Le fait que sous l’impulsion d’un regain d’intérêt contemporain pour la philosophie politique, impulsé par les travaux de C. Lefort entre autres, le politique dans sa dimension propre et énigmatique fasse retour, à l’écart des philosophies de l’Histoire et des tentatives de sociologisation du politique. Prenant acte de ce moment, M. Abensour revient sur la pensée du jeune Marx des années 1840, laboratoire de notre modernité politique.

L’un des intérêts majeurs à notre avis de ce travail est de montrer que dans la pensée de Marx, l’abolition de l’État ne s’accompagne pas d’un effacement de la dimension du politique, ou, pour dire les choses autrement, l’idée directrice de ce livre est que chez Marx le thème de la disparition de l’État ne s’identifie pas à la disparition du politique.
En quoi une telle lecture est-elle importante ?

À deux niveaux nous semble-t-il. Un premier niveau recouvre un enjeu quasi stratégique. Le retour à la philosophie politique s’est effectué sous les auspices d’une pensée libérale du politique, qui faisant de l’existence d’une sphère politique séparée de la société une nécessité, insistant sur la division de la société civile et de l’État, renvoyait dans la potentialité totalitaire toutes les pensées politiques « de gauche » tablant sur la disparition de l’État (et pas uniquement l’envahissement de la société par l’État). Rejet de l’État équivalant à rejet du politique pour cette pensée dominante, les pensées « émancipatrices » étaient soupçonnées soit d’effacer le politique et de céder au fantasme de « la société réconciliée », devenue transparente à elle même, soit d’ériger le politique en dimension envahissant toute la société, sous le rêve fou d’une maîtrise volontaire de la totalité sociale.

Le non-dit de ce retour du politique sous l’égide de la pensée libérale était d’assimiler le politique à l’ordre actuel, occultant ainsi les liens de l’État de droit et de l’État tout court, le premier servant de masque au second, et surtout de faire écran à toute pensée du politique sous l’angle « démocratique », c’est-à-dire de la vie politique entendue comme action politique transformatrice. Apologie du juridique, ou plutôt réduction du politique aux formes juridiques, tel a été l’effet de ce retour de la philosophie politique dans le champ intellectuel.

C’est pourquoi à un deuxième niveau, la lecture que nous propose M. Abensour est revigorante en son principe même, puisqu’elle vise, au-delà d’une limitation du politique au juridique, au-delà d’une réexhumation du politique qui s’est traduite par son réenterrement immédiat dans le maintien du statu quo, à reprendre un dialogue avec Marx sur le « statut du politique » dans l’espace moderne, et sur les caractères de la « vraie démocratie ».

Bref, il s’agit de ne pas laisser le monopole et le terrain de la liberté moderne aux seuls libéraux, mais de montrer, contre ces libéraux qui ne voient de politique que dans le maintien d’une forme, celle de l’État de droit, mais aussi contre une certaine pensée révolutionnaire trop encline à adhérer à la fable de la « fin du politique » une fois la révolution effectuée et la domination abolie (et qui réduit donc le politique à la domination), que le politique comme dimension est inhérent aux sociétés modernes, et ne se laisse pas absorber ni par la pensée de l’État de droit, ni par une supposée pure harmonie sociale post-révolutionnaire qui n’est finalement qu’une pensée du politique « rabattue » sur le social.

Ces interrogations sur la nature de la vraie démocratie chez Marx recouvrent le souci de renouer avec une lecture philosophique de Marx telle que M. Henry ou M. Rubel l’avait inaugurée, lecture philosophique qui ne neutralise cependant pas une pensée du politique forgée dans la révolte, travaillée par la question de l’émancipation.

Derrière l’énigme de l’agir politique du Sujet moderne, le Peuple, se profile une interrogation sur les liens de la démocratie et de l’an-archie. Si la nature du démos moderne est un « vouloir » et renvoie à l’absence de fondement (an-arche), quelle est la caractéristique de cette an-archie démocratique dans le texte de Marx de 1843, et quels peuvent en être les prolongements ?

