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Alain Thevenet
Une terre à habiter une histoire à batir
Article mis en ligne le 25 août 1998
dernière modification le 25 août 2009

L’émergence de l’Etat moderne*

Tout au long du XIXe siècle, la conviction selon laquelle le politique n’était qu’une " superstructure " dépendant du social et de l’économie était largement partagée, y compris par nombre d’anarchistes. Avec des nuances, cependant, puisque ces derniers ont toujours mis en avant l’aspect moral des relations humaines.

Antérieurement, il est vrai, la dimension politique n’a pas constamment été mise en avant dans la réflexion sur la construction des sociétés humaines. Sans doute cette dimension existe-t-elle toujours et partout, du moins si on considère que le politique s’identifie à la structuration des liens interpersonnels, au dépassement des intérêts immédiats et à la projection d’un lieu vivable pour les êtres humains que nous ne connaissons pas directement ou qui viendront après nous. Alors, on peut estimer que la dimension politique s’exprime nécessairement dans la communauté humaine et pour elle, dans son existence présente et dans son devenir. Ou, selon Hannah Arendt, dans le monde des hommes.

On trouve cette préoccupation explicite chez les Grecs, exprimée différemment, par exemple chez Platon et chez Aristote. Mais, à l’inverse, la Bible nie la dimension politique, ou la subordonne à la dimension divine, puisque tout pouvoir vient de Dieu et n’en est que l’émanation. Le christianisme et sans doute aujourd’hui l’islam conservent cette tradition. Cependant, au cours du Moyen-Age, puis de la Renaissance et jusqu’au XVIIIe siècle, s’élabore peu à peu une théorie politique qui tend à l’autonomisation du pouvoir temporel. L’idée de l’Etat moderne est donc relativement récente et se substitue graduellement à d’autres formes politiques plus anciennes, l’Empire et la féodalité, tous deux directement inspirés d’une conception divine du pouvoir. Antérieurement, la Cité grecque et l’Empire romain étaient aussi des formes politiques différentes de celle de l’Etat.

Mais si la conception de l’Etat moderne s’élabore en opposition à l’idée d’un pouvoir divin absolu qui aurait la mainmise sur toutes les affaires humaines, le concept de cet Etat se construit sur le modèle de cette puissance absolue ; il s’agit de créer une nouvelle légitimité, dont la notion-clé, inaugurée au XVIe siècle par Jean Bodin, est celle de souveraineté. Celle-ci peut s’incarner dans le pouvoir absolu du roi, mais aussi dans le peuple, sous la forme par exemple de la " volonté générale " qu’elle prendra plus tard chez Rousseau ; de cette " volonté générale ", on peut voir un avatar dans les conceptions plus récentes du parti comme avant-garde et expression de la volonté non exprimée du peuple.
Dans cette légitimation de l’Etat, deux voies théoriques sont possibles : la voie platonicienne, d’abord, selon laquelle l’Etat et les institutions ne peuvent être que les reflets imparfaits d’un monde parfait, inaccessible, le monde des idées. Dans ce cas, il faut tendre à ce que les détenteurs du pouvoir soient ceux que désigne leur proximité relative et supposée à cette perfection. Moins ambitieuse, la voie aristotélicienne vise simplement à maintenir un équilibre relatif entre les hommes et leurs intérêts différents. Mais d’une manière comme de l’autre c’est toujours l’immobilité ou la permanence qui sont recherchées ; dans le premier cas, la permanence transcendantale d’un monde idéal ; dans le second cas, l’immobilité et la contrainte qui sont issues des efforts humains pour élaborer un droit positif, contractuel.

Les choses (ou plutôt les idées) changent un peu au XVIIe siècle, en particulier avec Hobbes et Spinoza. L’un comme l’autre, par des voies différentes, mettent au premier plan du souci politique l’individu concret, ses aspirations, ses besoins, et aussi ses imperfections et ses craintes. Spinoza initie une conception de la raison toujours en création et en évolution et de l’individu comme partie non mécanique d’une totalité en mouvement incessant. Plus pessimiste, Hobbes soutient l’idée d’un " droit naturel " qui oppose (à cause de leurs passions et malgré eux) entre eux les hommes dans le but de défendre leurs vies individuelles. Pour éviter la mort, et la forme qui en est la plus terrible, la mort par la main des autres hommes, ils sont conduits, selon lui, à adopter une " loi naturelle " par laquelle ils passent un contrat de soumission vis-à-vis du pouvoir absolu, soumission en échange de laquelle ce pouvoir est censé assurer leur sécurité. Hobbes justifie ainsi l’absolutisme et la domination, mais par des arguments qu’on peut facilement retourner si on refuse son pessimisme initial. Comme Spinoza, il récuse en tout cas l’idée d’un pouvoir transcendant et par là même intangible. Puisque ce dont il s’agit maintenant, c’est de confier aux hommes la charge de construire leur cité, tous deux ouvrent ainsi la voie à ce qui deviendra avec Kant l’idée républicaine moderne. Mais ils ouvrent aussi, et c’est ce que je souhaiterais montrer, une voie qui est restée vivante, bien que souterraine et qui pourrait bien être la voie libertaire moderne. Moderne en effet, parce que les mouvements antérieurs que les libertaires pourraient considérer comme précurseurs étaient jusque-là des mouvements généralement millénaristes faisant référence à un retour à un Age d’or mythique, à une sorte de " cité de Dieu ", pour reprendre l’expression de saint Augustin, cité dans laquelle les conflits n’auraient pas trouvé de place, où aurait régné l’harmonie universelle et définitive. Ces mouvements imaginaient donc une cité immobile, dans laquelle aucune évolution ultérieure n’était imaginable.

