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Georges Mateos
EXPERIENCE LIBERTAIRE DU PROGRES TECHNOLOGIQUE
Article mis en ligne le 24 août 1997
dernière modification le 24 août 2009

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Mais où en est-on ?

J’ai cru pendant ces longues années de lutte que je comprenais ce qui se passait, que j’étais capable de l’expliquer soit à mes collègues de travail, soit à mes compagnons libertaires, ou bien même à mon entourage.

Oui je l’ai cru !...d’abord que le système capitaliste, auquel je m’opposais de toutes mes forces, étant conservateur par essence, n’avait pu que changer de forme depuis les analyses des Proudhon, Marx, Bakounine et Kropotkine, et dans la lecture des textes fondateurs, j’avais cru tirer autant de rails pour guider mon action.

LE CONSTAT DU VECU

Des rails ! Parlons-en...J’ai participé aux pieux mensonges quand j’y pense, du genre : "finalement pour comprendre n’importe quelle situation tout peut se résoudre à l’économie...avec un peu de politique quand même", et j’étais fier d’y ajouter le fond d’huile de la psychanalyse et le grain de poivre de l’écologie (des recettes de cuisine quoi !...)

Cela suffisait d’autant plus à mon bonheur que j’étais en accord sur ces (fausses) bases avec d’autres, avec beaucoup d’autres même, car ce fut une époque militante où les Bourses du Travail et les salles de réunion étaient des lieux de passages incessants et habituels.

Je ne parlerais pas des mythes partagés (ah ! le Grand Soir...eh ! l’ouvrier maître de la Production...oh ! l’Autogestion pour suppléer l’appareil capitaliste...), ni des espérances communes : l’Espagne après Franco, la Yougoslavie un nouveau modèle, étatique mais....ou l’Algérie qui peu à peu semblait prendre ses affaires en mains et avec laquelle tant de liens m’unissaient...et même les USA, oui l’archétype du capital ! le repoussoir des progressistes ! qui avait su intégrer toute contestation d’envergure par la déesse Consommation et le dieu Dollar, et qui se voyait tout à coup miné de l’intérieur non seulement par les Noirs (depuis des lustres), mais aussi par les jeunes et encore oh ! nouveauté, par les femmes ! voire même par les scandales politico-militaires... Jusqu’au monstre froid, l’URSS, l’archétype de l’État ! même si le secret dont il s’entourait rendait difficile la mise au jour de ses faiblesses et dysfonctionnements, des éruptions volcaniques soulignaient de temps en temps le travail des forces souterraines et après l’échec poignant du printemps de Prague, voici que se profilait la promesse de la Pologne...

Tout nous semblait possible ! nous étions, malgré l’agitation et les fatigues du militantisme, assez à l’aise dans nos baskets ! nous bénéficions d’avantages matériels à bas prix, ou du moins accessibles grâce au crédit bon marché ; cela nous libérait du temps : par téléphone, on pouvait convoquer des copains, discuter certains points, se donner des nouvelles ; grâce à la bagnole et aussi l’autoroute, la famille qui n’était pas toujours dans la même ville ; était facilement visible : la télé, dont le personnel et les statuts garantissaient une mission de service public, nous reliait au Monde ; tout ça étant payé par le travail dont nous ne manquions pas, les salaires gardant une pente ascendante plutôt agréable grâce à la pression générale, et les congés permettant de renouer avec le repos et la nature. Même l’avion, que j’utilisais dans le cadre de négociations syndicales avec le Ministère, me donnait des impressions de puissance et de confiance en le Progrès contre lesquelles je me défendais mal, ainsi que les quelques séjours professionnels faits dans des pays pauvres (dits par euphémisme Pays en voie de Développement) ne pouvaient que me conforter dans l’idée que progrès technique équivalait à liberté dans les moeurs.

PRISE DE CONSCIENCE GRADUELLE

Toutefois nous avions des troubles, dont je ne citerai maintenant que deux types :

- le fait que je prenais part à des négociations syndicales avec pour interlocuteurs des hauts fonctionnaires ministériels faisait que, petit à petit, je prenais une conscience diffuse ; repérer les décideurs et circonscrire leur champ de manoeuvre ou leurs intentions devenait de plus en plus ardu, cette cible, si j’ose dire, dont je cherchais le point de contact fuyant de plus en plus vite à mesure que je croyais m’en rapprocher. On sentait bien que "l’adversaire" n’était plus national mais ailleurs (où ? à Bruxelles ? à New York ?).

