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Claude Mediavilla
Calligraphie et pouvoir
Article mis en ligne le 21 août 1997
dernière modification le 21 août 2009

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L’univers des signes et de la calligraphie est animé par un génie qui nous fascine et nous échappe en même temps. Dans son principe, cette forme de communication et d’expression consiste à insuffler la vie à l’écriture, et à véhiculer à travers elle la sensibilité et l’émotion artistique. Plusieurs auteurs ont publié des ouvrages généraux et des monographies érudites à propos du signe, abordé sous divers aspects, mais peu se sont attachés à ce problème à la lumière d’une vision libertaire. Il faut avouer que le sujet est assez inédit et promet de nous réserver quelques surprises. Dans cette étude, nous nous proposons, au travers de l’histoire de la calligraphie, de nous interroger sur le statut et le devenir d’un des fondements de notre civilisation face à l’autorité et au pouvoir.

Pouvoirs multiples, qu’ils soient politiques, religieux ou pouvoirs des multinationales, des leaders d’opinion, de la technologie ou de la publicité. Notons aussi qu’à certaines époques la calligraphie a constitué elle-même un pouvoir, notamment en ayant accès aux informations vitales et aux secrets d’état.

Le questionnement va aussi du côté des effets déformants induits par une société mercantile où la problématique de l’art est dans la plupart des cas ressentie comme une activité marginale, superflue et dans le meilleur des cas comme un faire valoir. Ebauchant ainsi les éléments d’une étude critique, notre expérience esthétique et professionnelle nous permet de dégager les rapports que la calligraphie entretient avec cette société.

Depuis le temps des Romains jusqu’à l’aube de notre siècle, l’art calligraphique par ses beautés et son utilité, s’est imposé à notre histoire. Aujourd’hui pourtant, cette importance, alors sans précédent, semble difficile à reconquérir. Pourquoi ? La mécanisation à outrance l’emporterait-elle sur la qualité graphique du message ? Pour répondre à ces interrogations cruciales, la place de la calligraphie, l’avenir et l’éthique professionnelle des futurs calligraphes, il faut chercher la plupart des réponses dans la situation présente de la calligraphie : une situation lourde d’un passé richissime, et pleinement ouverte aux avatars de notre siècle.

Avant de poursuivre plus loin notre étude, et dans un souci de clarté, il nous semble indispensable de définir brièvement la discipline calligraphique tout en faisant ressortir quelques unes des idées erronnées que l’on formule habituellement à son sujet

La calligraphie est l’art de former les signes de manière expressive, harmonieuse et savante. Exposée ainsi de façon abrupte, cette simple phrase tente de dégager une définition où chaque mot a son importance et sa valeur significative. L’étymologie pourtant ne nous éclaire que pour mieux limiter notre champ de vision : le mot calligraphie est issu des termes grecs kallos (beauté) et graphein (écrire), ce qui correspond en français à "belle écriture’. Or, écriture belle ou enjolivée, est une expression qui ne donne nullement une compréhension du contexte et pourrait même apparaItre comme un contresens, laissant entendre qu’il s’agit là d’une joliesse décorative, presque mièvre. Cette définition implique donc des sous-entendus qu’il nous appartient d’éclaircir. Chez les Grecs en effet, kallos signifie beauté dans le sens de force et plénitude de l’expression plastique et non beauté dans la terminologie actuelle.

Relevons par ailleurs le danger qu’il y aurait à confondre écriture et calligraphie ; si la première n’a de réalité qu’à travers la lecture alphabétique ou la lisibilité, la calligraphie en revanche se satisfait pleinement du silence, car son but n’est pas seulement utilitaire, mais essentiellement d’ordre formel et artistique. Wang Hsi Chih, calligraphe mythique, le plus grand maître chinois de tous les temps, dit ainsi :

"l’écriture a besoin de sens, tandis que la calligraphie s’exprime surtout à travers la forme et le geste ; elle élève l’âme et illumine les sentiments".

La calligraphie est aux formes abstraites ce que le dessin est aux formes figuratives. La discipline calligraphique s’inscrit donc au coeur du mystère de la vie et de l’art. Elle est cette force qui génère la forme expressive et inerve l’énergie dans les traits. En ce sens, la calligraphie rejoint la peinture abstraite. Le lecteur ne sera donc pas surpris si tout au long de cette étude, il est parfois fait allusion soit à l’écriture, soit à sa forme artistique, la calligraphie, ou même à la création abstraite.

Le prestige et le pouvoir de l’écrit

Parmi les fragments de papyrus égyptiens parvenus jusqu’à nous, on remarque des essais de chroniques et des poèmes écrits à la gloire du scribe et de son statut. Une de ces chroniques remontant à plus de 2000 ans avant notre ère, présente le portrait d’un père conduisant son fils à l’école.