Le siècle des Lumières inaugure une tradition différente dans laquelle nous sommes encore. Cette tradition a donc été à la source de deux directions dans le domaine de la philosophie politique. L’une, à la suite de Rousseau, puis de la Révolution française et de Kant, a vu l’émergence de l’idée de République (et la tentative de sa réalisation), censée être établie selon les critères de la raison souveraine. On peut penser que cette voie s’est appuyée aussi, dans un premier temps, sur un certain matérialisme mécanique, qui peut être représenté par exemple par La Mettrie d’une part et Helvétius de l’autre. Si on suit cette conception, la chaîne des antécédents et des conséquences est partout inéluctable, même dans le champ des relations humaines. Dès lors, la connaissance la plus étendue possible serait seule nécessaire et suffisante à établir les règles capables de régenter les relations humaines. Ce qui suppose bien sûr que l’élaboration de ces règles soit confiée à ceux qui possèdent cette connaissance de la science politique. Certes, la vision de Kant est plus subtile et plus large. Il n’en reste pas moins que les principes de la " république universelle " sont établis par une raison immuable et que le monde de la morale et celui de la politique sont imaginés par Kant comme étant régis par des catégories tout aussi systématiques que le monde de la connaissance. Hegel renforcera cette tendance à considérer la raison comme un absolu, qui prend différentes formes selon les circonstances et l’époque historique dans laquelle elle s’incarne.

La pensée des Lumières à la source de l’anarchisme

Mais il est une autre tradition, plus ignorée, qui, à mon sens, trouve aussi son origine immédiate chez les penseurs du siècle des Lumières, et singulièrement chez Diderot. Celui-ci est certes matérialiste, comme ses contemporains La Mettrie et Helvétius, mais alors que ces derniers s’intéressent surtout aux sciences physiques, il est lui fasciné par la biologie et la chimie et les possibilités d’évolution dont elles témoignent. Vraisemblablement lecteur de Spinoza, il élabore un néo-spinozisme marqué essentiellement par le vitalisme. Les phénomènes vivants se caractérisent selon lui par une multitude de combinaisons possibles qui laissent ouverte la possibilité de l’imprévu ou de l’imprévisible, et donc de l’intervention des hommes. Cela lui permet de témoigner d’une curiosité peu commune pour les développements encore inconnus de la connaissance aussi bien que pour les phénomènes que la science de son temps, ou même celle d’aujourd’hui, ne peut expliquer. De même, il s’intéresse aux cultures non européennes, non avec la condescendance d’usage, mais avec une réelle curiosité et avec le souci de ce qu’elles peuvent nous enseigner. Enfin, il est vraisemblablement le premier philosophe à se dire ouverte ment athée, avec une certaine prudence cependant, car son emprisonnement (à la suite de la publication de la Lettre sur les aveugles dans laquelle il proclame son athéisme) a été pour lui une amère expérience qu’il ne souhaite pas renouveler. Mais cet athéisme laisse vacante la place qu’occupait encore Dieu chez Spinoza. Une place d’absolu que la nature ne peut occuper et qui conduit sa pensée vers l’empirisme des philosophes anglais.

