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Parcours politique des surréalistes 1919-1969
Article mis en ligne le 11 décembre 2009

Carole Reynaud-Paligot : Parcours politique des surréalistes 1919-1969,
CNRS Éditions, 1995, Paris, 339 p., 200 F

À part le groupe surréa liste, il est peu d’exemples, dans l’Histoire, d’un aussi petit nombre d’hommes ayant, de leur vivant, exercé une si vaste et profonde influence sur la pensée de l’humanité entière. Com ment ces hommes, si féconds parce que si attentifs et sensibles à toutes les manifestations de l’esprit, ont-ils eux-mêmes subi ou écarté les influences qui nous circonviennent tous, pour prendre position et intervenir dans les débats publics, descendre dans la rue ? Comment ce groupe, qui veilla à sauvegarder toujours son autonomie et sa cohérence de pensée et de comportement, voulut-il avoir partie liée avec les formations politiques de son temps ?

Carole Reynaud-Paligot répond à ces questions dans un ouvrage attractif et brillant, condensant sa thèse de doctorat d’His toire, et décrivant ce Parcours politique des surréalistes 1919-1969, qui est une trajectoire éclatante au ciel de notre siècle.

Individuellement, les mem bres de cette génération, née à l’aube du siècle, baignaient déjà dans une atmosphère où la contestation sociale, philosophi que, artistique, politique était des plus vives et revêtait une coloration libertaire qui ne pouvait échapper aux regards les plus lucides. L’auteur nous rappelle (p. 11) comment André Breton enfant avait été marqué de façon ineffaçable par l’envol des drapeaux noirs, plus encore que par la mer flamboyante des drapeaux rouges, ou par les lettres de feu sur une tombe de granit proclamant Ni dieu ni maître. Ou par " Anarchie ! ô porteuse de flambeaux ! " de Laurent Tailhade. Tandis que les autres futurs membres du groupe, sans se référer aux mêmes images, avaient bien été traversés d’influences analogues.

Pour eux, le premier choc collectif fut leur participation forcée à l’énorme et inepte boucherie de 14-18, acceptée passivement ou activement par les États, les opinions, la majorité des intellectuels, voire du mouvement socia liste. Puis, bien sûr, la Révo lution russe. Après un essai infructueux, en 1920, d’adhésion de Breton et Aragon au parti socialiste (p. 30), les surréalistes cheminent au côté des anarchistes avec qui pourtant une distanciation s’opère, encore inexpliquée 25 ans plus tard, empêchant toute fusion organique (p. 36) entre eux. Sans doute car étaient apparus le mythe de l’État ouvrier et l’idéalisation du parti bolchevik et du marxisme.

Ainsi, à partir de 1925, intervient une certaine " "éclipse libertaire" : la sensibilité libertaire du mouvement s’atténue au profit d’une "mystique bolchevique" " (p. 42). D’où, cette année-là, l’engagement bien connu du groupe au côté du PC, suivi de l’adhésion individuelle de cinq de ses membres en 1927 pour quelques mois au moins. Mais les réticences fondamentales de la direction du PC, concomitantes à la prise du pouvoir total par Staline, rapprochent les surréalistes de l’opposition trotskiste. Pourtant, en 1930, le Second Manifeste du surréalisme se démar que de cette opposition, tandis que les surréalistes essayent de jouer, au congrès des écrivains de Kharkov, la carte de l’appui de Moscou qui admettra le surréalisme dans la ligne de la " littérature prolétarienne ". Malgré l’adoption en 1932 du " réalisme socialiste ", en 1934 le congrès des écrivains de Moscou tolère encore le surréalisme, ainsi qu’en 1935, à Paris, de façon très discrète, un congrès international des écrivains...
Mais la situation des surréalistes est devenue intenable et, deux mois après, c’est la rupture publique : le groupe dénonce le culte idolâtre de Staline et " le processus de régression rapide qui veut qu’après la patrie ce soit la famille qui, de la Révolution russe agoni sante, reste indemne ". Une page d’histoire est tournée. Mais Carole Reynaud-Paligot s’efforce d’éclairer ces dix ans de collaboration non dépourvue d’ambi guïté à l’égard du stalinisme.