Chemin faisant, l’homme explique à l’enfant les raisons pour lesquelles il faut se montrer persévérant, dans l’étude et n’épargner aucun effort. En cas d’échec, souligne le père, la sanction est une vie entière consacrée au travail manuel exténuant ! Ce dernier déclare en outre :

" J’ai vu le forgeron s’activer devant son brasier, ses doigts sont comme la peau du crocodile et son corps dégage une puanteur pire que l’appât à poissons . Poursuivant sur le même ton, l’homme s’apitoie sur le sort du barbier, du maçon et d’autres travailleurs manuels ; quant au paysan, vêtu de pauvres habits, il a la voix rauque du corbeau et les bras désséchés par le vent. "

Sur un autre document, on lit : •

" L’activité du scribe est un métier princier. Son matériel de calligraphe et ses nombreux rouleaux de papyrus lui procurent agrément et richesse. "

Un livre représente une espérance d’éternité plus certaine que n’importe quel temple ou construction humaine.

Ces passages riches d’enseignement, rappellent s’il en était besoin, le prestige et le pouvoir dévolus à celui qui avait la chance de détenir le secret du tracé, et attestent incidemment des possibilités d’ascension sociale basée sur un critère de savoir. Situation qui s’avère inacceptable dans une perspective libertaire, si l’on considère que tout travailleur, qu’il soit intellectuel ou manuel, participe à sa manière à la prospérité du groupe social.

Et l’on pourrait ajouter que les concepts d’intellectuel et de manuel sont souvent mêlés ; il y a toujours une part de travail intellectuel dans toute activité humaine. On cite volontiers le cas très exemplaire du scribe Amenhotep-fils-de-Hapou, brillant sujet de la XVIIIe dynastie sous le règne d’Amenophis III. Alors qu’il était officier de l’armée, ce jeune homme instruit et doué était déjà admiré pour sa capacité à dessiner avec virtuosité des hiéroglyphes. Bientôt, il reçut la charge de contrôler le recrutement de toute la main-d’oeuvre. Ensuite le pharaon le nomma percepteur des impôts, architecte en chef et comble de faveur royale, Amenhotep reçut l’autorisation de se faire construire un monument funéraire personnel, où les archéologues modernes découvrirent sa statue-portralt.

Ce destin exceptionnel montre à quelle incroyable réussite sociale pouvait prétendre un homme détenant le secret des signes.

L’élève qui poursuivait des études dans une école de scribes accédait de fait à une profession qui constituait une sorte d’aristocratie. Très tôt, l’art du calligraphe se démarqua nettement des autres activités professionnelles. Ce statut de faveur si convoité était fondé sur la difficulté spécifique de son apprentissage, et sur le nombre très restreint des personnes sachant lire et écrire. Les cités-état de Mésopotamie ayant dès l’origine fait appel à des actes écrits pour ce qui concerne le gouvernement et les affaires, pour la rédaction des contrats, pour la conservation des lois et des textes religieux, le scribe est apparu très vite comme un personnage incontournable dans la société sumérienne. Il constituait le précieux trait d’union entre le roi et ses sujets, entre le temple et ses fidèles, entre les négociants et leurs clients. Le calligraphe s’est rapidement imposé comme le détenteur de la culture et de la tradition, le garant des actes de propriété et des contrats qu’il transcrivait. Ainsi, la maîtrise de l’écriture permettait l’ascension sociale, l’influence politique, donc le pouvoir mais aussi l’aisance et le confort matériel. En réalité, la constitution d’une caste de lettrés et de scribes dans les communautés du monde antique a, sans aucun doute, accentué les différences sociales entre les habitants des villes et des campagnes. Dans ce contexte, les paysans illettrés étaient considérés inférieurs aux gens de la ville, plus évolués et plus sensibles aux influences culturelles.

Dans une tablette découverte en Mésopotamie, il est fait allusion à Mardouk, dieu des dieux, et à Nabou son fils qui était également le patron des scribes. Les calligraphes avaient aussi une patronne, la déesse Nisaba. On trouve du reste assez fréquemment dans la littérature sumérienne la phrase finale : "Louée soit Nisaba". On comprend implicitement la grande estime qui était alors accordée à l’écriture.