Curieusement, cet héritage des Lumières est généralement passé sous silence. De Diderot lui-même, on ne retient souvent que l’Encyclopédie, et dans son aspect le plus systématisant, comme une tentative d’enfermer le réel dans des catégories déjà préétablies. C’est faire peu de cas de l’ouverture et de la curiosité dont elle veut porter témoignage, ainsi que de l’intérêt, nouveau, porté aux techniques manuelles, et par conséquent aux travailleurs qui les possèdent. Il y a, il est vrai, chez Diderot beaucoup de contradictions. En particulier, en ce qui concerne les liens entre l’homme et la nature, il hésite entre une conception selon laquelle le progrès découle de la domination que celui-là exerce sur celle-ci, et la conception d’une loi naturelle (qui s’appliquerait aussi bien aux êtres humains qu’au reste de la nature) dont le respect peut seul permettre aux hommes de progresser. On peut notamment retrouver cette deuxième direction dans le Supplément au voyage de Bougainville. En tout état de cause, ce qui me paraît le point central de l’œuvre de Diderot, c’est son vitalisme, par lequel il propose de remplacer la contiguïté par la continuité et qui s’exprime sans doute le plus clairement dans le Rêve de d’Alembert. Un vitalisme qui met au premier plan des valeurs humaines la vie, et la recherche du bonheur. Dans ce contexte, la raison prend évidemment un autre sens que celui qu’elle a chez Rousseau et qu’elle aura plus tard chez Kant. Ce n’est pas la déesse froide et inflexible qu’on a l’habitude de décrire, mais un guide stimulant et joyeux, prêt à toutes les aventures. On s’accorde d’ailleurs à reconnaître que le bonheur, considéré comme un but possible et souhaitable par le seul effort des hommes, et non par un don de Dieu ou de la " Providence ", est une idée que l’on doit aux Lumières. Et c’est surtout Diderot qui développe cette idée du bonheur en tant qu’aspiration spontanée qui se moque de tous les règlements et n’a pas besoin de guide éclairé pour contrôler son développement.
Mais, du fait de cette orientation vers l’avenir et de l’aspect brouillon de cette allégresse, il est bien difficile d’élaborer un système qui, par définition, ne peut qu’être enfermant, explicatif, rassurant. Par ailleurs, dans le domaine strictement politique, Diderot, comme la plupart des philosophes des Lumières (hormis Rousseau), mais avec plus de lucidité et d’autocritique, admet l’hypothèse du despotisme éclairé et croit quelque temps que l’impératrice Catherine II peut être l’un de ces despotes. C’est sans doute ce qui explique que cet héritage des Lumières soit resté souterrain et clandestin. La vie rentre difficilement dans des catégories préétablies et se plie difficilement aux systèmes.

La ligne de partage entre la République et l’anarchie

Les œuvres fondatrices de Kant et de Godwin sont à peu près contemporaines, et une comparaison entre elles montrerait sans doute ce qui, à partir de données de base communes (l’un et l’autre ont à assumer les héritages conjoints de Rousseau et de Hume et la renonciation au " dogmatisme " qu’ils supposent), trace une ligne de partage entre la tradition de l’Etat républicain et la tradition anarchiste. Par exemple, pour Godwin, il n’y a pas de séparation entre le domaine de la morale et celui de la politique. Il n’y a pas de morale autre que publique, donc politique, puisque toutes nos actions font partie d’une chaîne d’événements dans lesquels elles s’inscrivent nécessairement. Pour Kant, le politique est rendu nécessaire par l’incapacité constitutionnelle des êtres humains à conformer leur conduite aux lois absolues de la morale, posées une fois pour toutes, et qu’ils ne peuvent qu’approcher. Pour Godwin, ce sont ces lois elles-mêmes qui sont toujours approchées, et en continuelle amé lio ration. Lois qui, d’ailleurs, ne sont pas chez l’un et chez l’autre de même nature. Pour Kant, elles relèvent d’un impératif catégorique, bien antérieur à toute idée même de bonheur, alors que pour Godwin c’est cette recherche du bonheur qui est la loi humaine, la loi naturelle qui s’applique aux êtres humains comme à toute vie. Ce qui implique que le changement lui-même est une loi à laquelle il convient de se plier, en faisant en sorte qu’il soit " positif ". Kant considère ce changement avec inquiétude et son souci est de le contrôler, pour éviter qu’il ne soit dirigé par l’égoïsme foncier des hommes. Il vise ainsi à introduire une règle de domination de maximes générales pour éviter la domination arbitraire de quelques-uns. Pour l’un comme pour l’autre, la raison est universelle, mais, là encore, s’agit-il bien de la même raison ? Kant la pose comme un a priori, tandis que pour Godwin il s’agit plutôt d’un guide qui, puisque nos facultés sont globalement les mêmes et ne peuvent que s’enrichir les unes les autres, doit conduire tous les contemporains à un état de civilisation à peu près homogène. Puisque nos sens sont les mêmes, que nous sommes tous guidés par la même recherche du bonheur que ces sens nous font ressentir à travers les mêmes impressions, qu’il s’agisse d’impressions sensibles ou d’impressions intellectuelles (satisfactions du goût, ou plaisir de la découverte intellectuelle), si nous communiquons correctement entre nous, nous devons arriver à peu près à la même appréciation.

On ne peut cependant considérer la pensée de Kant comme d’une seule pièce. L’ouverture de Qu’est-ce que les Lumières ? a des accents qui ne peuvent que toucher les libertaires : " Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement, mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! " Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières " . Cela explique aussi l’importance que Kant donne à la liberté de la presse, point sur lequel il serait en accord avec Godwin. Mais, pour Kant, ce qui est valable et indispensable dans le domaine de la pensée n’est pas transposable dans le domaine politique. En effet, " l’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître. "
Les conséquences quant aux conceptions directement politiques sont nettes : le modèle kantien est celui de la " république universelle ", Etat mondial unissant tous les hommes sous la domination d’une même raison. Ce but ne peut être atteint que parce que, derrière les hommes concrets, et presque malgré eux, il y a un plan qui, sans qu’ils soient partie prenante d’une évolution qui ne peut cependant se réaliser qu’avec leur coopération, les conduit à ce but : " On peut envisager l’histoire de l’espèce humaine en gros comme la réalisation d’un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite sur le plan intérieur et, en fonction de ce but à atteindre, également parfaite sur le plan extérieur ; c’est le seul état de choses dans lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu’elle a mises dans l’humanité. "

