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Amedeo Bertolo
Au delà de la démocratie, l’anarchie
Article mis en ligne le 21 août 1997
dernière modification le 21 août 2009

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Une démocratie au sens littéral ne peut être qu’une société sans État…
Le pouvoir est au peuple dans la mesure où c’est le peuple qui l’exerce vraiment

Giovanni Sartori, Democrazia. Cos’è,
Rizzoli, Milano, 1993, p. 30..

On abordera ici la perspective anarchiste sur la démocratie et, secondairement, le caractère démocratique de l’anarchisme.

Cette réflexion retiendra surtout les éléments significatifs pour une comparaison de ces deux catégories politico-philosophiques, à savoir les différences essentielles entre l’anarchie et à la démocratie, ainsi que leurs traits communs.

On exclura donc l’analyse approfondie de la démocratie, telle qu’elle est communément comprise (démocratie représentative), celle de l’anarchie politique (telle que les anarchistes l’entendent), et aussi celle de cette forme particulière et encore première qu’est la " démocratie directe ", catégorie-limite entre les deux autres types de société. Chacune de ces catégories nécessiterait une réflexion critique adéquate, un espace autrement plus ample ; nous n’en présenterons que des définitions plutôt sommaires, afin de pouvoir les comparer ou, mieux, porter un jugement général sur leur compatibilité/incompatibilité.

Je soutiendrai ici la thèse que, précisément, démocratie et anarchie ne sont ni réductibles l’une à l’autre (dans des conditions déterminées) ni antithétiques, que l’anarchie est la fois la forme la plus accomplie de la démocratie mais aussi son dépassement irréductible. Un au delà, comme l’indique notre titre.

Peut-on vraiment concevoir un dépassement de la démocratie ? Assurément, et cela est vrai tant de sa forme dominante, qui est le système représentatif, que de la démocratie directe ; et cette avancée est possible aussi bien sur le plan qualitatif que quantitatif, car sinon quelles garanties nous offrirait ce progrès ? Je veux dire que, d’une certaine manière, cette liberté autre doit être plus étendue, car même les intégristes religieux parlent d’une liberté individuelle et collective différentes, mais l’autonomie qu’ils accordent est moindre. Surtout pour les individus.

Ainsi la conception politique des anarchistes doit-elle viser à susciter davantage de démocratie en plus d’être " autre chose ". Sinon, elle demeurerait en deçà. C’est ainsi, d’ailleurs, que les libertaires la comprennent : davantage et autrement.

La conception libertaire de l’espace politique, celle qu’on peut appeler " l’anarchie politique " est, en fait, à la fois plus profondément démocratique et différente. N’est-ce pas contradictoire ? Comment une catégorie peut-elle être à la fois de même nature et différente ? C’est possible. Difficile à expliquer, mais possible. Nous ne parlons pas ici de " choses " du monde physique, mais d’objets de l’imaginaire socio-politique. Et ceux-ci peuvent revêtir des modalités diverses selon le point de vue d’où on les repère.

La brocante idéologique

Quand je suis de méchante humeur et que je me vois vagabonder dans l’" attirail idéologique " de l’anarchisme, j’ai l’impression de me trouver dans l’arrière-boutique d’un brocanteur. Pas d’un antiquaire, comme pourrait le penser quelque adversaire malicieux de l’anarchisme. Pire, d’un brocanteur. Car devant les phrases toutes faites, les affirmations de principe, les articles de foi, les slogans, les bons sentiments, les extrémismes verbaux, les mouvement d’affection, les ressouvenances, les chers disparus… je découvre tout au plus de la brocante. Des objets pas assez vieux pour être antiques, mais suffisamment pour ne pas être vraiment modernes, c’est-à-dire contemporains ou tout récents.

Je n’ignore pas que la pensée anarchiste a produit dans les cinquante dernières années (et surtout dans les deux ou trois dernières décennies) des idées originales et importantes, et " neuves ", c’est-à-dire modernes au sens propre du terme. Et je sais, ce qui est tout-à-fait évident, que la pensée libertaire conserve de superbes pièces " antiques ", c’est-à-dire héritées de l’anarchisme classique ; et c’est en rabaissant la génialité et la riche potentialité " moderne " que le " vieux ", c’est-à-dire la vulgate s’est construit une carapace de lieux communs pour défendre une fragile identité.

Prenons, par exemple, l’affirmation " de principe " que les anarchistes ne votent pas. S’il s’agit d’un principe, il est tout-à-fait conséquent que la vulgate en déduise que non seulement les anars sont opposés au vote dans certaines conditions historiques (sociales, économiques, politiques) mais aussi qu’ils ne votent et ne voteront jamais et de quelque façon que ce soit.