Pour elle, il y avait, au départ, chez les surréalistes un projet stratégique : " Ils entendent prendre une part active dans l’élaboration de la ligne culturelle du parti et, surtout, s’estimant les uniques détenteurs de l’art révolutionnaire, ils vont chercher à en obtenir la reconnaissance par l’instance "officielle" de légitimation : le parti communiste. " (p. 50) Et, en fin de parcours, " les démêlés de ces artistes et écrivains face au parti communiste apparaissaient comme la lutte des artistes pour leur indépendance face aux directives politiques. Mais cette démarche occultait le véritable enjeu littéraire, à savoir la lutte pendant près de dix ans pour obtenir du parti communiste la reconnaissance du surréalisme en tant qu’art révolutionnaire " (p. 104). Lutte de pouvoir, en fait, et qui se traduisait naturellement par une perte de liberté et de lucidité.
Revenu à lui-même, le groupe se jette dans la lutte antifasciste, le soutien au Front populaire, à la Révolution espagnole, dans la dénonciation des procès de Moscou et du totalitarisme et un soutien très critique à Trotsky. Pendant la guerre, les surréalistes restés en France maintiennent tant bien que mal une expression échappant à la censure et entrent dans différents réseaux de Résistance, ce qui leur vaut leur lot d’arrêtés, déportés, fusillés et morts au combat.

Après la guerre, avec leur premier tract - Liberté est un mot vietnamien - ils reprennent immédiatement ce combat anti-impérialiste et anticolonialiste, qui les avait mobilisés dès 1925 - Vive l’Allemagne ! Vive les Rifains ! À bas la France ! - (p. 52) avant même leur engagement au côté du PC. Et la toute naturelle convergence avec le mouve ment anarchiste reprend, notamment sur la défense, en 1948, des Citoyens du Monde, de l’objection de conscience. Et ce seront les " Billets surréalistes " publiés dans le Libertaire, en 1951 et 1952. Mais, ici aussi, on aboutit à une rupture : à partir d’une divergence sur l’Homme révolté de Camus, on voit poindre un désaccord sur les rôles respectifs et les relations mutuelles des artistes et des militants ouvriers, même unis dans une perspective commune. Par contre, la séparation, ici, ne débouche sur aucune hostilité.
La guerre d’Algérie commence le 1er novembre 1954 et, dix jours après, F. Mitterrand, ministre de l’Intérieur, fait saisir le Libertaire, le seul journal qui ose parler de résis tance et comparer les fellaghas aux maquisards. Dès ces premières semai nes, les surréalistes se retrouvent avec certains anarchistes et trotskistes, les seuls dans toute la gauche française à fonder un comité pour rechercher comment lutter pour dénoncer l’impérialisme.

Ils resteront longtemps isolés, rejoints par les anticolonialistes de toujours comme Daniel Guérin. Dans le silence honteux de la gauche officielle où partis socialiste et commu niste s’entendent pour voter les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en 1956. On les retrouvera à chaque pas de l’avant-garde intellectuelle qui se mobilise lentement ; comme dans la " Décla ration, dite des 121, pour le droit à l’insoumission " qu’en 1960 aucun journal n’ose publier. Ou dans le combat de Lecoin pour l’objection de conscience obtenue en 1962, en même temps que la paix en Algérie...
En 1966 meurt André Breton, en 1968 l’Ar chi bras qui se solidarise avec les étudiants est saisi, et, en 1969, la dissolution du groupe parisien " historique " laisse la place à un surréalisme " éternel " et éclaté au monde entier.

À la lumière de cette séquence événementielle, C. Reynaud-Paligot souligne une double constance. D’a bord la dimension philosophique du surréalisme qui, malgré Hegel, se veut irréductiblement attaché à la recherche esthétique comme source, non seulement de plaisir, mais d’approche cognitive. Et, d’autre part, comme s’étant " assigné pour but permanent la constitution d’une éthique " (p. 208). Ce qui le lie aux anarchistes plus qu’à tous autres.

Et, deuxième constante, cette éthique a toujours été essentiellement libertaire : rupture avec l’ordre établi, contestation du travail non choisi, de la légitimité des partis politiques, du rationalisme, et poursuite d’un monde fondé sur les activités ludiques et régi par le désir, les passions, l’amour, le rêve. D’où la rééva luation, par rapport à Hegel et Marx, d’Helvétius et Fourier, et autant de Stirner, Prou dhon, Bakou nine, Louise Michel, Élisée Reclus, Kropotkine.

" Transformer le monde ", selon Marx, et " changer la vie ", selon Rimbaud, resteront longtemps les deux leitmotive révolutionnai res liés par le surréalisme et que l’on voit sans cesse réémerger, par exemple en France en 1968 ou en 1981.

" Ce parcours politique du mouvement surréaliste aurait pu s’intituler De l’anarchisme à l’anarchisme tant la composante libertaire est manifeste. " (p. 229) Et ce n’est pas Breton qui aurait contredit C. Reynaud-Paligot, lui qui en 1919 répondait à Max Jacob que son ambition était de devenir " l’anarchiste parfait " (p. 30) et se désignait souvent comme anarchiste.

Roland Breton