Je risquerai ici une interprétation : sur l’enthousiasme premier de Kant, son aspiration à la liberté et à l’émancipation, passe le rouleau compresseur des trois Critiques, et en particulier celui de la raison pratique. Alors, au bout du compte, il ne reste qu’une Doctrine du droit, soumise à l’impératif catégorique et qui aboutit à une paix perpétuelle dont, antérieurement, dans Vers la paix perpétuelle, Kant avait perçu avec humour la parenté avec la paix des cimetières. Reste aussi une Doctrine de la vertu, où celle-ci n’apparaît le plus souvent que comme un recueil de recettes de bonne conduite. Ainsi se dilue l’idée républicaine... Récupérée plus tard par Hegel qui en dénoncera les contradictions non résolues, elle deviendra l’idée de l’Etat, souverain et non discutable. L’élan ainsi perdu ne pourra être retrouvé qu’avec les concepts quelque peu réducteurs de nation et de patrie. Puis le développement de la société industrielle fera passer au second plan cet Etat lui-même qui, demeuré pour les anarchistes paradigme de la domination, n’est peut-être plus aujourd’hui qu’une enveloppe vide dont la seule fonction est de protéger les intérêts dominants, tandis que s’élaborent, à l’écart de sa réalité concrète de paravent, les doctrines de ses théoriciens.

Ainsi se dilue peut-être aujourd’hui la République qui, sous l’abstraction de la " volonté générale ", se contente de gérer au jour le jour les conflits d’intérêts qu’elle est incapable de dépasser. De la même manière, l’Etat, réduit à sa plus simple expression en tant que principe autonome, se contente d’être le garant d’un ordre fragile et de maintenir par là même les intérêts capitalistes dominants .

A l’inverse, le modèle godwinien est celui d’une multitude de petites communautés, de " paroisses ", selon l’expression de l’époque, se fédérant en collectivités plus importantes en fonction de leurs besoins et de leurs intérêts matériels et intellectuels. Sans doute pourrait-on retrouver chez tous les penseurs anarchistes, avec des nuances plus ou moins importantes, ce qui constitue les intuitions fonda mentales de Godwin, qui pose, me semble-t-il, les bases philosophiques de l’anarchisme. Je voulais simplement montrer ici que, à mon avis, le courant libertaire moderne est directement issu du rationalisme des Lumières et que nous sommes des enfants, sans doute bâtards, mais bien réels, des pensées du XVIIIe siècle. Enfants bâtards parce que, dès l’origine, la pensée anarchiste n’est pas née seulement de l’union légitime entre l’idée de raison constituée et le concept abstrait d’" homme ", mais de celle entre l’idée de possibles pressentis et expérimentés (une raison constituante) et l’indignation contre l’in jus tice et la misère bien réelles d’êtres concrets.

Il est une autre différence entre Kant et Godwin, qui n’a pas à voir avec leur philosophie, bien que... Kant ait passé toute sa vie perché au sommet d’une chaire universitaire. Godwin, un instant ébloui par un succès qu’il ne désirait pas vraiment, en tout cas pas pour lui-même, est bien vite retourné à l’obscurité de l’anonymat, rejeté unanimement par les " bonnes âmes ", et poursuivi par les créanciers. Les idéologues de la République, surfant dans un monde d’idées, les allient les unes aux autres en des combinaisons idéalement parfaites. Et lorsque la réalité refuse de s’y plier, tous leurs efforts tendent à la mater. Ainsi fut-il fait sous la Terreur ; et ainsi est-il fait encore aujourd’hui, et ce n’est là qu’un exemple relativement bénin, avec le plan " vigie-pirate ", au nom de la sécurité. Les anarchistes n’ont pas refusé de fréquenter ce que les élites avaient l’habitude de considérer comme des mauvais lieux et des bouges, là où rôdent la misère et les passions. Ils ont éprouvé concrètement la consistance de la glèbe et de la fange qui s’y trouve, sachant que cette glèbe était le terrain le plus propice à l’épanouissement des fleurs de l’avenir. La recherche de la justice politique peut trouver son origine dans deux exigences qui, bien que non contradictoires, ne sont pour autant pas obligatoirement liées. A travers la justice, on peut être à la recherche d’une harmonie, d’un équilibre et d’un ordre conceptuels ; dans cette optique, l’injustice représente avant tout un désordre en contradiction avec l’idée. Mais l’exigence de justice peut naître aussi de l’indignation et de la révolte devant le sort qui est fait à des êtres humains concrets, condamnés par un ordre social et politique injuste à une existence non humaine. Ainsi les enfants et les adolescents d’aujourd’hui sont-ils condamnés, pour bon nombre d’entre eux, à vivre dans un monde dans lequel ils seront simplement posés comme des objets dont on attend l’inertie en échange de la condescendance qui leur sera prodiguée. Comment n’être pas révolté par l’injustice qui leur est faite et qui prive les autres êtres humains des richesses qu’on découvre en eux et qui sont considérées comme quantité négligeable ? " No future ", disaient les punks il y a vingt ans. Nous y sommes, et le futur est interdit à ceux à qui il est défendu de l’imaginer. Plus directement encore, les enfants du tiers monde sont directement condamnés à mort " par la main des autres hommes ".