Il semble qu’Assurbanipal, roi d’Assyrie dont le royaume succéda à celui de Babylone, connaissait pleinement le prestige qui s’attachait aux scribes. Des inscriptions gravées datant du VII siècle avant J.-C. nous informent que le monarque était un éminent érudit. Il se vantait de pouvoir lire "les tablettes écrites avant le déluge", en d’autres termes des documents qui, à son époque, remontaient à plus de deux mille ans. Assurbanipal s’attribue la fonction de copieur de textes, détail qui suppose que l’écriture était un art dont même un monarque aussi puissant pouvait à juste titre être fier.

Quoi qu’il en soit, il demeure assurément le premier bibliophile et le fondateur à Ninive de la première grande bibliothèque digne de ce nom.

Lettre monumentale, la capitale romaine jouit d’un statut prestigieux, et servit jadis par le biais des inscriptions solennellesà imposer dans les ors et la pompe les édits impériaux. Ses nobles proportions, calligraphiques par excellence, ont exercé un rôle essentiel au cours des siècles, en réalisant une sorte d’unité dans le vaste Empire romain. Où que l’on promène ses pas, que ce soit en Orient ou à l’Ouest de l’Empire, partout on retrouve d’une manière éclatante cette volonté d’unification politique matérialisée par les épitaphes, les inscriptions dédicatoires ou honorifiques.

La calligraphie tracée à l’encre rouge de cinabre, était au IVe siècle dans l’administration byzantine réservée aux lettres et aux actes impériaux. Nul ne pouvait sans autorisation, employer cette encre sacrée du Palais impérial. Celui qui outrepassait ce droit, risquait la mise à mort et la confiscation de ses biens. C’est une belle illustration du domaine réservé de l’État et de la situation de conflit qui se crée lorsqu’on intente à son pouvoir.

Le règne de Charlemagne nous offre un cas exemplaire de l’exercice du pouvoir au travers de la calligraphie. La cour de l’empereur, nous le savons, fut à la fin du VIIIe siècle un très riche foyer de culture. L’exercice de cette activité intellectuelle aboutit à la création d’une nouvelle graphie plus régulière et élégante, dite minuscule caroline. Très attaché aux traditions culturelles, Charlemagne cherche à promouvoir les connaissances en s’entourant de lettrés, d’érudits, et en stimulant la fondation de monastères, notamment par la diffusion de textes sacrés. L’empereur n’eut de cesse avant de parvenir à implanter la lettre caroline dans les divers pays limitrophes. Cette dernière se répandit progressivement en Europe, excepté en Irlande.

L’Italie l’intégra à la fin du IXe siècle, alors qu’en Angleterre l’introduction de la caroline coïncide avec la réforme ecclésiastique du roi Edgar (959-975). Tout le XIe siècle connaIt à Rome un conflit de pouvoir et d’influence entre l’écriture "curiale"et la carolingienne. Les notaires pontificaux, jusque-là romains, surent privilégier provisoirement la littera romana face à la littera gallica. Cependant, la chancellerie vaticane l’introduisit sous le pontificat du pape Clément II (1046), et l’établit définitivement vers 1124, en abandonnant l’ancienne écriture curiale.

En Catalogne, et malgré la résistance farouche de l’écriture dite wisigothique, la caroline fut également utilisée, comme en témoigne le scriptorium de Ripoll. Ailleurs en Espagne, les clunisiens français surent abolir les derniers obstacles religieux et imposer, dans le même temps, cette nouvelle forme scripturaire. On cite le cas de certains scriptoria espagnols qui persistèrent à copier les textes dans l’écriture locale, et dont les supérieurs furent sévèrement sanctionnés pour ce refus d’obéissance. Nous avons aujourd’hui une certaine difficulté à imaginer cette lutte sans merci et de tels enjeux lorsqu’il s’agit d’écriture !

Le XVIe siècle se signale par un épisode au dénouement tragique, qu’il est convenu d’appeler " l’affaire Hamon ". Embroglio politico-religieux teinté d’adultère, cette affaire contient tous les ingrédients de l’intrigue sordide. Pierre Hamon, premier maître à écrire de Charles IX, abusant de son adresse et de l’estime que lui témoignait le monarque, osa produire en faveur des huguenots, ses coréligionnaires, une ou plusieurs fausses pièces où il contrefit la signature du roi. Les faussaires ayant rarement échappé à la justice et aux experts éclairés, Hamon fut convaincu du crime de contrefaçon et pendu à Paris en place de Grève le 7 mars 1569. Pour éviter que pareille mésaventure ne se reproduise, Charles IX créa l’année suivante, la Communauté des experts jurés écrivains vérificateurs, avec à leur tête un syndic.

On pourrait définir l’entourage du roi comme étant le champ clos où s’affrontent les différentes forces. A cet égard, il convient de distinguer trois types de pouvoir : l’autorité royale, la pression des courtisans et des ecclésiastiques, et la témérité et la fougue de Pierre Hamon.