M. Abensour dégage chez Marx une première topique du politique en 1842, où le politique est pensé dans son autonomie, comme dégagé du théologico-politique. On trouve chez Marx en 1841-42 une critique encore feuerbachienne de la religion comme condition du politique, c’est-à- dire plus exactement que la négation du théologico-politique est posée comme condition de possibilité de la réappropriation du politique comme domaine humain. Le politique est alors entendu comme « institution philosophique » de la modernité.

Pour dire les choses autrement, ce mode de pensée du politique comme sortie du théologico-politique, comme négation du religieux institue le politique en tant que sphère moderne de prise des hommes sur leur monde, et a pour intérêt d’empêcher l’écueil d’une conception empirique, de type sociologique du politique. La conséquence en est que l’État ou plutôt la genèse de l’État n’est pas pensée à partir de l’intérêt, et comme couronnement de la sphère des besoins, mais comme lieu de la régénération spirituelle ou rationnelle. Le politique est alors pensé dans le cadre de la venue à soi d’un Sujet universel qui instituerait dans la coïncidence à soi l’ère de la réconciliation terrestre.

Il y a donc chez Marx en 1842 une découverte de l’autonomie du politique, à l’écart de tout réductionnisme sociologique ou économiste, dans une dimension philosophique, et comme activité fondatrice instituante d’un ordre humain volontaire et rationnel. Mais cette conception du politique dans sa visée instituante humaine est faite là dans le cadre de « l’utopie de l’État rationnel ». La critique que fait Marx dès 1844 à cette conception « jeune hégélienne » de l’État est connue. C’est la découverte de la production sociale des conditions d’existence, de l’industrie comme fait majeur des temps modernes, qui va entraîner une explication des rapports juridico-politiques par les rapports de production, et faire de l’État une « excroissance parasitaire » qui se sépare de la société et se retourne contre elle.

Mais cette critique, qui trouve dans l’anatomie de la société civile le lieu de la domination, rabat le politique sur l’économique ; la critique de la figure de l’État comme instance de domination, si elle érige le Prolétariat en Sujet universel de l’émancipation, entraîne d’un même mouvement un effacement de la sphère politique, réduite à n’être que lieu de la domination de classe dans le présent, et appelée à être dépassée dans le futur par l’avènement du communisme.

Le politique remis sur ses pieds en 1842 dans sa dimension autonome instituante par dégagement du théologico-politique, serait-il de nouveau désaxé ou effacé dans l’économique en 1843 ainsi que le présente les lectures habituelles de Marx ? Le politique ne serait-il plus envisagé que dans le cadre du rapport d’exploitation et rapporté à un lieu, la production, l’émancipation étant alors entrevue dans le communisme, comme forme supérieure de dépassement des contradictions et modalité d’advenue de la communauté « générique » au-delà du politique ?

C’est contre cette thèse répandue que s’élève le propos d’Abensour qui vise à montrer en 1843 dans la Critique du droit politique hégélien (éditions sociales, 1975, traduction A. Baraquin) la présence d’un authentique questionnement sur le politique comme tel, comme sphère ou dimension posant le triple problème moderne de l’émancipation, de l’institution d’un monde humain, de l’action politique et du vivre ensemble des hommes.

C’est en réexhumant les formulations données par Marx aux caractères de la « vraie démocratie », qu’Abensour va rencontrer la figure de l’an-archie. Les critères de cette « vraie démocratie » : le démos comme agir, comme sujet auto-instituant, comme « moment » qui ne s’identifie pas à la totalité, prennent place dans un cadre de pensée marxien où l’État disparaît comme forme organisatrice, pour laisser advenir l’auto-institution du social.


Démocratie
contre l’État

C’est, selon M. Abensour, sur les ruines de la pensée de l’État que Marx édifie et théorise ce qu’est la démocratie moderne comme forme politique où le démos s’institue comme « agir contre » ; la critique marxienne de l’État préserverait donc ici le politique comme lieu spécifique.

