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Sharif Gemie
Habermas et l’anarchisme, ou la rationalité du quotidien
Article mis en ligne le 24 août 1997
dernière modification le 24 août 2009

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J’ai découvert, il y a six ans, la pensée du philosophe et du sociologue allemand, Jürgen Habermas. Je lisais un essai de Jean-Marc Lyotard, La condition post-moderne, qui m’agaçait. Dans cet essai, Lyotard propose une critique de la rationalité. La rationalité, à son avis, était une force fascisante, liée aux aventures totalitaires du troisième Reich. Bien sûr, Lyotard n’est pas le premier écrivain qui ait renoncé à la rationalité : les grands maîtres de la contre-révolution - de Bonald, de Maistre, et Taine - ont, eux aussi, proposé le rejet d’une raison abstraite, isolante, individualisante, et refusé une rationalité jacobine et dictatoriale. Pour eux, l’alternative à la rationalité, c’était la petite communauté rurale, hiérarchisée et intimiste. Mais Lyotard n’est pas un contre-révolutionnaire, dans le sens classique du mot. Pour lui, le refus du rationalisme mène vers une culture libérée d’un poids restrictif et tyrannique, de la recherche de la signification d’un texte ou d’une idée. Sans le rationalisme, selon Lyotard, nous pourrons entrer dans un monde libre, sans dogmatisme, sans censure : un monde composé de cultures avec des logiques et des débats, mais où l’on n’attend pas la solution, ou la fin du débat.

Dans ce même essai, Lyotard identifie Habermas comme le philosophe le plus notable qui défend la cause de la rationalité. La plupart de mes collègues considèrent Lyotard comme un libérateur qui fait face à l’avenir, tandis que Habermas fait figure de vieille barbe, remontant à l’âge des lumières. Puisque je n’étais point convaincu par les arguments de Lyotard, je me suis tourné vers Habermas. Le but de cet essai est de proposer une interprétation anarchiste de la pensée de ce dernier.

L’écriture d’Habermas est bien différente de celle de Lyotard. Les mots de Lyotard sont âpres, courts et vivaces. Son style étonne le lecteur, évoque même une sensation de poésie. On peut dire qu’il écrit avec tous les vertus d’un écrivain français. Tandis qu’Habermas... rédige avec tous les vices d’un écrivain allemand. Une écriture lourde, longue et interminable. Pour chaque point, un chapitre ; pour chaque considération, un paragraphe. Mais il y a une raison à cette écriture : contre l’illusion lyrique des post-structuralistes, Habermas veut démontrer, avec clarté et netteté, le poids de ses arguments. Chacun de ses livres est un tour de force intellectuelle, un bilan d’un monde de la pensée. Chaque oeuvre mêle les considérations sur la philosophie, la politique, la linguistique, l’esthétique, la psychanalyse et l’histoire. C’est grâce à cette qualité d’interdisciplinarité ou de synthèse que l’écriture d’Habermas accumule les points, les arguments et les paragraphes.

Commençons par un regard historique sur le développement de la pensée philosophique européenne.

La pensée chrétienne propose un type de certitude philosophique basée sur les valeurs de la foi et de la révélation. Pour diverses raisons, trop nombreuses et trop compliquées à considérer ici, cette certitude a péri pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. Les philosophes de l’âge des lumières ont cru, à leur tour, pouvoir considérer la mathématique comme le modèle de pensée le plus certain ; un modèle plus souple que la foi. Une loi comme ‘un triangle possède trois côtes’ est universelle et transhistorique. Pour eux, il était possible de trouver des lois politiques et sociales aussi exactes : leurs débats étaient un effort collectif pour trouver ces lois.

Notre siècle a proposé un autre modèle pour la pensée : la langue. Et sur cette pointe, la philosophie a souvent marqué une distinction nette entre ‘la langue’ et ‘la parole’. Cette dernière est constituée par les mots quotidiens, les causeries des gens : mots de patois, sans grammaire précise, sans règles exactes. Selon les penseurs comme Ferdinand Saussure, le vrai modèle n’est pas cette parole molle, mais la dure rigueur de la langue, avec sa grammaire et ses règles. La langue, c’est la base, la vraie essence ; la parole n’est rien qu’un reflet approximatif. La langue construit les ‘structures de base’ des règles.