- les techniques, dans le cadre professionnel, étaient introduites à une vitesse qui s’accélérait. Pour en donner une idée sur un quart de siècle : au début de ma carrière de technicien, j’utilisais pour mes calculs des tables écrites ou bien une machine à calculer à main qui avait l’air d’une moulinette, puis il y eut des machines à calculer électriques suivies très vite par les premières calculettes électroniques programmées, qui permettaient de réduire le temps des calculs, ensuite les machines électroniques programmables, qui précédaient les programmes enregistrés sur carte ou sur bande, utiles qui aux hydrauliciens, qui au génie civilistes, qui aux géomètres, un autre gain de temps, et l’ordinateur vint... et le début de la fin. Certes, dans une grande entreprise, comme la mienne, il existait déjà un certain type d’ordinateur, unique, centralisé, et invisible, pour lequel quelques membres du personnel de basse qualification perforaient des cartes (pauvres poinçonneurs des Lilas) afin d’assurer les calculs de paye, de cotisations sociales et des impôts...

Mais la nouveauté, ce fut la machine installée sur place, à la disposition d’abord des ingénieurs, ensuite des techniciens, qui non seulement multipliait la vitesse des calculs, mais éditait des masses de papier sur l’imprimante et actionnait une machine à dessiner laquelle faisait le travail de dix dessinateurs, mais en plus gardait en mémoire les programmes nécessaires aux différentes spécialités et les éléments des études...

L’usage de ce nouvel outil me demanda des efforts ardus et un réel et long apprentissage, et j’eus alors la même sensation de fuite du point de contact que j’ai évoqué plus haut, avec le malaise du "mais où ça va s’arrêter", d’avoir atteint la limite de mes possibilités de renouvellement, et la limite de mes possibilité d’action sociale, en assistant aux premières suppressions de postes, c’est à dire au reflux...

Parlons-en du reflux : je le daterai du début de la décennie 80, concordance de plusieurs événements : mondial du choc pétrolier, national du programme commun, et familial...car je mis fin à de longues années de vie commune et donc me séparais aussi de mes enfants ; je cite ce dernier fait, personnel, et qui semblerait à première vue n’avoir aucun rapport avec les autres, comme facteur de déstabilisation supplémentaire. Il s’y rajoutera progressivement dans le travail de tous les jours les conséquences de l’informatisation dont j’ai déjà parlé.

En effet :

1/ La lutte planétaire entre les pays vendeurs de pétrole et les Major Companies nous posait un problème de compréhension (il s’agissait d’un affrontement qui sortait du cadre bipolaire habituel USA/URSS) et nous faisait brusquement réaliser que les vrais enjeux n’étaient plus à la portée du militant de base.

2/ Le Programme Commun qui portait en lui une espérance pour les couches défavorisées, donnait à l’action politique la prépondérance sur l’action sociale et aspirait vers les joutes électorales une grande part de ceux qui s’étaient battus sur d’autres terrains.

"L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme" ; je n’avais plus rien à faire dans une centrale syndicale (la CFDT) qui devint la collaboratrice à peine critique du gouvernement, lequel gouvernement de Gauche se chargera mieux que le Patronat ou la Droite, de décevoir ou de démobiliser tous ceux qui s’étaient engagés dans la lutte depuis Mai 68 avec l’espérance de changer la vie.

3/ Complètement ballotté par ces turbulences, et démoralisé par ce que j’interprétais comme des échecs personnels, je me repliais vers ma famille ...pour y retrouver des problèmes que - absorbé par mes tâches extérieures et mes actions tenaces d’intervention - j’avais mis de côté jusque là ; là aussi je jetais l’éponge. Ensuite je parvins à maintenir une participation sporadique à la Fédération Anarchiste - les libertaires étant finalement parmi les rares à ne pas être dupes de la sacralisation de l’expérience de Gauche - ainsi qu’une solidarité aux travailleurs immigrés par le biais d’une association locale, sentant bien que le temps allait devenir sale pour eux.