Pour lui, le propre de la modernité réside dans le fait que le principe philosophique de la modernité, c’est-à-dire l’agir, coïncide avec son expression. Marx pense le démos comme sujet, comme activité instituante, et l’essence de la politique n’est pas que relation de domination mais mise en œuvre d’un « vivre ensemble » dans l’institution d’un être-ensemble orienté vers la liberté. Certes, mais une fois affirmé que le politique moderne est déploiement de la libre subjectivité du démos, que le démos est sujet universel instituant, et que le principe philosophique de la modernité coïncide avec son expression, se pose le problème de l’identité et de l’effectuation de ce démos. Du reste, la question de l’identité du Peuple pour être la plus apparente ou évidente, n’est peut-être pas la plus problématique. En effet, ce qui est en jeu ici est essentiellement la question de l’agir politique ; et dans cet agir, le Sujet politique est principe et fin puisque l’être du peuple est un « vouloir être ».

Au fond, M. Abensour met en relief une dimension occultée de la pensée de Marx, celle d’un Marx philosophe politique, qui découvre le concept de la modernité dans la conception d’un démos sujet de l’action : la démocratie moderne est liée à une philosophie de l’action qui unit le principe et la fin du démos. Ce qui pose le problème de la coïncidence à soi du sujet dans son acte politique ; question qui est celle de l’instituant, question de l’émergence d’une forme de société qui ne soit pas objectivation instituée d’une forme niant la subjectivité.

Tout l’intérêt de la lecture de M. Abensour est de nous montrer que chez Marx, cette conception de la politique moderne comme vouloir, comme action, se situe à distance d’une conception de l’État, mais aussi d’un spontanéisme, d’un « narcissisme social », d’un organicisme social, qui rabattrait le politique sur le social, dans la mesure où, pour Marx, la dimension du politique est maintenue : la civitas fait la societas ; le politique est auto-constitution du peuple. C’est-à-dire que la démocratie moderne est un système où l’homme fait la loi, où il y a auto-institution du social, auto-fondation continuée sans accomplissement définitif.
Nous tenons donc dans cette lecture arendtienne de Marx par M. Abensour deux critères clés du politique moderne : le politique est une ontologie de l’action, pure praxis, l’acte posé est un acte auto-instituant, fondateur d’un ordre libre, qui coïncide avec cette essence de la modernité, mais qui nécessite cette dimension de l’institution, comme lieu de mise en œuvre du vouloir.

On voit bien à ce stade le Marx penseur politique moderne que nous présente M. Abensour, dont la pensée n’est ni engluée dans un spontanéisme social ni enfermée dans l’inéluctabilité d’une excroissance étatique.

Le troisième aspect lié à l’effectuation de cet « agir instituant », est celui du temps et de la totalité sociale.

Contre le risque d’altération de l’acte instituant, sa pérennisation en institué, pérennisation requise au regard de la fragilité et de la contingence des choses humaines, et qui est aussi à la source du maintien de l’État comme structure, Abensour nous montre que Marx fournit une analyse proche de celle de Godwin, fondée sur la disparition de l’État, puisque dans l’acte politique, il n’y a jamais, il ne peut y avoir de distance du peuple à lui même, mais coïncidence dans l’œuvre instituante, et coïncidence renouvelée à chaque instant. Création continuée qui soit lutte contre l’hétéronomie toujours menaçante.

Quant à la totalité, si la démocratie, selon le Marx présenté ici, est ce régime exceptionnel qui ne laisse pas advenir une confusion mystifiante entre la partie (le démos) et le tout (l’État), qui laisse le champ libre à l’activité instituante du sujet qui est à elle-même sa propre fin, cette démocratie là paraît proche de l’activité décrite par C. Castoriadis comme « institution imaginaire » de la société, capacité symbolique autoinstituante du social... qui ne laisse pas du reste de poser la question des formes que va emprunter ce processus.

