A nos oreilles incrédules, tinte toujours cet étrange doublement, plus ou moins fluctuant avec les caprices de la mode, qui se prononce"lib.-lib." : le premier "lib." pour "libéral", le second pour "libertaire". "Libéral-libertaire" : voilà qui est censé désigner un mouvement de pensée ou une forme de pratique qui eut et a, ou a et eut, quelque succès, surtout aux Etats-Unis, et qui propose de combiner ou d’associer un premier "lib.", en tant qu’abréviation de l’esprit du libéralisme économique et politique, avec un autre "lib.", qui prétend désigner en abrégé l’esprit libertaire. Une telle association de deux types d’esprits perçus traditionnellement comme antagonistes, capitalisme libéral d’un côté, pensée anarchiste de l’autre, s’attache à les présenter et à les traiter au contraire comme affinitaires et complémentaires, et vise même à les valoriser et exalter comme étant les deux dimensions, les deux facettes du véritable esprit démocratique. Cette combinaison, alléchante déjà par sa sonorité - on n’est pas loin de l’omniraflant "bip bip" - est de nature à exciter des médias en mal de nouveauté et de slogan, mais elle vaut aussi comme promesse de gratification idéologique, le mauvais de l’un devant être neutralisé par le meilleur de l’autre, et réciproquement. Nous avons là un exemple typique de conjunctio oppositorum, d’union des contraires, qui, à chercher ainsi à se répandre et s’exercer sur le terrain économique, social et politique, ne peut que susciter de notre part la plus vive méfiance. Comment ose-t-on, en rigueur, concilier, marier, accoupler l’esprit "libéral", qui lâche la bride à tous les déterminismes, jusque dans leurs effets les plus néfastes, et dont le critère suprême est bien celui du gain, du "gagner", de la "réussite" en tant que position sociale réglée sur l’argent et le pouvoir (si tu veux du gain, dégaine !), et un esprit "libertaire" qui récuse ces mêmes déterminismes, tient pour suspecte et entretient même une viscérale répugnance à l’endroit de cette notion de "réussite" – laquelle, pour un libertaire, ne saurait être admise que fondée sur la conscience individuelle poussée à son plus haut degré de lucidité et se réglant avant tout sur la perception interne d’un accomplissement personnel.
Cela posé, en exergue, notre propos n’est pas en fait d’analyser la combinaison "lib.-lib.". Nous cherchons simplement à l’exploiter pour, d’entrée de jeu, et sous forme d’une digression délibérément arbitraire, opérer une sorte de détournement – typiquement libertaire ! – et introduire une autre fantaisie duelle, à la sonorisation très voisine, à savoir un lit.-lib. – abréviation de "littéraire-libertaire" - que nous allons tenter de présenter de manière plus explicite. Voici la question incluse dans cette formulation à vocation quelque peu ironique : une critique "lit.-lib." est-elle possible et légitime ? Est-ce que cela fait sens (comme ils disent, joliment) de parler d’une critique littéraire-libertaire ? Comme pour l’antécédent "lib-lib", tout ici réside dans le trait d’union. Il ne s’agit pas en effet, soulignons-le d’emblée, de proposer une critique littéraire de type ou d’orientation libertaire, qui viendrait se juxtaposer, rivalisant avec elles, à d’autres pratiques critiques - catholique, marxiste, psychanalytique, structuraliste ou autre ; une critique qui se donnerait pour tâche de distinguer et de valoriser des composantes anarchistes dans la littérature (ou l’art, ou le cinéma), tant dans les engagements des auteurs que dans les thèmes traités, les contenus proposés, et éventuellement les formes. Dans notre projet, le petit trait d’union qui conjoint "lit." et "lib." n’est pas un artifice rhétorique, il sert vraiment à unir, à unifier, à fondre même, à faire entrer, en quelque sorte,"libertaire" dans "littéraire", à coucher, si l’on peut dire, le "lib." dans le "lit.", pour aboutir à ce qui pourrait constituer l’hypothèse génératrice de la présente réflexion, à savoir qu’il n’y a de critique littéraire que libertaire - la réciproque étant que le développement de l’esprit libertaire passe par un travail systématique, constant, pointilleux, de critique littéraire, cette expression étant conçue dans un sens très large pour désigner le travail d’analyse des textes, des images et des formes.