Mais la langue est devenue plus qu’un modèle d’organisation de la pensée : pour les penseurs structuralistes, par exemple Claude Lévi-Strauss ou Roland Barthes, la différence structurelle entre la langue et la parole, la grammaire et le discours, donne aussi la clé pour comprendre toute la vie humaine. La vie, la culture, est comme une langue, selon ce modèle de la langue : elle contient une règle interne qu’il faut découvrir pour la comprendre. L’espèce humaine est même organisée par les capacités et les structures de la langue.

Pour la première génération de structuralistes le problème-clé était d’identifier ces structures de la vie. Cette nouvelle école reste dans la tradition de la pensée rationaliste : il y a encore un sens du progrès de la vie intellectuelle vers une compréhension plus souple et plus profonde, qu’on peut atteindre grâce aux rituels du débat et du contre-débat. La langue est encore vue comme un outil de la raison. Mais la deuxième génération des post-structuralistes pose des questions nouvelles. Selon elle, la langue est arbitraire : son pouvoir de représenter ou d’évoquer le monde matériel est limité : elle est un piège pour les naïfs. La raison est formée par la langue ; elle ne peut échapper aux limites et aux formes de la langue ; surtout, elle ne peut découvrir une signification qui soit au-dehors de la langue. Il n’y a ni signification ni réalité au-delà du texte. Le prétention libératrice de la pensée post-structuraliste est d’émanciper le lecteur du devoir de chercher une logique dans un monde qui est sans logique. C’est ici que nous revenons à l’échange entre Habermas et Lyotard. On peut dire que ces idées sont un défi au monde régulé par des textes et des lois, et un rejet – enfin – de l’âge des lumières.

Revenons à l’anarchisme. Est-ce que l’anarchisme, lui aussi, est enraciné dans un rejet des lumières ? L’État moderne est né dans l’âge des lumières, et cette tradition de rationalité masque, sous le tolérance, un style de politique autoritaire. Avant les analyses de Foucault, il y avait déjà beaucoup d’écrivains anarchistes qui, eux aussi, avaient dénoncé la science et la tradition des lumières. Néanmoins, quelques-uns avaient accepté le rapport nécessaire entre la tradition rationaliste et l’anarchisme. En vérité, la tradition des lumières est une tradition plurielle, qui n’a pas une signification politique unique, mais plusieurs, qui englobent le libéralisme, le socialisme, le marxisme et l’anarchisme. Dans la pensée d’Habermas, on trouve une interprétation de la tradition des lumières qui est proche d’une interprétation anarchiste.

L’oeuvre de Habermas représente une volonté de repenser les lumières, avec toutes les considérations et les besoins de la pensée politique et philosophique de notre fin-de-siècle. Pour Habermas, les penseurs post-structuralistes ne sont que des ‘néo-conservateurs’. Au lieu d’un rejet du pouvoir de la raison, Habermas propose une analyse approfondie de la nature de la raison et de la rationalité. Habermas était étudiant d’Adorno, qui - dans sa Dialectique de la Raison - avait formulé une analyse très critique de la rationalité. Pour Adorno, la rationalité encourage un type de pensée instrumentaliste, orientée vers un but, et destructrice de la nature extérieure (la terre) comme de la nature intérieure (la psychologie humaine). Dans son oeuvre, Habermas admet qu’il y a une rationalité instrumentaliste, telle que l’analyse Adorno, mais il argumente qu’il existe aussi d’autres types de raisonnements, en particulier le raisonnement communicatif. Dans ce modèle, la raison n’est pas une chose qu’on peut posséder, mais une qualité présente dans la conversation entre des participants qui ont accepté certaines conventions psycholinguistiques. Des circonstances externes peuvent augmenter ou diminuer la qualité du raisonnement, notamment l’égalité des participants qui en est peut-être la plus importante.

Il y a un aspect de l’analyse linguistique d’Habermas qui est très particulier : Habermas analyse la parole des gens, non la langue. Quoique son écriture soit hyper-académique, son sujet et son modèle philosophique sont constitués par la vie quotidienne. Cette forme de rationalité communicative est une qualité tant des conversations banales que, par exemple, des discours philosophiques. Cet aspect de la pensée habermasienne n’est pas ‘anarchiste’ dans un sens simpliste et fermé, mais il est une qualité qui évoque l’emphase anarchiste sur la capacité politique des gens ordinaires pour l’autogestion de leur vie.