Marx sort de ce « moment machiavélien » de 1843, on l’a dit ; mais ce que repère M. Abensour, c’est que cette sortie n’est pas disparition de la pensée du politique chez Marx, enfouie dans un économisme réducteur. M. Abensour fait le lien entre ces analyses de 1843 et l’analyse marxienne de la Commune de Paris, où ressurgirait cette sensibilité à la modernité politique, c’est-à-dire à l’existence de la dimension du politique comme « médiation » spécifique, au-delà du mouvement social lui même.

Quand Marx dit que « la grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action » (Marx, « Adresse du Conseil général de l’AIT », in la Guerre civile en France, éditions sociales, 1968, p. 50, cité par M. Abensour, p. 99), cela signifie que l’émancipation des travailleurs ne peut s’effectuer que par la médiation d’une forme politique en l’occurrence la « constitution communale », pouvoir contre l’État. M. Abensour voit le prolongement des thèses de 1843 beaucoup plus que l’affirmation de l’acte révolutionnaire du prolétariat préludant au communisme. Dans l’advenue de la « constitution communale », dans l’acte qui permet à une classe d’effectuer son émancipation sociale, et dans la formulation que donne Marx de l’événement, se lirait moins un épisode vers l’abolition de l’État par résorption du politique dans le social, que l’affirmation d’une dimension, celle de l’expression du sujet politique moderne dans un acte instituant, déploiement d’une subjectivité dans la négativité révolutionnaire.

Certes. Et, en un sens, M. Abensour nous propose là une lecture d’un Marx « bakouninisé », qui valorise le politique « contre », la négativité dans son pur déploiement instituant, qui n’est pas que geste héroïque du peuple, instant de coïncidence à soi du démos, mais moment béni où le geste rejoint la forme de l’expression : constitution communale, c’est-à-dire médiation du politique, dimension du politique affirmée dans l’acte qui est agir instituant. Dans cette interprétation marxienne de la Commune, M. Abensour repère le déplacement de la question du sujet du démos, c’est-à-dire ici le prolétariat, vers, non la forme de la communauté politique, mais la forme de l’action : action contre l’État.

M. Abensour voit là la permanence chez Marx d’une vraie interrogation en termes de politique moderne, qui chemine au-delà d’un silence apparent de trente ans, et la présence chez Marx d’une vraie sensibilité aux ambiguïtés de notre politique moderne. Résurgence donc de l’interrogation sur « l’agir instituant », et sur le Sujet politique.

Si la Commune est décrite comme une expérience politique où l’agir politique se déploie comme « contre » et comme « vivre ensemble », renouant avec la double dimension nécessaire du contre et du lien entre les hommes (ce qui est commun), ce Marx-là est beaucoup plus bakouninien que saint-simonien ; il affirme la nécessité du politique contre, plus que la résorption du politique dans l’administration des choses.
On voit que M. Abensour, posant le problème de la liberté politique authentique à travers l’analyse de la « vraie démocratie » selon Marx, rencontre la question de l’anarchie. Mais ce qui nous intéresse ici c’est moins de déceler chez Marx une pensée qui revient à dire que la vraie démocratie est anarchie, que le concept d’anarchie qui ressort de cela.
La question est bien en effet de savoir de quelle anarchie il s’agit dans cette pensée de Marx, et dans la lecture de M. Abensour. La force de son analyse vient de ce qu’il met au jour un concept de démocratie qui ne se contente pas de se dire comme « mise en scène du vivre ensemble des hommes selon les exigences de la liberté », formule suffisamment générale pour rencontrer l’assentiment des démocrates avertis de large obédience... Le concept de démocratie qu’il dégage est démocratie contre l’État, au sens où il s’agit de cet agir auto-instituant, d’une activité qui vise en permanence à ne pas laisser émerger les conditions de cette structure de domination qu’est l’État.

En ce sens, la démocratie contre l’État, l’idée de vraie démocratie enfouie dans la Critique du droit politique hégélien et ressurgie dans l’analyse de la Commune, est an-archie.