Peu à peu, tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la deuxième partie du nôtre, la République s’est trouvée ainsi réduite à n’être qu’une idée vidée de toute substance concrète, objet seulement de considérations métaphysiques et de discours électoraux, à laquelle se substituait l’entité Etat, articulée par le droit positif. Parallèlement, la vie réelle des êtres humains se déroulait dans d’autres sphères, celle du social, artificiellement éliminé de la réflexion politique, et celle de l’économie jointe au domaine social comme explication et justification ultimes. L’influence du marxisme n’est évidemment pas étrangère à ce retrait de la pensée politique dans le pur domaine du concept ou de la législation qui, l’un et l’autre, se réfèrent en définitive à l’absolu et à la totalité : au concept " homme " on peut sans doute appliquer une loi qui vise à être unique, tandis que les hommes réels, dans leur multiplicité, se cabrent contre cette mise en forme.

Le retour de la philosophie politique

Aujourd’hui, on assiste à un retour en force de la philosophie politique. Quelques réflexions, cependant, sur le contenu de celle-ci. Et d’abord une remarque : elle s’identifie le plus souvent, et même très généralement, à une réflexion sur l’Etat, pris comme un donné incontournable ou indépassable, seul cadre possible au politique. C’est de ce présupposé que partent la plupart de ceux qui s’intéressent aujourd’hui à la philosophie politique, l’exemple le plus caractéristique étant fourni par Luc Ferry. D’autres, comme Blandine Kriegel, veulent revenir à l’idée de République et, en référence à la république universelle de Kant, s’appuient sur une philosophie des droits de l’homme (du reste difficilement admissible par la pensée libertaire puisqu’elle se réfère à l’idée d’un homme absolu) mais, pour ce faire, considèrent le passage par l’Etat et par les Etats comme un passage obligé.

Et pourtant... Comment peut-on imaginer que les hommes, avant l’invention de l’Etat contemporain, qui fut élaboré, en gros, entre le XVIe et le XIXe siècle, aient vécu dans un Etat pré-politique, et que les civilisations non européennes soient aussi en aval de ce bienfait ? Avant l’Etat, le politique a pris, on l’a vu, les formes notamment de la Cité, de l’Empire et de la féodalité. Or, aujourd’hui, la réalité échappe à l’Etat, sauf sous ses aspects répressifs ou d’assistance. Ainsi, il ne contrôle plus rien, la " marche du monde " étant définie par les puissances d’argent, mais il s’est rendu en même temps indispensable. Les formes politiques réelles aujourd’hui, celles qui contrôlent concrètement l’espace inter-humain, le monde des hommes, sont peut-être justement l’Empire (le monde " libre ", c’est-à-dire le capitalisme, qui impose sa domination à l’ensemble du monde par le biais des multinationales et du spectacle de la marchandise qu’elles offrent) et la féodalité (qui semble la règle, par exemple, dans les ghettos des banlieues d’une part et dans l’entreprise de l’autre, là où règne de plus en plus le pouvoir de la hiérarchie). Il n’y a pas lieu de se réjouir de ce retour en arrière.

Mais si on ne considère plus l’Etat comme la forme indépassable et achevée du politique, d’autres possibilités s’ouvrent alors à celui-ci. Et c’est peut-être là que l’anarchisme a son mot à dire.

La philosophie politique contemporaine a aussi une autre caractéristique générale. Elle s’intéresse à des concepts, et l’homme dont elle parle est un homme abstrait et absolu, désincarné. Ainsi la philosophie politique élimine-t-elle volontairement de sa sphère de réflexion le domaine privé, ce qui est globalement justifié (sauf peut-être si on intègre, comme le fait Clark, à ce domaine privé la conception que chacun a du monde dans son ensemble et des liens qui unissent les hommes en particulier), mais aussi le domaine social, ce qui l’est beaucoup moins, car c’est à travers ce domaine que les êtres humains sont concrètement inscrits dans le monde. C’est donc aussi à travers le social que les conceptions réellement politiques des hommes s’ex priment le plus clairement. C’est ce que constate Hannah Arendt, qui pourtant souligne cette division, lorsqu’elle constate dans la Condition de l’homme moderne que l’une des expressions politiques les plus claires a été la constitution des conseils ouvriers.

A l’intérieur des frontières ainsi constituées, la philosophie politique est réduite à n’être essentiellement qu’une réflexion sur le droit, et singulièrement sur le droit positif (institué par les hommes, par opposition au droit naturel qui les précède et qu’on peut, selon le cas, considérer comme un droit absolu, ou comme une loi de la vie).