Ce qui est sublimement fou. Sublime parce que c’est une déclaration de foi sise tout entière dans l’utopie, dimension assurément inaliénable de l’anarchie. Folie, parce que totalement privée de la dimension du bon sens (du bon sens rebelle, bien entendu, pas celui du " beauf "), sans lequel il n’y a pas d’" anarchie possible ", c’est-à-dire d’anarchisme significativement présent dans la transformation sociale ni, en second lieu, de stratégies révolutionnaires.

Évitons toute équivoque : j’ai cinquante ans, je n’ai jamais voté lors de nombreuses consultations électorales, presque toutes dramatisées comme étant " déterminantes ", qui ont eu lieu en Italie au cours de ces trente-deux dernières années. Et je m’en trouve fort bien. Mais ce n’est pas la question. Du moins, pas en ce lieu.

Quel est ici l’enjeu ? Laissons parler Bakounine et son programme pour une société post-révolutionnaire :

“ La base de toute l’organisation politique d’un pays doit être la commune absolument autonome, représentée toujours par la majorité [je souligne] des voix de tous les habitants, hommes et femmes majeurs. ”

Et encore :

“ Élections de tous les représentants nationaux, provinciaux et communaux […] au nom du suffrage universel [je souligne] de tous les individus, hommes et femmes majeurs. ”

Le gouvernement de tous

Francesco Saverio Merlino, qui fut anarchiste jusqu’à la dernière décennie du XIXe siècle, puis se situa entre le socialisme libertaire et le libéral-socialisme, écrivit dans son testament : " gouvernement de tous = gouvernement de personne ". Et peu avant sa mort, il laissa une note manuscrite : " démocratie = anarchie " . Merlino va plus loin que les ressemblances que je perçois et il les identifie, soit parce qu’il sous-estime l’anarchie soit parce qu’il surévalue la démocratie, ou pour les deux raisons à la fois.

Nous pouvons toutefois partir des deux affirmations merliniennes, – (qui semblent procéder par couples d’affinités quasi évidentes : gouvernement de tous/démocratie, gouvernement de personne/anarchie), – pour approfondir un peu l’analyse comparée de la démocratie et de l’anarchie. A partir, comme nous le disions, de quelques définitions utiles pour cette confrontation.

Commençons par l’anarchie. Elle peut être comprise, et elle l’a été, de manières fort diverses par les anarchistes eux-mêmes. En particulier, pour qui s’y intéresse, l’anarchie peut signifier société sans gouvernement, ou bien encore sans État, ou encore sans pouvoir (ou mieux, sans domination).

Il nous faudrait ultérieurement préciser : qu’entend-on par gouvernement ? Les anarchistes ont souvent parlé, avec des connotations positives, d’auto-gouvernement, de sorte que le gouvernement qu’ils rejettent est un hétéro-gouvernement, un gouvernement imposé par une partie de la société sur une autre partie, une subordination des gouvernés aux gouvernants, pas la fonction en soi et pour soi.

Et l’État ? L’État est une forme historique particulière d’organisation du pouvoir politique, légitimée rationnellement par une " volonté populaire " réelle ou supposée et non par la volonté de Dieu ou de n’importe quoi. Situé aussi à l’intérieur d’une conception sociale hiérarchique, l’État comme institution (ou somme d’institutions) est le paradigme du pouvoir ou mieux de la domination , par dessus tout comme forme imaginaire instituante de la domination de classe moderne.

En ce qui concerne le pouvoir, la majorité des anarchistes ont compris et comprennent comme pouvoir " déplorable ", en ce sens qu’ils le rejettent, le pouvoir hiérarchique, ; ils condamnent l’expropriation de la société dans son ensemble, dans son corps politique, de ces fonctions et l’appropriation correspondante par une minorité. Ce qui est rejeté, c’est la division entre gouvernants et gouvernés, le pouvoir exercé en permanence par les gouvernants sur les gouvernés. L’anarchie n’est pas assimilable à l’anomie, c’est-à-dire à l’absence de normes, mais avec certaines réserves, à l’autonomie.

Pouvoir ou domination ?

Pour des raisons d’articulation sémantique, je préfère le terme de domination pour désigner le pouvoir en tant que " force collective " expropriée, et garder au mot " pouvoir " un sens plus neutre, même s’il est évidemment prégnant d’un potentiel de rechute dans des formes de subordination, rechutes inévitables dans une société déjà hiérarchisée. Aussi je préfère parler de domination pour des rapports de pouvoir en permanence asymétriques, même au sein d’espaces non politiques du social et même " de manière analogue " pour les rapports entre l’homme et la nature, rapports qui renvoient à un même imaginaire de sujétion emprunté au social.