Tous les types de pensée anarchiste sont fondés sur des modèles de ‘contre-communautés’ : chaque philosophie anarchiste s’est référé à une collectivité qui pratique un idéal éthique, quoique souvent d’une façon rudimentaire. Pour les anarcho-syndicalistes, la collectivité significative est celle des ouvriers des usines et des ateliers. Le prolétariat n’est pas simplement un groupe exploité – comme l’observent les philosophes – ni simplement une groupe avec un pouvoir révolutionnaire – comme disent les marxistes ; le prolétariat est une collectivité sociale qui pratique l’aide mutuelle et la solidarité. Il y a dans la vie prolétarienne déjà un sens de liberté qui ressemble à la société anarchiste de l’avenir. Kropotkine, dans son livre L’aide mutuelle, a identifié et analysé la capacité politique des diverses communautés. Mais le prolétariat n’est pas la seule contre-communauté des anarchistes : on a pensé aux artisans, aux paysans et même aux réseaux des artistes d’avant-garde. Même les anarchistes les plus individualiste - Stirner et Godwin - conçoivent un sujet collectif susceptible d’action.

C’est sur ce point qu’on peut voir une ressemblance entre la pensée philosophique d’Habermas et la pensée politique des anarchistes. Dans ses écrits, Habermas ne dit presque rien sur l’anarchisme : il y a à peine quelques références. Dans son livre sur le développement de la sphère publique, il note - dans une sentence - la possibilité d’une sphère publique anarchiste plutôt que libérale. En revanche, son livre sur l’identité de la modernité assimile l’anarchisme avec une simple volonté de destruction. Mais dans le contenu de sa pensée il y a une ressemblance profonde. Les deux traditions attirent l’attention sur des traits de la vie quotidienne d’aujourd’hui qui servent de points d’appui à une société plus juste. L’un et l’autre nient la capacité des élites du pouvoir ou de la communication à parler au nom de la majorité de la population. Les deux traditions partagent une vision utopique, par laquelle des aspects de la vie quotidienne sont synthétisés pour construire une façon de juger ou d’évaluer la société actuelle.

Certainement, la ‘contre-communauté’ esquissée dans la pensée habermasienne est bien floue. mais celles de Godwin, de Stirner, et de Proudhon sont floues, elles aussi. La signification majeure des livres d’Habermas est dans le rejet du modèle ‘productiviste’ des marxistes classiques. A leur place, il propose une analyse des formes communicatives : donc, pour lui l’âge des lumières n’est pas seulement un moment du développement de la pensée rationaliste, mais aussi de la construction de la sphère publique, domaine des institutions informelles, tels quels les cafés, les journaux et les salons. A partir de ces réseaux, on a participé à la création de la ‘modernité’ : une rationalité basée sur la communication libérée du pouvoir royal ou clérical. C’est évident que les ‘moments’ des succès anarchistes étaient enracinés dans des réseaux pareils : non simplement des organisations politiques ou sociales, mais les milieux des militants et sympathisants.

Les techniques classiques du libéralisme pour aboutir au progrès social - le marché capitaliste et le gouvernement représentatif - ont échoué. Les États modernes, capitalistes ou socialistes, manquent de ‘légitimité’ ; leurs populations sont sans identité claire ou stable ; leurs problèmes sociaux ne sont pas réglés par les organisations civiles, car elles sont devenues autonomes du peuple auquel elles s’adressent. Pour Habermas, la modernité est ‘un projet incomplet’ qu’il faut achever par d’autres moyens. Quels sont ces moyens ? Ici, la pensée d’Habermas n’est pas claire : peut-être une autre forme du socialisme ; peut-être un type de libéralisme qui soit rationaliste dans un autre sens... On peut aussi penser que peut-être les traditions et les pratiques anarchistes sont, elles aussi, des outils pour la construction d’une modernité plus humaine et plus libertaire.

Sharif Gemie

University of Glamorgan




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