La résultante de ces courants antagonistes se solda par une situation de conflit dont Hamon fut la malheureuse victime. Certaines personnes de la cour, peut-être mal intentionnées, voyaient d’un très mauvais oeil, un maître-calligraphe fort séduisant, au pouvoir considérable, évoluer à sa guise et avoir ses entrées dans les appartements privés de la reine !

Plus près de nous, Louis XIV et Colbert se montrèrent fort préoccupés par la question de l’écriture. Le ministre des finances a toujours estimé qu’il se devait d’avoir la haute main sur les maîtres-calligraphes, ces derniers représentant à ses yeux une des courroies de transmission du pouvoir et de l’autorité. Lorsqu’en 1632, par arrêt du Parlement de Paris, Colbert décide d’imposer un modèle de ronde, c’est Louis Barbedor, syndic de la Communauté des maîtres calligraphes, qui sera chargé d’accomplir cette tâche. Finalement, dans un souci d’équité et d’intérêts bien compris, le ministre passe en 1663 le décret en faveur des " belles mains ", décret qui conforte notablement le statut des calligraphes et équivaut à leur concéder une sorte de privilège.

Une pièce de ronde ou de financière, ornée d’arabesques majestueuses, en impose assurément par sa forme calligraphique, et symbolise d’une manière éclatante l’autorité absolue du roi soleil.

Le pouvoir magique du mot écrit

Non seulement l’écrit a toujours été étroitement associé au pouvoir politique, en formant un couple indéfectible, mais il a été parfois investi du pouvoir de matérialiser l’essence même des personnes et des objets auxquels on faisait référence. Le fait d’inscrire des hiéroglyphes dans un texte religieux revêtait un sens spécial qui transcendait la simple communication. Nous savons par ailleurs que les Egyptiens qui attribuaient l’invention de l’écriture à Thot, dieu du savoir et de la sagesse, pensaient que les mots calligraphiés possédaient des vertus surnaturelles.

C’est ainsi que l’action de graver le nom d’un dieu sur une colonne d’un édifice rendait sa présence physique réelle. Ou encore, et ceci rejoint la magie, le fait de détruire une statue portant le nom d’un ennemi, était susceptible, pensait-on, d’anéantir son existence.

Quant aux prières et incantations gravées dans les pyramides et les tombes, elles garantissaient aux pharaons et personnes de haut rang de jouir dans l’autre monde du bonheur et de la béatitude.

A Rome, au cours du Ier siècle, on relève une étrange coutume de caractère populaire, qui a plus à voir avec la magie qu’avec la religion officielle. Il s’agit de l’utilisation des tabellae defixionum, sorte de lamelles de plomb sur lesquelles sont inscrites des formules d’envoûtement. L’officiant cherchait par ce procédé magique à se débarrasser d’un rival ou à s’attirer les faveurs d’un coeur rebelle. Par le truchement de la calligraphie, il consacrait généralement son ennemi aux dieux d’en-bas ou à quelque démon infernal. Ces tabellae sont instructives à plus d’un titre. D’abord du point de vue de l’histoire religieuse, ensuite elles permettent de suivre aisément l’évolution de la langue latine.

Voici le texte d’une tablette defixio, découverte dans l’amphithéâtre de Carthage et par laquelle un parieur enthousiaste s’adresse aux forces du mal pour qu’elles anéantissent le gladiateur Gallicus. Lorsqu’il s’agit de jeux d’argent comme cela semble ici être le cas, la haine s’ajoute à l’appat du gain.

" Tuez, exterminez, détruisez Gallicus, qu’il périsse à l’instant, dans cette heure et dans l’amphithéâtre. Paralysez ses pieds, ses membres et jusqu’à sa moëlle. Paralysez Gallicus, et qu’il soit terrassé par l’ours ou par le taureau furieux. Au nom des esprits infernaux, que ce prodige se réalise !... "

Sous Tibère, Pison, le gouverneur de Syrie, fut accusé d’avoir recours à cet artifice pour se débarasser de Germanicus. On déclara qu’on avait découvert chez lui le nom de Germanicus gravé sur des tablettes de plomb. Cette anecdote est relatée par le menu dans les Annales de Tacite (II, 169).

Publicité et multinationales

Le monde publicitaire et les groupes d’intérêt qui gravitent à ses côtés ont compris depuis longtemps l’avantage que constitue une bonne communication visuelle. Ils sont de ce fait de grands utilisateurs et de grands consommateurs de talents calligraphiques. Si l’on considère qu’une grande partie du message publicitaire consiste à mettre en valeur le nom de la marque, on imagine combien l’artiste est précieux dans ce contexte.