C’est ainsi qu’un autre événement, d’ordre technologique mais avec de sérieuses implications sociales (ce dernier adjectif englobant pour moi l’économique, le politique…) viendra, si j’ose dire, me donner le coup de grâce et en même temps quelques chances de renouveau. Tchernobyl, et avec lui l’idée de catastrophe "imprévisible", de risque majeur perturbateur d’un ordre, me fit réaliser cruellement une fois de plus, la vanité d’une résistance à petite échelle, mes (et nos) manques abyssaux d’une analyse synthétique du fonctionnement des sociétés avancées, mon et notre impuissance à percer les secrets d’État dans des situations limites (je veux parler là de la France et de son lobby pro-nucléaire), et à déjouer les manipulations des Pouvoirs ...

FIN DE L’INFLUENCE MILITANTE

Fin pour moi de mon intervention active sur la chose publique – désillusion salutaire – mais tension permanente pour chercher un peu partout (beaucoup dans l’écrit) des pistes de réflexion, de nouvelles explications, d’autres théories ou d’autres analyses ; mais aussi, effort interne pour me débarrasser du poids mort des expériences négatives du passé par le moyen d’une psychothérapie ... Car comment accueillir le nouveau, ce qui se présente comme vagues reflets de lumière dans un puits sombre, si l’on ne se débarrasse pas du passé ? C’est-à-dire des façons de voir le monde induites par les habitudes, autrement dit par des catégories mentales qui deviennent petit à petit des réflexes commodes, facilités que notre esprit s’accorde pour contourner la difficulté (l’impossibilité ?) de saisir le mouvant, le dynamique, ce qui se transforme sans arrêt et qui est alliage de faits matériels et de réactions psychosociales ...

ET REMISE EN QUESTION

J’ai donc fait des rencontres, puisque justement je m’étais mis en situation de voir du nouveau : H. Laborit, tout d’abord, envers qui j’ai une dette particulière et qui me permit de raccorder la part biologique, la part programmée du vivant à mes critères trop banalement économiques et politiques ; la lecture de ses livres, voire l’écoute de ses entretiens (à Radio-Libertaire notamment), m’a incité à des incursions vers la Cybernétique et l’analyse Systémique, les théories du Hasard, les fractales et états de transition de la matière, l’Ordre et le Désordre, la catastrophe, les trois cerveaux de l’homme, j’en passe et des meilleures. Laborit m’a également permis d’éclaircir au passage certaines notions, certains points que je croyais acquis en Psychanalyse ou Sociologie.

Si cela élargit grandement mon champ culturel, cela ne manqua pas d’engendrer une certaine frustration, car intuitivement je voulais retrouver un modèle global, j’étais "à la recherche du paradigme perdu" ; et les différents morceaux de lumière que j’empruntais ici ou là ne se recollaient pas entre eux pour fabriquer la boule de cristal. Ainsi , pour y revenir, j’ai déploré la dispersion des disciplines composant les Sciences Humaines, et le profane que je suis a été dérouté par des séparations arbitraires ou douteuses entre anthropologie, ethnologie, sociologie...

voire économie.

Autrement dit j’ai brassé et je brasse (dans tous les sens du terme) !...

DES PISTES POUR LE FUTUR

Quel sera l’héritier de Proudhon, capable de fédérer chaque tranche de Savoir sans sacrifier l’autonomie de chacune, pour nous donner les moyens d’avoir une vision unifiée du Monde ? Nous ne pouvons plus nous contenter d’une représentation plane, en deux dimensions (un écran ça cache, ou bien c’est fait pour qu’on projette dessus !) alors que ce qu’il nous faudrait dans l’idéal c’est un hologramme !

Par hologramme j’entends la vision en relief du monde, générée par les interférences entre " le faisceau laser " de notre intelligence et les cohérences reflétées par le monde lui-même.

La voilà la découverte technologique majeure ! Le voilà le progrès positif, la mutation qui profiteraient à tous et qui ne seraient pas réservés à une élite internationale, et qui ne seraient plus ce que cela a été jusqu’alors, un outil pour dominer le monde !

Ainsi en d’autres termes la connaissance précéderait la conscience.

Car il faut s’y résigner : qui donc est capable d’embrasser la réalité multiforme ? Et comment agir sur cette réalité pour la changer selon nos désirs, alors que nous n’en accédons pas au coeur ?

Mais peut-être ai-je été trop plongé dans la réalité sensible, trop conditionné par ce vécu de plusieurs décennies, par des catégories de pensée, voire des mécanismes de défense ou des schémas éducatifs ?