La tendance générale est donc de faire le deuil de toute projection et imagination d’un avenir autre et de se contenter de la recherche d’un équilibre le plus stable possible qui préserve le plus " justement " possible les intérêts actuellement en cause. Ainsi, pour John Rawls, il n’est pas possible d’imaginer que les valeurs des uns et des autres puissent se concilier, ni même être conciliables ; ces valeurs ayant toutes le même poids, la tâche des règles politiques est seulement de permettre leur coexistence et la résolution la moins conflictuelle possible des luttes d’intérêts.

Mais refuser d’envisager " un autre futur ", c’est avaliser le présent. Ce qui revient, aujourd’hui, à refuser le politique, ou à ne l’admettre que comme instrument de l’économique qui est alors la valeur dominante. Le marxisme refusait aussi le champ politique ou le subordonnait au champ social. Bien sûr, l’exigence de justice sociale est un préalable à tout projet politique qui pose la nécessité de la justice. Mais elle implique nécessairement une conception de l’économique comme moyen et non comme fin, ce qui est une vision politique. En outre, l’exigence de liberté suppose que le projet politique soit premier. Si on admet ces deux exigences comme indissolublement liées, cela implique donc que le projet politique, premier, ne peut cependant être isolé d’un projet social, qui vise à la justice et qui lui est forcément subordonné, comme moyen, et du projet économique, qui n’a donc plus à voir avec de prétendues exigences de rentabilité ni avec des lois de la concurrence. Ne pas respecter cette hiérarchie revient donc soit à imposer la tyrannie au nom de l’égalité (qui signifie alors uniformité), soit à accepter l’économisme dominant, c’est-à-dire le capitalisme, la concurrence, et par conséquent l’exclusion et l’exploitation qui conduisent à la misère la plus grande partie de l’humanité. Les hommes " ne vivent pas seulement de pain ", mais, pour vivre, le pain leur est indispensable... On peut sans doute parler d’" égalité des droits ". Mais cela n’est rien d’autre qu’une duperie tant que la situation concrète d’un habitant du tiers monde, vivant sous la menace de la famine et dans la misère, et celle d’un actionnaire principal d’une multinationale n’ont strictement aucune commune mesure et rendent illusoire leur appartenance à une humanité commune.

Dans ce projet de reconstruction d’un espace politique premier, l’anarchisme a, me semble-t-il, au moins sa place.Une terre à habiter, une histoire à bâtir.

L’anarchisme est multiple, on l’a dit. Il est peut-être pourtant possible de retrouver quelques lignes directrices qui soient communes à ses différentes composantes. Nous excluons évidemment ici ce qu’on a parfois nommé " anarchisme de droite ", courant insignifiant en Europe, mais qui, avec quelques variantes, a pris une certaine importance aux Etats-Unis sous le nom de libertarisme.

 1. Justice et liberté sont jointes dans une commune exigence. Elles sont inséparables l’une de l’autre, ne prennent leur sens plein que l’une par l’autre. Tout projet politique anarchiste a donc pour finalité de permettre et de favoriser leur extension maximale.

 2. L’individu, ou sujet, n’est pas donné une fois pour toutes. Il existe en fonction de la situation qu’il vit, des rencontres qu’il fait, de son histoire personnelle, du milieu dans lequel il vit, des projections qu’il fait sur son avenir ; de la place aussi qu’il occupe, socialement et historiquement.

 3. Ce qui est premier, c’est le mouvement, le changement, le devenir. Tout ce qui vise à empêcher ou à limiter ce changement doit donc être restreint au maximum.

 4. Tous les individus sont liés les uns aux autres. " Ma liberté s’enrichit à l’infini de celle des autres. " Le développement de chacun et le développement de tous sont intimement liés, ce qui suppose, entre les hommes, l’existence d’une sphère politique à laquelle tous participent, et participent également, puisque leurs virtualités ne peuvent être connues a priori, mais qu’elles sont supposées infinies.

 5. Ces virtualités ne peuvent cependant se développer que de façon concentrique, du plus proche au plus éloigné. C’est à travers les problèmes concrets qu’ils rencontrent que les hommes peuvent se rendre compte à la fois de leurs propres possibilités, de l’aide qu’ils peuvent obtenir des autres et de l’enrichissement que cette aide est susceptible de leur apporter.

 6. Une politique anarchiste se donne pour première tâche de favoriser l’accession au bonheur concret de chacun des membres de la communauté. Mais le bonheur de chacun est lié au bonheur de tous de tous les hommes vivant aujourd’hui mais aussi du bonheur des hommes à venir, tel du moins qu’on peut l’imaginer. Cela implique donc que le bonheur ne soit pas considéré comme un absolu, défini une fois pour toutes, mais comme un élargissement et un enrichissement infini de chacun des membres de la communauté humaine et de celle-ci dans son ensemble. En ce sens, le souci politique premier ne réside pas dans la recherche de la stabilité, mais dans l’institution de conditions susceptibles de favoriser au maximum ce changement. Mais bien évidemment le bonheur ainsi conçu ne réside pas essentiellement dans la possession de biens (possession qui vise à être définitive), mais dans la réalisation de virtualités d’existence élargies à l’infini.