Si l’on prend la mesure exacte de la lecture que Abensour nous propose de ce moment machiavélien chez Marx, nous découvrons un Marx insoupçonné, « an-archiste », au sens d’une position philosophique « an-archiste ».
Cette posture philosophique « an-archiste » de Marx est attestée par le fait que l’essence politique du démos est libre activité instituante, imaginaire radical au sens de Castoriadis. Activité instituante qui ne s’objective pas pour se retourner contre son origine.

Il n’est pas innocent du reste que M. Abensour tente dans ce registre un parallèle ou un rapprochement Marx/Godwin, mettant au jour leur complicité dans un refus commun de cette distance entre le Sujet politique et son acte, dans une valorisation partagée de la coïncidence du démos à son œuvre, et qu’il condense dans une formule aussi parlante que concise : « critique de l’idée de forme et valorisation de l’action sont les conditions de la vraie démocratie ».

Certes. Mais décrire la démocratie comme mouvement incessant de lutte contre toute objectivation étatique possible et redoutée, par un acte instituant dans lequel le démos se pose comme sujet sans jamais aspirer à se transformer en forme organisatrice totalisante ni séparée de l’origine dont il sourd, il émerge, c’est-à-dire qualifier « l’agir démocratique » comme auto-institution qui ne peut donc être que « contre », demeure néanmoins problématique. L’élégance théorique du raisonnement ne laisse pas de nous interroger sur le principe politique concret de son effectuation.
La démocratie se ramène en effet aux moments de lutte inauguraux, moments où un acte nouveau est posé, une rupture inaugurale, moments contre, certes, et moments contre toujours reconduits dans leur fondement qui est « vouloir » du démos ; c’est par là que cette « vraie démocratie » découvre ses liens avec l’anarchie. Aussi Abensour a-t-il raison de souligner cette phrase de Marx qui dit que : « La Constitution est devenue illusion pratique aussitôt qu’elle a cessé d’être l’expression réelle de la volonté du peuple. » (Marx : Critique..., cité par Abensour, p. 68).
Il semble que les problèmes soulevés par cette approche soient de deux ordres : M. Abensour nous propose une lecture du moment machiavélien chez Marx qui restitue le politique comme tel dans une inspiration arendtienne très forte. C’est bien le politique comme rupture, événement, moment de l’émergence du nouveau qui est ici au centre de l’analyse. Ce moment, et la vigilance devant les risques d’objectivation aliénante, donc la lutte pour empêcher la cristallisation de l’action en « institué » étatique sont bien une priorité qui appartiennent à la pensée et à la praxis anarchiste, et comme tel il est important qu’Abensour ait exhumé cette position dans la pensée marxienne de 1843.

Mais au regard d’une réalité historique et politique telle qu’elle s’est constituée, cette position philosophique peut se voir soupçonnée d’un déficit dans sa capacité à saisir les expériences réelles ; il est sans doute difficile, hors moments historiques privilégiés, de penser la vie politique comme succession de moments instituants visant à ne pas sombrer dans l’objectivation d’un pouvoir.

Cette conception de la vraie démocratie laisse entier le problème de l’institué... et la conception d’un institué qui serait en cohérence avec les principes fondateurs, principes qui se ramènent eux-mêmes au pur vouloir, à la pure action instituante.

Question d’autant plus délicate ici qu’Abensour, dans son souci de maintenir l’existence d’une sphère du politique insiste sur la dimension de la loi, par laquelle la civitas fonde la societas.