Et le spectacle d’anciens militants cramponnés à leurs certitudes ne peut que conforter ma lucidité. Et si je n’ai pu peser sur "les autres", il me reste à agir sur moi-même, ce qui en bonne logique aurait dû être mon travail premier ; car pour créer du neuf il faut faire un énorme effort intérieur pour se débarrasser de la vieille peau ! Et cela ne sera possible qu’en tentant de modifier mes états de conscience.

Si j’arrivais à convaincre quelques amis, avec qui j’ai en commun certaines expériences militantes et deux ou trois manières de voir, si j’arrivais à les persuader de travailler en groupe avec l’aide de méthodes psychothérapeutiques, il y aurait une petite chance de découvrir les quelques matériaux nécessaires pour bâtir une autre pensée du futur !

(je préfère cette méthode douce plutôt que le L.S.D. même si l’objectif est d’accéder à un autre espace de l’imaginaire).

Ce n’est plus des séminaires ou des colloques, où l’on essaie de mettre en commun des raisonnements qu’il nous faut, mais sans doute d’actions sur nos propres inconscients, ou nos mémoires du passé.

En attendant d’acquérir cette capacité d’intégrer mentalement plusieurs dimensions à la fois (la pensée holographique),

si à présent j’entrevois quelque chose, c’est schématiquement ceci :

- soit un système fermé (disons dans un Etat-Nation de l’Occident) le système de Production Capitaliste Industriel, lequel fonctionnait - surtout à partir de la première guerre mondiale - par opposition constructive avec son complémentaire économique, le Syndicalisme, ainsi que par ailleurs son complémentaire politique, l’État.

A/ Le Patronat, considéré dans son élite (c’est-à-dire celle qui pèse sur les vrais leviers de commande), tentait d’augmenter constamment son pouvoir sur sa société, son système, bien sûr en monopolisant l’orientation du système, mais aussi par le biais de revenus automatiquement prélevés sur la marchandise en fabrication et en circulation constantes (ayant ainsi la direction du système et sa reproduction).

B/ En réaction, le Syndicat (comme élite représentant le Travail) tentait d’augmenter constamment ses chances de vie en améliorant non seulement sa part, mais également la régularité de son revenu, en sacrifiant une partie de sa liberté en échange de sécurité - escomptée dans ce revenu même - quitte à ralentir parfois la vitesse de la fabrication, ou celle de la circulation de la marchandise.

C/ l’État (comme Gouvernement et Administration), qui n’était pas neutre politiquement parlant, mais qui avait pour fonction le maintien du système en ordre, régulait ces rapports de conflit en produisant le Droit (c’est-à-dire les règles du jeu, dont il gardait le monopole ainsi que celui de la Violence) ; il prélevait sur les revenus de quoi entretenir ce que le Patronat ne jugeait pas utile de faire et qui pourtant était nécessaire à la société, sa fonction résultante étant de lisser les oscillations, voire les perturbations du système.

D/ Un quatrième facteur, passif celui-là, étant indispensable au fonctionnement du système ; n’étant pas humain mais naturel, était rarement pris en compte ; les matières premières nécessaires au processus de production étaient donc prélevées par le Capital sur la Nature et transformées par le Travail à l’aide de l’Énergie (c’est-à-dire le produit d’une masse par une vitesse, soit, j’y insiste, quatre dimensions) avec pour effet "involontaire" la production de déchets et par suite, de nuisances infligées en temps continu par ce micro-système artificiel au grand système de la Nature.

Une première constatation amène à penser que cette sorte de machine thermodynamique (dont l’ensemble des machines dans un appareil productif formerait l’Industrie) inclut en elle ce qu’on pourrait appeler une ambivalence :

– d’un côté, elle était création collective, au sens où les objets fabriqués étaient inconnus dans la nature, et création de richesses, au sens relatif de plus-values, ce qui est dans le sens de la vie,

– de l’autre, essentiellement à cause de la domination exercée sur les producteurs de richesses et sur la nature, elle allait dans le sens de la destruction, soit celui de la mort.

E/ Considéré en phase historique, l’industrie qui manquait de tout sauf d’efficacité prit le dessus sur l’Agriculture (ce fut interprété comme fin de la Société Agraire et naissance de la Société Industrielle) et permit bientôt à une part de l’humanité de franchir un seuil d’une importance phénoménale, à savoir celui d’une production de nourriture suffisante pour tous, l’objectif étant consolidé par une augmentation constante des performances de l’Outil nécessaire : à cela s’ajouta la satisfaction des besoins essentiels et entretint l’illusion d’une sécurité matérielle inconnue jusqu’alors, avec pour effet d’amoindrir le poids (soit dans le code propre à ce système diminuer la masse, la valeur) des facteurs Travail et Nature.