Revenons à l’anarchie. Celle-ci est un principe d’organisation de la réalité, une conception non hiérarchique du monde, libertaire au sens fort du terme, qui s’applique aussi mais non exclusivement à l’espace politique. Mais ici, pour l’instant, nous nous occupons de la dimension politique de l’anarchie.

Et donc, du fait que les anarchistes se dotent d’une conception sociale qui rejette la domination mais ne méconnaît pas la fonction collective de gestion de la société, qui rejette les formes hiérarchiques et les implications de l’assujettissement, on peut sans doute affirmer qu’ils sont pour un gouvernement non-gouvernement, un pouvoir non pouvoir. Mais le paradoxe n’est qu’apparent, car le premier terme de chaque paire se réfère à une conception neutre de la fonction correspondante, tandis que le second se réfère à cette fonction, mais structurée selon le principe hiérarchique.

Et cela est vrai même pour l’État, à condition de s’entendre sur les termes. Non certes l’État tel qu’il s’est historiquement configuré, légitimé et rationalisé, que les anarchistes ont justement posé comme une signification emblématique de la forme moderne de domination, comme une institution hiérarchique centrale du réel et de l’imaginaire social post-illuministe, mais l’État dans le sens de " république " (res publica, la chose publique) terme utilisé plus d’une fois dans son sens neutre par les anarchistes classiques.

Assurément, les paroles ont souvent, et dans le cas d’espèce certainement, de fortes connotations idéologiques et des valeurs émotives, pour lesquelles ce n’est pas sans raison que les anarchistes préfèrent ne pas utiliser des termes comme gouvernement, État, pouvoir dans leur signification neutre. De même qu’ils n’acceptent pas d’appeler " parti " une de leurs organisations " politiques ", qui pourtant sont indubitablement des partis non-partis. Partis, parce que ce sont des fractions de la société organisée pour poursuivre des valeurs et des intérêts particuliers. Non-parce que sa structure n’est pas hiérarchique ni finalisée pour la conquête du pouvoir.

Les formes du politique

Quel est donc le gouvernement non-gouvernement proposé par les anarchistes comme fonction politique de la société ? Les formes suggérées peuvent essentiellement être ramenées à ce qu’on nomme démocratie directe. Mais même celle ci (comme par ailleurs l’autogestion dans le champ économique) n’est pas l’anarchisme, quoiqu’en pense Merlino. Car il n’est pas vrai que le pouvoir de tous n’est le pouvoir de personne. Ce n’est absolument pas vrai. Il reste de quelque façon, dans une certaine mesure, un pouvoir coercitif (ou mieux " impératif ") ne serait-ce que, peut-être, du fait des sanctions morales. C’est un pouvoir sur quelqu’un. Et non sur personne. Pour cela, même la forme-limite de la démocratie directe (fondée sur le face à face et les décisions prises à l’unanimité), forme limite aussi par le fait de son champ limité d’application pratique, n’est pas encore, inévitablement, anarchiste au sens fort. Au sens politique, pourtant, elle l’est peut-être, parce que sur le plan théorique il n’y a pas de domination si toute norme se trouve stabilisée et chaque décision est prise par tous et, surtout, par chacun des intéressés.

La distinction ci-dessus indiquée entre tous et chacun est importante, parce que le " type anthropologique " suggéré comme souhaitable par l’anarchisme (celui qu’un auteur a nomme l’individu communautaire ) la " souveraineté politique " ne se trouve ni dans l’ensemble sociétaire ni dans l’individu mais dans la continuelle tension irrésolue entre l’un et l’autre. Lorsque le premier prévaut, même sous forme démocratique, c’est la tyrannie. Quand c’est le second, il y a désagrégation et perte de sens. L’anarchie est jalousement individualiste, mais aussi généreusement communautaire. Elle est parfaitement consciente que l’individu, unique, est aussi et inévitablement produit social et sujet social.

Pour en revenir à notre thème, si chacun consciemment et librement délibère et respecte les délibérations avec cohérence (n’" obéit " pas), il n’y a de domination ni d’une partie sociale ni de " tous " sur les individus. Je laisse de côté le problème théorique non négligeable des normes qui se sont établies dans le passé et qui sont toujours en vigueur, du fait de quelque inertie sociale, normes au sujet desquelles chacun n’a pas toujours délibéré ou donné son approbation, ou qu’il ne peut modifier, et qui donc peuvent figurer une sorte de domination du passé sur le présent. La démocratie directe, sur le plan théorique et dans sa forme la plus " pure ", peut concilier l’apparemment inconciliable.