Mais peut-être serait-il possible de faire l’économie de cette opération d’unification ou d’identification entre littéraire et libertaire. Il suffirait pour cela de s’en tenir au seul domaine de la critique, et de lui donner toute sa force et tout son tranchant. Car s’il est une caractéristique de l’esprit libertaire que l’on ne saurait d’aucune façon contester, c’est qu’il est, fondamentalement, un esprit critique. Cet esprit critique ne connaît et n’admet nulle limitation, il n’est rien qui soit hors de sa juridiction, lui-même inclus - ce qui signifie que toute pratique critique comporte nécessairement et logiquement une dimension autocritique, le processus critique se remettant sans cesse en question pour éviter de dégénérer en habitude, de se scléroser en dogme, de tourner en admiration narcissique, de fonctionner comme gratification du ressentiment et de l’envie. La formulation est sans doute un peu rapide, mais elle indique une direction claire : dès lors qu’il y a critique, il y a ébauche, déclenchement, sollicitation d’un ressort libertaire. Ebauche et sollicitation, sans plus, puisque, la plupart du temps, l’élan critique n’est suivi d’aucun véritable développement, il se retrouve bien vite happé, pris dans les engrenages, les contorsions et les jeux d’illusion et de mystification des idéologies, des doctrines, des dogmatismes, des logorrhées.
En quoi la critique par elle-même, la critique comme telle, pour utiliser une expression tautologique courante, peut-elle être dite d’esprit libertaire ? En son noyau, son foyer nourricier - celui où vient prendre essor l’esprit libertaire - la critique se définit essentiellement par un double travail conjoint : travail de la rationalité et travail de l’éros. Faut-il rappeler et souligner que dans tout véritable travail critique - et c’est là un critère majeur de l’esprit critique - c’est la raison qui est à l’oeuvre, qui exerce ses compétences sur un matériau déterminé, qui peut être le texte, l’oeuvre d’art, l’image, comme, sur d’autres registres, les institutions, organisations, systèmes, statuts, situations, etc. L’activité rationnelle éclaire, relativise et limite ces fameuses impressions, sans cesse mises en avant et jusqu’à satiété, qu’on qualifie de "subjectives" - et qui ne sont le plus souvent que les pâles reflets ou réfractions dans l’individu des engouements collectifs, des modes et de l’air du temps. Surtout, la rationalité critique permet de tenir en échec une forme de relation quasiment obscène entre le critique et le texte, que nous avions évoquée dans une étude intitulée "Pour une critique ironique (et tendre peut-être)", in De la Raison ironique, éditions Des Femmes, et dont le principe était formulé comme suit :
"Si le soi-critique se joue ainsi agrippé comme marsupialement au ventre-texte, cela implique que pour un temps au moins ils mènent un combat commun. Ils se nourrissent, ou se vampirisent l’un l’autre, en des échanges qui ne sont pas, on s’en doute, vraiment bilatéraux. Mais enfin, inévitables sont les effets de miroir, toujours grossissants pour le critique : qu’il proclame "sublime" telle petite production à la mode, et le voici illuminé de son propre jugement ; ou qu’au contraire il jette bas toute l’architecture d’une oeuvre, et voilà qu’il grandit de camper, imperator aux martiales raisons, sur les textes qu’il a ruinés. Le critique a besoin de ce grandissement de soi, parce qu’il vit une situation intenable, un terrible écartèlement : il vient après le texte, et voici qu’il marche devant ; il se glisse sous le texte, et on le voit monté dessus, le chevauchant - et le texte se recule à mesure qu’on avance ! Mais il a semblé, à la critique contemporaine, plus efficace de pousser à l’extrême, à la limite, le grandissement du texte, en le faisant basculer dans une transcendance telle que le critique ne saurait manquer d’en être la divine immanence. A "texte" et à "livre", on a mis des majuscules : le Livre, le Texte, et par ce geste hardi de biblicité, nous avons été acculés à devenir les témoins - ah ! qui l’eût cru ! - du Texte et du Livre."