Le triomphe de ce fonctionnement se traduisit par une série de Masses : Production de masse, Emploi de masse, Loisirs de masse, Culture de masse ...et Pollution de masse voire Population de masse ; sa logique englobant non seulement, comme déjà vu, l’ancienne sphère productive agraire, mais aussi ce qu’on pourrait désigner par sphère annexe de production de signes (ou immatérielle) ; cette dernière produisant – à l’avantage de la bonne marche de l’ensemble bien sûr – des signes monétaires ou financiers, et en surplus, dans l’ordre symbolique et imaginaire, des signes ayant pour fonction le spectacle, l’influence psychologique, l’écran par rapport à la réalité, le secret.

On pouvait même retrouver cet envahissement jusque dans la structure familiale et les relations de parenté : ce fut illustré par le couple monogame et la famille nucléaire.

Toutefois cet envahissement engendrait des refoulements en tous genres et en tous sens :

internes : l’agriculture, qui avait à résoudre des problèmes inconnus d’excédents, de stocks, de déchets, et de réduction de la masse de sa propre population,

certains producteurs-consommateurs qui se mirent à contester ce modèle productiviste et consumériste par prise de conscience de ses limites et de ses dérives (pollution d’une part, et baisse continue de la valeur des produits par excès de volume et dégradation de qualité, ce qui avait pour effet le franchissement d’un seuil minimal où le prix marchand des biens et des services ne payaient même plus leur coût, des sphères financières, désireuses de générer des plus-values automatiques pour leur propre compte et qui ne pouvant produire du concret, jouaient littéralement sur la valeur des biens et de la monnaie, des entreprises dominées – dans le secteur laissé concurrentiel – qui se voyaient absorbées ou détruites par la concentration inévitable, indispensable au développement de l’Empire Industriel, de tous ceux et de toutes celles qui, sur le plan culturel ou symbolique, refusaient les modèles uniques du mariage, de la division du travail à l’intérieur de la famille, de la prépondérance du matériel sur le spirituel, de l’écrasement de la sexualité multiforme (ennemi naturel des institutions), même de l’État associé, lequel voyait baisser son importance et craignait sa faillite rendue possible par la charge financière des institutions répressives et improductives, de l’Armée et de la Police (sans parler du surarmement)

externes : des pays fournisseurs de main-d’oeuvre, de matières premières, et d’énergie, le tout à bon marché, d’autres civilisations, ou d’autres cultures n’acceptant pas de perdre leur Différence, d’autres Etats-nations, qui par imitation et fascination voulaient eux aussi avoir leur part, certains lésés allant même jusqu’au terrorisme, de la nature enfin, laquelle se mit à donner des signes de perturbation dans ses grands équilibres.

On voit que, depuis – la machinerie industrielle ayant quelque chose de la machinerie cybernétique, a réagi elle-même à ces contre-attaques (bruit perturbant son ordre interne) – la forme et le fonctionnement se sont transformés en quelque chose de nouveau, ce nouveau étant une mutation de l’ancien, mutation dans la mesure où ce terme indique que le retour en arrière ne paraît pas possible. Faute de qualificatif approprié, reflétant en cela le manque de connaissances sur sa forme et de certitudes sur son devenir, ce nouveau système est appelé Civilisation postindustrielle.

Quoiqu’il en soit de ce qualificatif, quelles sont les tendances manifestes de cette nouvelle forme de civilisation ?

Une fuite en avant stratégique voulue par l’élite suprême (celle qui cornaque les firmes géantes et raisonne en termes planétaires) et visant à obtenir de ses opposants la suppression des obstacles à sa croissance, par exemple :

– des Syndicats (ou forces du Travail) un abandon des avantages acquis pendant un siècle et demi de luttes,

– des États, un abandon des réglementations limitantes, ou de "domaine réservé" (entreprises et services publics, institutions sociales), ou de protection intérieure, cette dernière donnant lieu à des politiques contraintes, dites "d’assainissement" ou "d’ajustement structurel",

– des groupes d’États, un abandon de la régulation principale du système monétaire international, (c’est-à-dire des échanges commerciaux), celle notamment de la parité fixe de la monnaie dominante avec l’or.