Mais nous n’avons délinéé qu’un cas limite. La démocratie directe unanime n’est applicable qu’à des situations non généralisables, c’est-à-dire de faibles dimensions, dotées d’une extrême homogénéité de valeurs et d’intérêts. En dehors d’un nombre réduit, la délégation s’impose. En l’absence d’une forte homogénéité, s’impose un mécanisme décisionnel différent de l’unanimité.

L’unanimité

S’il fallait toujours et seulement décider dans un mode réellement unanime, bien peu de décisions pourraient être prises, même au sein de groupes plutôt homogènes du point de vue social et culturel. Il est vrai que, dans des conditions de discrète homogénéité et en l’absence d’intérêts antagonistes, on peut atteindre souvent des décisions unanimes sans grandes difficultés ni discussions exténuantes, parce qu’un individu (ou une minorité) renonce à s’opposer aux opinions et donc aux décisions de la majorité. Mais ceci n’est-il pas un mode particulier, consensuel, de décider à la majorité ?

Si le sujet collectif des décisions a des intérêts et des valeurs hétérogènes, la décision unanime, même sous sa forme " atténuée " devient difficile, parfois impossible. Et alors le mécanisme démocratique de la majorité se présente comme le moindre mal entre les critères décisionnels possibles. Moindre mal d’un point de vue anarchiste, car qu’elle soit simple, absolue, qualifiée ou hautement qualifiée (aux deux tiers, quatre cinquièmes, neuf dixièmes…), une majorité est toujours une majorité.

La dimension

Au delà d’un certain seul dimensionnel (cent, cinq cents, mille personnes ?), la démocratie directe au sens étroit du face à face, de démocratie assemblée, ne fonctionne plus. Et elle ne peut fonctionner. Pour cela, il faudrait que les sujets de l’assemblée délibérante se connaissent, au moins un peu, qu’ils aient une certaine confiance réciproque, qu’ils puisent parler entre eux hors des moments d’assemblée et, last but not least, qu’ils puissent intervenir directement au cours des débats de l’assemblée qui précèdent les décisions, délibérations qui constituent une partie essentielle du processus décisionnel.

Quiconque possède une pratique des assemblées sait qu’au delà d’un certain seuil dimensionnel, une assemblée tend plus vers la démagogie que vers la démocratie directe. La grande majorité des " participants " assiste plus qu’elle ne participe. Ainsi de peuple délibérant, le " public " devient spectateur plus ou moins motivé et engagé, à l’instar du public d’un spectacle (théâtre, concert, film) ou d’une partie de football. On va de la chose à sa représentation, à une participation peut-être affective, on glisse de la démocratie directe à la démocratie représentée.

Quel est ce seuil ? Il dépend de multiples facteurs : la complexité plus ou moins grande des thèmes traités, la " maturité démocratique " des participants, leur connaissance des arguments, leur structure psychologique, leur volonté d’être réellement engagés dans le processus décisionnel et, de nouveau, la relative homogénéité des valeurs et intérêts effectifs. Il n’y en a pas moins un seuil. Et il n’est pas très élevé.

Ainsi, outre la démocratie du face à face, il existe une dimension en fait indirecte, celle des articulations fédérales et confédérales de cette démocratie " directe ". Pour le dire à la manière de Bakounine,

“ chaque organisation doit procéder de la base au sommet, de la commune à l’unité centrale, à l’Etat [sic], par voie fédérative ”

Et de telles articulations fédérales et confédérales ne peuvent pas ne pas utiliser quelque forme de " représentation " (entre guillemets pour la distinguer des formes de représentation spécifiques à la démocratie représentative). Dans la doctrine et la pratique, la forme que les organisations ont donnée à cette délégation est celle du " mandat révocable et impératif ".

Mandat à tout instant révocable de la part des " mandataires ", c’est-à-dire des instances de la démocratie directe au sens étroit. Il est difficile mais pas impossible d’imaginer cette " immédiateté " pour les mandats éventuels de 2° ou 3° degré (délégués élus par des délégués et ainsi de suite). Mais le mandat peut-il être impératif ? Du fait que le politique est aussi l’art de la médiation, c’est-à-dire l’art du compromis, du fait aussi que les processus décisionnels, à tous les niveaux, sont des processus de compromis entre opinions et intérêts, qui ne sont pas nécessairement opposés (mais qui le sont parfois), comment est-il possible de trouver des solutions d’équilibre sur la base de mandats impératifs, c’est-à-dire rigides ? Seuls des mandats raisonnablement flexibles peuvent mener à des compromis satisfaisants.