En fonction de ces considérations dont la formulation est évidemment discutable mais qui dans la pratique me paraissent à peu près reconnues par tous, il me semble qu’un certain nom bre de questions se posent aujourd’hui à ceux qui se réclament de l’anarchisme.

La domination est évidemment ce qui s’oppose le plus directement à un projet politique anarchiste (ce qui implique qu’il ne peut lui-même être imposé). Cela explique que le pouvoir sur autrui ait toujours été désigné par les anarchistes comme l’ennemi prioritaire. C’est dans la localisation de ce pouvoir que peuvent cependant résider quelques divergences. Traditionnellement, c’est l’Etat qui en a été considéré comme l’incarnation. On peut cependant se demander s’il en est aujourd’hui encore de même. Le pouvoir de décision, pour autant qu’on puisse l’identifier, paraît plutôt résider du côté des multinationales et des lois du " libre marché " qu’elles imposent. Paradoxalement, l’Etat apparaît parfois comme un recours contre cette toute-puissance. Sauf à n’y voir que l’aspect répressif et à mettre de côté l’" Etat-providence ", auquel en tant qu’individus isolés nous sommes souvent amenés à avoir recours, il me semble qu’il est difficile de nier qu’il serve parfois de contrepoids qui rend la vie moins insupportable. Ce n’est pas satisfaisant, et d’un point de vue idéologique pur cela contribue à la perpétuation d’un système injuste, mais dans la réalité immédiate, c’est ainsi, je pense, que ça se passe ; dans l’immédiat, c’est bien à l’Etat que les chômeurs adressent leurs revendications, et je ne vois pas comment ils pourraient faire autrement. On pourrait certes considérer l’Etat comme le côté idéologique de l’appareil de domination. Je serais plutôt incliné à le considérer désormais comme une " forme molle ", variant au gré des événements et sans projet propre.

Evidemment, la domination économique ne pourrait perdurer sans le soutien ou la justification que lui apportent l’idéologie et d’une manière plus générale la culture. Une manière de vivre suppose forcément une conception de la vie à laquelle les hommes adhèrent plus ou moins consciemment. Cette idéologie ne me semble pas aujourd’hui être transmise principalement par l’Etat. L’école, qui devrait être le canal privilégié de cette transmission, est de jour en jour plus déconsidérée et abandonne de plus en plus son rôle. Beaucoup plus efficace me paraît être le rôle culturel des médias qui véhiculent essentiellement les valeurs de la publicité : possession et concurrence, réussite individuelle et indifférence à tout ce qui sort de sa sphère privée.

C’est pourquoi il me semble que les deux axes prioritaires des luttes libertaires devraient porter aujourd’hui sur la domination économique et la domination culturelle. Par " culturel ", il ne faut pas entendre ici le domaine limité qu’on réserve habituellement à la culture, mais la conception générale qu’on se fait de la vie, de ses relations avec les autres humains et avec la vie en général, de sa place dans le monde et dans l’histoire.

Mais un autre aspect fondamental d’une politique anarchiste réside dans le problème que pose son inscription concrète dans un territoire. Pour vivre, les hommes ont besoin d’habiter un lieu, un lieu qu’ils sentent leur, à l’intérieur duquel ils puissent tisser des relations et à partir duquel ils puissent s’étendre vers le reste du monde. Ce lieu n’est pas forcément défini géographiquement ; les nomades ont su le créer au sein de ce que John Clark appelle la " nature sauvage ". Même urbain, il me semble en effet que ce lieu a à voir avec la nature, en ce sens que c’est un lieu où les hommes peuvent inscrire leur " nature ", où celle-ci peut entrer en relation dialectique et humaine avec ce qui les environne. Les hommes du passé, lorsqu’ils furent déracinés, ont eu cependant le loisir, pour autant qu’on puisse en juger, d’habiter là où ils étaient déportés. Les riches s’occupaient peu de ces mauvais lieux et laissaient les pauvres s’y organiser à leur guise. Ceux-ci ont pu ainsi, au moins partiellement, constituer des communautés sans doute imparfaites, mais dans lesquelles ils pouvaient se sentir plus ou moins chez eux. Exclus de la culture dominante, ils pouvaient également construire une culture qui leur soit propre, tisser des liens de solidarité, se rappeler un passé et imaginer un avenir.

Les hommes d’aujourd’hui sont posés dans les lieux qu’on leur destine, grands ensembles tous uniformes, ou bidonvilles. Ces lieux sont toujours posés à l’extérieur ou à la lisière de ceux où se déroule la vie officielle ; mais ce sont aussi des lieux destinés à n’être que provisoires ; on y vient d’ailleurs, de n’importe où, des lieux qu’il faut oublier, sans passé, en attendant des jours meilleurs, des lieux plus habitables, et un avenir idéal calqué sur l’image qu’en donnent les médias. Dans le meilleur des cas, on prévoit pour les êtres humains posés là des jolies couleurs sur les murs, des endroits pour jouer, des endroits pour se rencontrer et des commissariats de police. Dans le meilleur des cas toujours, c’est joli, et il est défendu d’y toucher, sinon ça s’appelle des dégradations et ça signe une absence de reconnaissance et d’esprit civique. Peut-on cependant imaginer qu’il est nécessaire aux hommes de " marquer " leur lieu pour l’habiter et que ce marquage n’a rien à voir avec les dégradations écologiques que font subir à la planète les grands de ce monde ? Quelques années plus tard, alors que peut-être ils commencent à les habiter, on démolit les endroits qu’on leur avait destinés et on leur dit en substance : " On ne vous l’avait pas dit, pour ne pas vous faire de peine, mais là où on vous avait posés, c’était vraiment indigne. On ne savait pas où vous mettre. Mais ne vous en faites pas, on va vous trouver un autre endroit. "