Entre le narcissisme, qui enferme l’élan critique dans un soi hypertrophié et bouffi de textes, et la transcendance, qui emporte la lecture vers des ailleurs mystiques, une critique lit.-lib. s’efforcerait de faire intervenir une dimension proprement érotique, que l’on pourrait formuler en ces termes d’inspiration surréaliste : "la mariée (texte) mise à nu par ses célibataires (critiques), même", pour des noces qui ne se consommeraient nulle part ailleurs que sur le lit - l’immanence ! - du langage, lequel se retrouverait, serait retrouvé ainsi, lib.-littéralement parlant, dans de beaux draps. La vocation de l’écriture (comme de toute création de forme) est certes de viser le réel, d’aller vers lui d’aller à lui, de le saisir et de le construire (de le construire pour le saisir, de le saisir pour le construire, dans un permanent saisissement et ressaisissement) - mais un tel mouvement n’est pleinement artistique, ne relève véritablement de l’art que pour autant qu’il est porté par un mouvement en quelque sorte inverse, un aller en amont, une traversée qui reconduise à la source érotique, nourricière, matricielle du langage. Et c’est à boire à cette source commune, primordiale, universelle, face au réel soudain plus intensément observé et affronté, que pourrait nous convier une critique lit.-lib.
De ces quelques principes, sommairement présentés, on déduirait sans trop de difficulté un certain nombre d’exercices d’application. Ainsi, le respect d’un texte et d’un auteur, qui est une des formes de l’éros - de l’amour - évoqué ci-dessus, n’implique en aucune façon qu’il faille verser, comme c’est si souvent le cas, dans un culte de la personnalité ou une admiration béate. Il est frappant de constater à quel point toute "admiration", aussi légitime soit-elle, bée, fait, dira-t-on, "béance" - pour détourner à notre profit un terme qui fait florès dans tant de discours actuels au fumet analytique. "Béance" où, par une curieuse et fréquente perversité, le critique cherche à faire tomber ou sombrer un auteur, en glissant sous ses pas les peaux de banane d’une flagornerie médiatique : "c’est admirable, ce que vous écrivez, mais comment faites-vous donc ? comment parvenez-vous à nous offrir pareilles splendeurs ?". Et l’auteur, rougissant, d’avouer qu’il a beaucoup travaillé, mais que c’est aussi sorti de lui par une sorte de force intérieure et impérieuse, ô divine inspiration, etc. La reconnaissance d’une oeuvre n’implique pas non plus qu’il faille assortir son analyse d’un déballage de citations qui finissent par, vraiment, l’emballer : elle finit par disparaître sous toutes les cartes de visite d’un savoir qui s’invite en pique-assiette, ou elle finit par tourner folle et perdre ses propres repères ! La critique courante, en ses divers supports, aussi bien médiatiques qu’universitaires, n’est rien de plus, presque toujours, qu’une panoplie ou qu’un blason de citations, déployées ou gravées "à coups trop tirés" (comme disait ...) pour afficher la virilité ou la noblesse d’un savoir. A quel point l’écoute critique se sustente, tentaculairement, de citations, une expérience récente en apporte l’illustration. A l’occasion d’un récent colloque à la Sorbonne sur deux éminents représentants du surréalisme, nous avions pris le parti, dans un exposé où nous opposions "chassés" et "croisés", de ne citer aucun nom. Cela suscita trois réactions proprement hystériques. Tant il est vrai que c’est les senteurs des noms qui guident l’olfaction des critiques.
La critique lit.-lib. ne recourt pas au superlatif, elle ne livre pas, ayant l’ambition d’atteindre la source érotique de l’écriture, des émotions à fleur d’humeurs ("j’aime beaucoup", "ce qui me frappe", "on est transporté", etc.), elle ne se montre sévère et intransigeante que pour les (H)auteurs et les Pro-ductions qui se présentent (gare aux faux humbles) en Guides éminents, elle cherche à parvenir à la plus stricte rigueur dans le choix des termes et dans l’effort d’une nécessaire argumentation - mais par dessus tout, elle se veut elle-même écriture, ce qui veut dire qu’elle tente, elle aussi, en liaison avec le texte-objet, de puiser à la source érotique de la langue et, tout en maintenant contre toutes mysticités et mystifications le cap sur le réel, de faire se déployer la dimension ludique, de façon à convier le lecteur plus qu’au plaisir - à la jouissance du texte.
Roger DADOUN