Ainsi, des trois caractéristiques de la démocratie directe indiquées par la plupart des anarchistes comme " nécessaires ", – unanimité, mandat révocable et impératif, – deux au moins, si elles sont prises à la lettre, sont difficilement compatibles, et c’est un euphémisme, avec le fonctionnement d’une société un peu plus complexe que les esquimaux Inuit. Si elles sont prises à la lettre.

Et alors ? Nous reviendrons plus tard sur cette question. Occupons-nous à présent de la démocratie représentative.

Dominateurs et dominés

Tel qu’on l’entend communément, la démocratie dont se vantent les libéraux-démocrates est une démocratie représentative, pas une simple démocratie. Par ailleurs, même les " démocraties populaires " des ex-Etats soi-disant socialistes étaient des démocraties représentatives, bien entendu à leur manière.

Même le fascisme était, dans son genre, une démocratie représentative : sa classe politique représentait le " démos " italien, si ce n’est que les formes et modes de représentation différaient de ceux du pluripartisme. Et, particularité non négligeable assurément, les libertés de parole, de presse, d’association étaient assez réduites… Mais ceci relève du champ " libéral ", pas nécessairement de celui de la " démocratie ". Qui peut nier que, à la veille même de la Seconde Guerre mondiale, le régime fasciste jouissait du consensus actif ou passif de la majorité des Italiens, c’est-à-dire du peuple ? Et qui peut nier que la Chambre des Fascistes et des Corporations ne fut une institution politique élective représentant le démos ?

Qu’il soit bien clair que je n’ai pas la moindre intention de comparer fascisme et démocratie libérale. Que l’Inexistant Suprême m’en garde ! Je veux plutôt dire que le terme de démocratie couvre un espace sémantique qui va de la démocratie directe, au sens étroit, jusqu’à la démocratie autoritaire, de la forme de délégation définie et contrôlée, à des formes de représentation génériquement définies (une pure et simple " commandite "), périodiquement renouvelées par le moyen de mécanismes électifs (au double sens de choix et de sélection) qui unissent à des degrés divers des éléments de concurrence et de cooptation.

Si la démocratie directe " pure " est à un pôle de ce continuum, la démocratie représentative, dans sa version libérale (la meilleure, je crois, de celles qui ont été jusqu’à présent théorisées et pratiquées), c’est-à-dire la démocratie libérale, n’est pas au pôle opposé, qu’occupent les démocraties autoritaires, mais elle est certainement plus proche de ce dernier pôle. Ce n’est pas un hasard si, en période de crise sociale, confrontée à des risques que je ne dirai pas révolutionnaires mais simplement de réformes radicales des dispositions économiques en place, il n’y a pas eu de sérieuses résistances ni de pudiques répugnances à " laisser se transformer " la démocratie en système autoritaire, et parfois en dictature véritable, durant tout le temps nécessaire à replâtrer, avec les bons et les méchants, un consensus suffisant de la classe dirigeante/dominante, afin de permettre le retour à des formes de démocratie plus libérales. Et il est naturel que la démocratie libérale représentative soit plus proche du pôle autoritaire que du pôle libertaire de la démocratie. Elle est, en fait, le " visage humain " de la division rationnelle entre dominateurs et dominés, entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés, correspondance politique de la division en classe de la société, de la structure hiérarchique de la société. Je ne m’attarderai pas sur ce point car il existe une ample littérature, anarchiste et non anarchiste, qui a démoli le mythe de la démocratie représentative, c’est-à-dire le mythe de son caractère effectivement démocratique au sens original du terme.

Démocratie, gouvernement du démos, du peuple. Celui-ci l’exerce-t-il proprement ? Non, ce serait l’autogouvernement, la démocratie directe. Il délègue son droit proclamé à une oligarchie élective qui l’exerce en son nom.

Dans la démocratie représentative, le pouvoir décisionnel qui est délégué à un corps de professionnels de la politique est tout le pouvoir, hormis ce qui reste au démos, c’est-à-dire celui de choisir ses représentants (par ailleurs, dans des conditions où l’on peut plus que licitement douter que la liberté de choix soit effective et informée) ; et de la " périphérie " politique au centre, du niveau local au national, le pouvoir s’accroît au lieu de diminuer. Nous sommes dans une autre dimension de la démocratie : ce n’est pas le demos qui s’autogouverne, même si c’est au sein de contradictions inexorables mais contrôlables, avec la conscience de leur existence, mais un demos au nom duquel on gouverne, avec des mécanismes de création et/ou de simulation du consensus. Dans le continuum apparent des formes de démocratie, il y a un saut qualitatif.