C’est à ne pas douter la puissance d’une machine folle (sans régulateur, par-dessus les États, par-delà les frontières, par-delà la Loi), acharnée à la destruction, donc obéissant en quelque sorte à la pulsion de mort, et soumettant l’Humanité à une situation limite, du même ordre que la guerre ou les grandes catastrophes naturelles.

A titre d’exemple actuel, le chômage de masse actuel ne s’explique que comme levier volontairement créé pour peser sur le besoin de sécurité psychologique du monde du travail ; les gains de productivité continuels et réguliers n’ayant pas été investis comme par le passé en réduction de la durée du travail.

C’est aussi une perte de sens pour une part de l’humanité, tentée par le retour en arrière (ou si l’on préfère par la fuite, tel le rat de Laborit fuyant la souffrance du choc électrique), et c’est le retour du religieux : mysticisme, intégrisme, sectarisme, sécuritarisme, nationalisme, populisme...avec les compensateurs habituels : alcools, drogue, médicaments a fortiori ceux qui agissent sur le système nerveux, etc...C’est une désillusion, ou désenchantement, pour une autre (faible) part de l’humanité, celle qui a lutté contre le système :

– un segment s’est longtemps inspiré de la critique soi-disant radicale de K. Marx,

cette idéologie "scientifique" s’étant curieusement écroulée avec l’Empire qui s’en était fait le représentant,

– un autre segment, radical non marxiste, n’a pas vu à temps le changement du système et se retrouve donc décalé dans le temps et l’espace, avec des analyses et des mythes fondés sur la critique d’un ordre industriel (donc du passé), et des illusions glanées dans la mémoire collective certes, mais bien dans la mémoire du passé ; ce segment révolutionnaire se croyant à l’avant-garde se retrouve brusquement à l’arrière-garde du fait que ses catégories de pensée et ses jugements de valeur sont devenus en grande partie obsolètes.

Ainsi, pour illustrer ce propos et pour en revenir à la période actuelle, je ne crois plus à l’avenir révolutionnaire de l’anarcho-syndicalisme, trop dépendant de son ennemi et d’un mode de production dépassé et d’une époque révolue ; si cet outil de lutte et de défense demeure incomparable et irremplaçable (on vient de le voir en novembre et décembre 1995) – à la condition incontournable d’atteindre la taille critique, ce qui n’est pas le cas en Europe – il n’est pas à l’évidence la solution que nous cherchons, laquelle solution ne relève pas d’une logique d’affrontement mais plutôt d’une recherche d’indépendance par rapport aux forces qui nous dominent.

Serait-ce par exemple par un regroupement de personnes conscientes dans des réseaux furtifs tels ceux existants déjà, et pratiquant l’échange gratuit de savoirs ou l’économie locale ? On peut penser qu’un nombre significatif de personnes échappant en toute conscience au marché ou au règne de la marchandise pourrait atteindre le seuil où il représenterait alors une alternative de fait à ce système même.

Il nous faut être ailleurs, penser et faire autrement

.

Arrivé à ce point, il convient de conclure (même si par obligation, la conclusion ne peut être que provisoire) en tentant une esquisse plus positive.

Si le réel, par nature insaisissable, suppose que l’homme élabore un modèle pour se le représenter, ainsi la civilisation est imaginée comme une étape qu’une partie de l’humanité accomplit en construisant un ensemble de techniques, mais aussi un ensemble de valeurs et d’illusions, voire d’un imaginaire, qui nous paraît – lorsque l’on remonte le temps en pensée – avoir une forme cohérente et porter la marque de son époque ; on parle alors du Palier Agraire, initié au néolithique et prenant fin au début du 19e siècle, suivi de l’autre grand Palier Industriel, lequel prendrait fin vers le milieu de la décennie 70.

En Occident, le premier palier nous semble avoir été dominé par La Pensée Religieuse qui, à la suite de Platon, a conçu l’humain comme séparé en deux, le corps trivial et méprisable (la sexualité étant réglementée comme fonction reproductive), et l’esprit noble et transcendant. Ce fut la prépondérance du spirituel sur le matériel.