Dans le débat qui les oppose, Bookchin et Clark s’interrogent sur cette idée de territoire. A mon sens, les deux options qu’ils proposent et à propos desquelles ils s’opposent ne sont ni l’une ni l’autre, à elles seules en tout cas, pleinement satisfaisantes. Le municipalisme libertaire préconisé par Bookchin paraît difficilement adaptable en de tels lieux ; il me paraît en effet présupposer des habitants, ce que ne sont pas ceux qui sont posés là. Pour critiquables qu’ils soient, les comités de quartier qui sont initiés ici ou là pourraient fournir une base à ce municipalisme. Mais ils ne sont généralement fréquentés que par les militants et les édiles. Les autres hommes ne sont pas d’ici, ou leur ici se constitue souterrainement, ou dans un ailleurs imaginaire. Mais, d’un autre côté, le surrégionalisme que défend John Clark nécessiterait l’existence préalable d’une région naturelle, dont la nature serait reconnue par les habitants. Et, si c’est le cas, il risque de connaître les mêmes ambiguïtés et les mêmes dérives que celles de la " nation ". Je veux simplement dire ici que ces deux hypothèses, qui nécessairement doivent être expérimentées ou vécues, doivent tout aussi nécessairement entrer en discussion l’une et l’autre et l’une par l’autre. L’une et l’autre posent d’ailleurs la question fondamentale de toute philosophie politique, qui est celle du lien entre le particulier et l’universel et de la nature de ce lien.

D’autres possibilités existent qui témoignent du même désir d’inscription dans un espace et dans un temps concrets. Je pense en particulier aux expériences communautaires et singulièrement aux squats qui sont une tentative de se réapproprier l’espace. Je pense aussi à l’anarcho-syndicalisme qui peut représenter un espoir de reprendre prise sur son futur et aussi d’avoir un poids là où on se trouve concrètement placé, en réinvestissant et en faisant sien le lieu et le sens de l’entreprise ; en redonnant aussi au travail ou aux activités qu’on y effectue une signification nôtre qui ne soit pas celle qu’aurait voulu imposer le pouvoir capitaliste.

Sans doute aussi faudrait-il réfléchir aux Zones autonomes temporaires chères à Hakim Bey. Il nous faudrait en effet examiner les ressources que peuvent offrir les territoires virtuels, et surtout les moyens d’éviter que les pouvoirs s’en saisissent comme d’un nouveau terrain de domination. Toutefois, quelles que soient les possibilités qui s’offrent ainsi d’entrer en contact avec une multitude d’êtres humains que sans cela nous n’aurions jamais pu rencontrer, d’échanger avec eux idées et expérience, il est évident qu’une relation " virtuelle " est de nature fondamentalement différente de ce que peut nous offrir le contact de la parole et du corps de l’autre.

Aucune de ces directions ne me paraît exclusive des autres. Les temps sont incertains, aux anarchistes comme à tous les êtres humains. Par nos tâtonnements, dès lors qu’ils ne se limitent pas au domaine purement idéologique, nous pouvons contribuer à la restauration d’un espace politique, dans lequel l’anarchisme peut avoir un rôle à jouer, rôle dont nous n’avons, aujourd’hui, aucune idée précise, mais dont nous pressentons seulement la direction.

Imaginons cependant que cet espace puisse s’ouvrir, qu’une vie politique renaisse, faite de discussions, de projets, de voyages. A la place des pouvoirs institués visant à la permanence, à la place de l’ordre formel qui vise à aplanir ou à interdire les divergences, au risque, lorsqu’elles ne peuvent plus être étouffées, de les transformer en affrontements mortels, nous ne pouvons qu’imaginer des structures politiques souples qui favorisent l’échange et le changement. C’est alors que les vraies difficultés, celles qui tiennent à nous et que nous seuls pouvons résoudre, vont pourtant vraiment commencer, dues aux conflits de personnes, aux amours, au goût du pouvoir, aux haines, aux déceptions, aux espoirs, à toutes ces passions que Hobbes craignait destructrices. L’expérience a prouvé que l’ordre étatique pouvait l’être infiniment plus. Il nous faut donc faire le pari qu’un autre ordre est possible et l’expérimenter, sachant que cela n’ira pas sans mal et que nous demeurerons encore longtemps imprégnés des structures et des contenus de pensée qui nous ont formés et que nous ne pouvons que pressentir la civilisation qu’il nous reste à inventer.

Alain Thévenet


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