L’alternative est dans la démocratie directe intégrée par des articulations fédérales et confédérales, entendues au sens fort, propres à un espace extrêmement décentré, dans lequel les délégués des structures de la base reçoivent de celle-ci des mandats révocables et, avec des marges de manoeuvre relativement élastiques, définies par rapport à des décisions spécifiques et dans lesquelles le pouvoir mandaté aux instances de coordination est toujours moindre que celui qui n’est pas délégué. Une démocratie dans laquelle, en ce qui concerne les intérêts d’une commune de 10 000 habitants, les décisions de la commune prévalent sur celle de la province, et davantage encore sur celles de la région, à mesure que l’on va jusqu’aux instances fédérales. Une démocratie où les sièges " périphériques " (les quartiers d’une ville, les communes, les régions) ne sont pas des articulations décentrées du pouvoir central, mais dans lesquelles l’instance " centrale " est l’articulation fédérale du pouvoir de la base. Et ceci n’est pas un simple jeu de mots.

La démocratie compatible avec le refus anarchiste de la domination (et, dans le cas d’espèce de la politique, de la rupture entre gouvernants et gouvernés) est une démocratie " directe " au sens ci-dessus, c’est-à-dire avec une forte base de démocratie d’assemblée et un système nécessaire mais contrôlé de délégués politiques temporaires. Délégués élus ou tirés au sort (comme ce fut le cas des magistrats athéniens), et non des représentants au sens propre. Jamais une classe politique (qu’il y ait un seul ou de plusieurs partis ne fait, sur ce point, aucune différence), séparée du demos par le fait d’être des professionnels de la politique.

Excursus sur la conception anarchiste de la liberté

Les anars sont différents : ils sont des mutants culturels. Mais pas des Martiens. Ils partagent une grande part du patrimoine culturel commun de l’humanité et, en particulier, sur le plan des valeurs, ils épousent en grande partie la culture européenne est, plus spécifiquement, la culture des Lumières et celle qui lui est postérieure. Avec quelques différences importantes, et même fondamentales pour leur identité. Et il y a toujours quelques différences. Pour filer la métaphore génétique, je dirai que leur diversité concerne quelques gènes culturels sur des millions…

Aucune valeur, dans aucun système axiologique, n’est indépendante des autres, car il n’existe pas des valeurs singulières qui se joignent fortuitement, mais des systèmes de valeurs reliées entre elles. Cela vaut aussi pour le système anarchiste de valeurs, dont le noyau essentiel, – comme pour le libéralisme et le socialisme, eux aussi enfants des Lumières, – remonte à la triade en provenance des Lumières et de la Révolution : liberté, égalité, fraternité.

Nous sommes donc confrontés non à des valeurs uniques mais à une configuration de valeurs dont les rapports réciproques sont déterminants. Cependant, notre manière de parler ne peut que suivre l’écoulement linéaire du discours verbal, réussissant au mieux à le rendre bidimensionnel, avec des ramifications, des divagations et des excursus… L’unique artifice logique que je réussis à penser consiste à refléter sur la liberté les autres valeurs anarchistes essentielles, leur attribuant ainsi ce qui relève aussi de ses relations avec les autres éléments de la configuration axiologique. Autrement dit, nous projetons sur un plan le volume tout entier. Ou plutôt, nous subsumons dans la liberté les autres valeurs. Ce qui est sans doute moins abusif que cela ne paraît, parce que la liberté, dans la configuration axiologique anarchiste, a une valeur particulière, une " exubérance " telle que les autres valeurs peuvent lui être rattachées, en forçant un peu, comme prémisses ou conséquences.

Mais avant de procéder plus avant, abordons brièvement l’autre valeur, l’égalité, que les libéraux dénoncent de manière récurrente comme la soeur ennemie de la liberté. Et nous sommes actuellement dans une de ces occurrences.

Il n’est pas difficile de démontrer que, du moins du point de vue anarchique, la compatibilité des deux valeurs est non seulement possible mais inévitable. Il suffit de mettre en évidence les contenus logiques et évaluables différents, et même opposés, de la diversité et de l’inégalité. Il suffit de démontrer que la diversité n’est pas le contraire de l’égalité mais de l’uniformité. Il suffit de faire émerger la diversité comme catégorie demeurant en soi et de l’élever au rang de valeur explicite, tout en conservant à l’inégalité son caractère marqué de contre-valeur.