Comment alors penser la Loi dans une dimension de l’institué qui serait permanente liberté ? Toujours est-il que cette analyse présente l’intérêt de renouer avec une question non résolue, celle d’un institué qui ne serait pas reproducteur de domination (problème sur lequel se penche E. Colombo dans « Anarchisme et devoir d’obéissance », voir ce numéro de Réfractions), et de réinscrire la réflexion dans une tradition anarchiste, celle de l’institution « contre », qui pose l’acte de la négativité.
M. Abensour rencontre là l’ambiguïté inhérente à la modernité politique ; de la même façon qu’il pointait les limites de Marx dans sa rencontre avec l’ambiguïté moderne quand celui-ci quittait le moment machiavélien pour ériger le prolétariat en sujet politique universel, porteur par sa négativité de l’acte inaugurateur de la société nouvelle (donnant figure à ce qui doit rester indéterminé), de même M. Abensour se heurte aux limites de la possibilité d’effectuation d’une vie politique conforme aux principes de la vraie démocratie. La démocratie en effet si dans le moment de sa naissance révolutionnaire doit lutter contre l’État ancien et contre l’État nouveau en train de naître possiblement, elle ne peut se définir par ce moment originaire plus ou moins bref. Se pose alors le problème de l’« institué », des modalités d’être de cette « vraie démocratie ».

Pour M. Abensour, dans l’ordinaire de la vie politique instituée, la démocratie est posée finalement dans un schéma non de « processus » mais de conflit. La démocratie est : « l’institution d’un espace conflictuel, un espace contre, une scène agonistique sur laquelle s’affrontent deux logiques antagonistes entre l’autonomisation de l’État et la vie du peuple en tant qu’action. » (Op. cit., p. 107). Mais cette logique propre de la démocratie, référée au quotidien de la vie démocratique, si elle se traduit par le passage du pouvoir « sur » au pouvoir « avec » ou « entre » les hommes, c’est-à-dire à la définition d’un espace commun, public, à l’invention d’un vivere civile, ce vivere civile est entrevu dans le conflit et non dans l’effectuation des règles de l’État de droit, car la division du social, la société non réconciliée demeurent inhérentes à la démocratie moderne.

Cette démocratie dont M. Abensour trouve la matrice chez Marx, et qu’il tente de prolonger de penser aussi dans notre actualité est une anarchie au niveau des principes qui la définissent. C’est une an-archie philosophique, au sens où il décèle dans sa lecture de la Critique une pensée qui reconduit en permanence au fondement d’un Sujet défini comme pur vouloir, pur agir, sans que l’objectivation dans une forme étatique ne l’aliène, mais qui mette en œuvre néanmoins une médiation qui soit institution d’un geste politique, et non simple expressivité du social.

La démocratie en effet est cette forme qui, à l’écart de tout arche marque les limites de l’État, et ruine le mouvement de totalisation de cette forme qui se veut souveraine.

La question qui se pose n’est pas de savoir si cette démocratie là est une an-archie, mais si cet anarchisme peut être autre chose qu’une position philosophique, tel que Abensour l’énonce ici. Il insiste en effet sur la mise en œuvre de la subjectivité politique qui soit institution d’un acte politique et non pure expressivité du social. Cette simple « expressivité » (qu’il reproche à un M. Hess, dont il définit la position comme philosophie anarchiste de l’action pure) recouvre, quand il est évoqué ici, un spontanéisme social, voire un « narcissisme social », qui seraient de nature « infra-politique ».

Or il semble que les théories et les pratiques qui ont pu dans l’histoire être référées à l’anarchisme renvoyaient aux principes de cette politique « contre » l’État, et non à un spontanéisme social oublieux du politique. Mais il est vrai, que reste irrésolue, ou problématique, ou « au risque » des actes possibles, la question de la transformation de cette pure an-archie comme position philosophique du sujet politique moderne, en institution d’un espace politique travaillé par l’invention de pratiques nouvelles, par l’autonomie et le désir d’autonomie.

On ne peut que souhaiter, avec M. Abensour, que « le penseur du politique se laisse toucher par l’anarchie, telle qu’elle fait retour chez les philosophes » (p.114), et plus encore que cette exigence de liberté radicale, au risque du vertige de l’an-archie soit de nature à faire barrage aux menaces de fixation et régressions identitaires qui font jour de toutes parts.

Une telle réflexion sur les conditions de possibilité de la liberté moderne, malgré son austérité, augure de la vigueur retrouvée de la réflexion libertaire dans notre actualité.

Monique Boireau-Rouillé