Le second palier est plutôt dominé par La Pensée Matérialiste qui – à la suite des philosophes des Lumières et de K. Marx – privilégie la production d’objets concrets d’une part et la raison immanente d’autre part. Double erreur de Marx, qui ne fit pas une critique radicale de son époque car, primo il s’en tint uniquement au matériel et ira jusqu’à théoriser les rapports humains comme histoire des rapports de production, et secundo il ne remettra pas en cause la Production, mais seulement Le mode de Production, et pas davantage la Domination de l’Homme sur la Nature considérée par lui comme libération des forces productives.

Et le troisième palier donc ?... L’histoire de l’humanité n’est pas séparable du vivant, et se déroule d’après un rythme perpétuel certes, mais pas forcément régulier ; elle semble faite d’alternances et de compensations. A la suite du religieux, puis du matériel, il pourrait bien y avoir un mouvement général vers une revalorisation du spirituel, conservant les acquis matériels de la période passée, qui prendrait la forme d’une réconciliation entre le corps et l’esprit, partant d’une unité retrouvée de l’homme, et du coup de la fin de son conflit avec la Nature. Il s’agirait d’acquérir une véritable conscience cosmique.

Sur le plan culturel et philosophique, on s’orienterait vers un idéo-réalisme (Proudhon aurait donc raison contre Marx !)...

Mais peut-être aussi que l’évolution ne se fera pas selon ce principe de grande oscillation de l’humanité ? Si l’on tente de prolonger vers le futur la configuration actuelle, on retrouve alors le cauchemar visionnaire d’Orwell en son "1984".

Souvenez-vous ! L’Océania, l’Eurasia et l’Estasia.

Par ordre décroissant de dominance, on aurait les U.S.A avec leurs satellites, soit la Grande Bretagne, l’Australie, et Nouvelle Zélande, l’Afrique du Sud et l’Amérique du Sud, et comme "cheval de Troie" la Grande Bretagne dans l’Europe, l’Afrique du Sud et l’Australie dans le Japon.

Le Japon avec ses "dragons" asiatiques, flanqué de la Chine bénéficierait d’une puissance d’égal à égal avec l’Empire Américain.

L’Europe telle que la CEE actuelle élargie aux pays d’Europe Centrale et qui s’adjoindrait la Grande Russie pour parfaire et terminer sa croissance.

La Terre serait partagée en trois blocs économiques et politiques d’une puissance telle que, d’une part chacun d’eux se suffirait à lui même, possédant matières premières et main-d’oeuvre suffisantes, et d’autre part serait militairement inattaquable, toute guerre à deux belligérants se prolongeant à l’infini sans que l’un quelconque des deux ait une chance réelle et sérieuse de remporter la victoire.

A l’instar de n’importe quel organisme vivant, la finalité de chaque super-Etat serait de maintenir sa structure et ce, une fois pour toutes ; il s’évertuerait alors à instaurer un double équilibre : externe entre lui et les deux autres, et interne en assurant à sa population un certain niveau d’aisance matérielle assorti d’un contrôle rigoureux de la pensée de ses citoyens par l’espionnage continu et le maintien dans l’ignorance des faits réels.

Sans vouloir tirer les conséquences d’une telle situation, il paraît très peu probable qu’un courant d’opposition ait dans ces conditions la moindre chance d’enclencher un quelconque changement...

Dans ma quête de nouvelles valeurs, je n’ai pas manqué d’interroger le passé et j’y ai trouvé deux sujets d’intérêt :

– le premier est un philosophe grec d’avant Socrate (donc d’avant la séparation, si je puis dire), Héraclite lequel dit entre autres : "lorsqu’on va au fleuve, on ne se baigne pas deux fois dans la même eau"... et encore à peu près : "la nuit et le jour, le chaud et le froid, le haut et le bas, l’esprit et le corps, la vie et la mort sont de fausses oppositions, ce ne sont que les deux faces d’une même réalité" (Tout est un).

– Le second est un mythe fécond : tel Orphée, je me vois amoureux de la Révolution (Eurydice était belle, mais elle est morte très vite), pleurant sur sa mort et chantant sa beauté ; cherchant à la retrouver dans le pays des morts (le Passé), voulant à tout prix la ressusciter. Mais l’histoire, reflétant la sagesse des anciens Grecs, nous dit qu’à la frontière du Passé et de l’Avenir il ne faut à aucun prix regarder en arrière, sous peine de Mort, à jamais !

Je vous propose d’embarquer pour un long voyage, à bord de "l’ANARGO", en la joyeuse compagnie des Anarchonautes rechercher la Toison d’Or :

JUSTICE LIBERTE soit,

EQUI LIBRE.




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