Ceci n’est pas un jeu verbal. C’est une opération sémantique substantiellement cohérente avec l’usage anarchiste et même avec la plus honnête tradition libérale. Stuart Mill, par exemple, écrit :

“ [Mon essai sur la liberté] est une espèce de manuel philosophique sur une seule vérité […] : il sert à dire l’importance pour l’homme et pour la société d’une large diversité de caractères et d’une complète liberté de la nature humaine pour se dilater dans des directions innombrables et contrastées. ”

En analogie avec ce que j’ai écrit ailleurs sur la liberté, la conception anarchiste exprime une liberté à la fois plus grande et autre que celle des libéraux. Cette " altérité ", cette diversité, je dirai pour simplifier qu’elles se caractérisent ainsi : pour la pensée libérale, la liberté de l’individu singulier est limitée par la liberté des autres, tandis que pour les anarchistes elle en est accrue.

Bakounine nous enseigne que la liberté, avant d’être une catégorie politique et, peut-être même, une catégorie éthique, est d’abord une catégorie esthétique, la passion ! Le Grand Ancien dit : " Je suis un amant fanatique de la liberté. " Un amant, vous saisissez ? Nous sommes ici profondément à l’intérieur de l’horizon esthétique du " sentir ". La liberté me plaît.

Mais tournons-nous vers un plan moins indéchiffrable que celui de l’esthétique, même s’il est encore très glissant : celui de l’éthique politique. De nouveau, Bakounine (naturellement !) proclame :

“ je puis me dire et me sentir libre seulement en présence des autres hommes et en rapport avec eux […]. Je ne suis moi-même humain et libre que dans la mesure où je reconnais la liberté et l’humanité de tous les hommes qui m’entourent […]. Le maître des esclaves n’est pas un homme mais un maître. ”

Et il poursuit, aboutissant au noeud de la question :

“ La liberté des autres, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre qu’à travers la liberté des autres, de sorte que plus sont nombreux les hommes libres qui m’entourent, plus profonde et plus ample est leur liberté, plus étendue et plus profonde et plus ample deviendra ma liberté. ”

Cette liberté anarchique a des rapports forts et nécessaires avec l’égalité, la solidarité, la diversité. C’est vraiment de la force de chacune que provient leur compatibilité. Au contraire des conceptions faibles de la liberté et de l’égalité qui s’émoussent en se côtoyant, elles conservent et même accroissent leur apparente contradiction. La conception anarchiste de la liberté est ainsi au delà de la conception libérale de la liberté, davantage sur le plan quantitatif et d’une qualité différente.

Démocratie libertaire

Ainsi, projeter et programmer des formes de démocratie directe c’est déjà aller au delà de la démocratie telle qu’elle est communément entendue, c’est-à-dire de la libéral-démocratie représentative. Un au delà qui, comme nous l’avons répété, présuppose davantage de démocratie et, en même temps, une démocratie autre. J’insiste : la démocratie directe donne beaucoup plus de pouvoir à chacun des individus qui la constituent et ils instituent le demos en tant que celui-ci démonte, décentre et dispense le pouvoir politique.

La démocratie directe est une approximation discrète de l’an-archie (absence de domination) politique. Et en fait, tant dans la théorie (Proudhon et Bakounine par exemple) que dans la pratique (dans les diverses situations révolutionnaires où les anarchistes ont eu une influence déterminante comme dans l’Espagne de 36), les formes politiques proposées et expérimentées ont été celles de la " démocratie directe fédérale ".

Cela constitue une bonne approximation de l’anarchisme politique. Rien de plus, mais cependant rien de moins. L’anarchie politique demeure, assurément, encore et toujours un " au delà " ultérieur. Mais, à l’instar des chrétiens dont le modèle est la sainteté mais qui, saints compris, se contentent de moins, de beaucoup moins, à savoir de tendre vers le modèle, de même les anarchistes…

C’est aussi en un autre sens que l’anarchie est par delà la démocratie. En tant que position philosophique, éthico-esthétique, elle est un principe d’organisation de la réalité qui passe outre à l’espace politique (et même social, mais cela ne peut être traité ici), c’est-à-dire à l’espace de la démocratie. Pour la nier carrément, car même le modèle extrême de la démocratie directe ne la satisfait pas pleinement.

On peut à l’unanimité, même dans une assemblée de face à face, prendre des décisions abominables, incompatibles avec l’anarchie. Athènes peut bien brûler les ouvrages de Protagoras ou condamner à mort Socrate avec toutes les formes décisionnelles de la démocratie directe, mais nul ne fera jamais accepter à un anarchiste la justesse d’un verdict qui punit l’hétérogénéité de la pensée. L’unanimité et, moins encore la majorité, peuvent être acceptées par les anarchistes comme critères politiques décisionnels dans des champs d’opération déterminés. Tel ne sera jamais le cas quand il s’agira d’établir dans l’absolu le bien et le mal, le beau et le laid.

Même les libéraux, d’ailleurs, soustraient au mécanisme majoritaire certains espaces de " droits humains ", et les plus sages sont aussi très méfiants au sujet des confrontations de pouvoir de la majorité. Par exemple, " pour le démocrate doctrinaire, le seul fait que la majorité veuille quelque chose suffit pour qu’il considère bonne ce qu’elle veut ; […] la volonté de la majorité détermine non seulement la loi, mais aussi ce qu’est une loi bonne ".

L’anarchie est au delà du politique dans un autre sens, peut être encore plus fort. Le politique, comme l’économie, est une dimension du social qui s’est rendue " autonome " et visible par rapport à l’ensemble des fonctions de la société à un moment donné de l’histoire. En tant que tel, il est une création historique. La fonction politique et la fonction économique ont toujours existé, mais ce n’est que depuis quelques siècles (à part la parenthèse athénienne) qu’elle a été vue, décrite, prescrite, étudiée et pratiquée comme forme en soi du social. Après Machiavel, Hobbes, etc. , mais surtout après le désenchantement illuministe du monde et la désacralisation-resacralisation " mondaine " de la domination.

Comme l’économie, et presque en même temps, le politique a été " autonomisé ", par rapport au magma social, dans ses représentations imaginaires et institutionnelles. L’économie a carrément cherché à expliquer le social, et elle continue à le faire selon ses catégories propres (c’est l’entreprise impossible, utopique, de l’idéologie capitaliste) et à le plier à sa propre rationalité. La politique, plus modestement mais non moins périlleusement, a cherché à s’expliquer " de son propre point de vue ". Sans parler des tentatives historiques et idéologiques qui sont loin d’être insignifiantes pour se soumettre le social, par exemple le léninisme et ses formes tiers-mondistes plus ou moins contaminées, mais aussi le fascisme : " tout dans l’Etat, rien hors ni contre l’Etat " disait Mussolini.

Mais l’économique, le politique, le juridique, l’idéologico-religieux et ainsi de suite, sont précisément des fonctions de la société, les fonctions démocratiques du corps social, lequel n’est ni économique, ni politique, etc. La conscience de l’existence de diverses fonctions de la physiologie complexe du corps social est, sans aucun doute, une très importante conquête du savoir, y compris pour transformer radicalement la société existante, mais il est tout aussi important de repérer et de connaître les étroites connexions, les interrelations entre les divers organes et fonctions.

La médecine " holiste " n’a de sens progressif qu’après que l’anatomie ou la physiologie aient identifié et étudié les divers procès du corps humain, y compris les interactions psychosomatiques encore peu connues. La conception holiste peut être précieuse comme un au delà de l’anatomie et de la physiologie. Pratiquée comme un " en deçà ", elle serait magie ou charlatanisme.

L’anarchie, conception " holiste " de la société, ne peut être qu’un au delà du politique (non un en deçà ingénu et primitiviste), et aussi de l’économique et des autres approches, dans la mesure où elle pense que le social n’est pas une somme arithmétique, une combinaison mécanique du politique, de l’économique, etc. , mais une interrelation organique de fonctions diverses. Il ne peut se trouver de démocratie vraie dans le politique sans sujets politiques socialement égaux (ou si l’on préfère, équivalents). Il ne peut ainsi y avoir de démocratie politique sans démocratie économique :appelons-la autogestion. Et il n’y a pas d’autogestion sans équivalence des sujets économiques, c’est-à-dire sans intégration entre le travail manuel et le travail intellectuel.

Il n’est pas possible d’avoir une démocratie libertaire (ou pour utiliser un néologisme plus ou moins synonyme, d’anarchie possible, d’anarchie praticable), si l’ethos de la société, ses valeurs fondatrices, ne sont pas, elles aussi, au moins partiellement cohérentes avec la démocratie directe et l’autogestion, c’est-à-dire avec l’égalité, la liberté, la solidarité, la diversité, entendues au sens fort. C’est-à-dire l’anarchie, ou quelque chose d’approchant.

(Trad. de l’italien par R. Creagh)




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