Comment mettre en évidence l’identité des sociétés et des produits dans un monde standardisé où la pression technologique se fait de plus en plus vive, et où la communication et le graphisme sont omniprésents ?

La réponse est paradoxalement dans la recherche de plus de convivialité et de présence humaine. En un mot, on aspire à retrouver une certaine poésie de l’effort manuel. La calligraphie, dont la vocation est de sublimer les qualités visuelles, présente toutes les caractéristiques pour répondre à cette attente. Le domaine de l’emballage ou packaging, nous propose de nombreux exemples qui illustrent notre sujet. On cite le cas des conserves de tripes ou des confitures, en principe élaborées selon les recettes anciennes, qui voient leur chiffre de vente augmenter de 15% après avoir uniquement subi un nouveau "design"de leurs étiquettes. Cependant, ces produits qui étaient médiocres à l’origine, sont restés inchangés. L’aspect extérieur et le nouvel imaginaire engendrés par la marque ont suffit à ce regain d’intérêt auprès du consommateur. Sans nul doute, la séduction du message calligraphié permet de mieux tromper le client potentiel. L’artiste qui souvent n’ignore pas ce contexte, se trouve dès lors dans une situation de compromission pour ne pas dire de complicité. Lorsque les problèmes de pollution et de saturation causés par les produits des multinationales ont été dénoncés, ces dernières, avec une grande dose de cynisme, n’ont pas hésité à récupérer l’argumentation écologique en mettant au point des produits qui, en principe, agressent moins l’environnement.

Par ailleurs, les industriels ont adroitement exploité le " fait-main " et le pseudo traditionnel, ce qui de surcroit leur a permis d’augmenter leur bénéfices. Toutes ces manipulations ont suscité chez le consommateur une certaine méfiance et un esprit critique qu’il est de plus en plus difficile d’ignorer. On observe une réaction de l’individu face à cette logique capitaliste implacable et à ces pouvoirs d’argent. Le consommateur dans une certaine mesure, exerce une vraie contestation en refusant tel ou tel produit en en privilégiant son expression individuelle.

Dans un souci de conciliation et pour rehausser leur image de marque, les industriels ont mis au point un procédé génial : le mécénat d’entreprise. C’est une technique qui possède plusieurs avantages et qui fait d’une pierre deux coups. Elle permet d’abord de se faire une publicité originale et à bon compte, et de s’octroyer une " culture d’entreprise ". Elle permet aussi de se décerner un certificat de bonne conduite en soutenant " généreusement" les artistes. Mais il est bon de préciser que, dans la plupart des cas, l’opération se traduit par des gains financiers supplémentaires. En réalité, le mécénat d’entreprise n’est qu’une technique commerciale déguisée.

Calligraphie et censure

La carrière de Poggio Bracciolini est assez emblématique à tous égards de la censure du pouvoir religieux. Poggio naquIt en 1380 à Terranuova en Toscane. En 1402, le pape Boniface IX le nomma secrétaire apostolique du Vatican, emploi qu’il exerça pendant près de cinquante ans. Rédacteur des brefs pontificaux et éminent calligraphe, Poggio passait ses moments de loisirs en compagnie de ses collègues, dans des réunions joyeuses où l’on se racontait les cancans et les derniers potins, le plus souvent d’ordre sexuel. C’est grâce à ces propos notés sur le vif, que Poggio rédigea en 1450 ses Facéties, qui furent ensuite traduites partout en Europe avec un succès remarquable. Les Facéties sont constituées par un ensemble d’historiettes en latin, où l’auteur s’autorise les plus grandes licences. Les cardinaux et les évêques amusés en sourirent, ce qui donne une idée de la liberté d’esprit des hommes de la Renaissance. Or, au XIXe et XXe siècle, les étudiants et les chercheurs qui se sont intéressé à Poggio ont difficilement soupçonné l’existence de cette activité littéraire si singulière. Tout fut mis en oeuvre pour occulter la réalité. On peut s’interroger sur l’existence d’un appareil de censure aussi implacable et aussi efficace !

Il convient de noter que Poggio Bracciolini ne fut en rien un personnage de petite envergure. Considéré comme un des plus grands humanistes de la Renaissance, il est aussi le créateur de l’écriture humanistique ronde.

Une censure détournée : la commande

La commande publique ou privée a été, tout au long des siècles, une des techniques les plus élaborées et les plus efficaces dans le projet conçu par les commanditaires consistant à donner une représentation du monde, en harmonie avec leurs intérêts et l’image de la morale en vigueur. Pour douce et consentie qu’elle soit, cette censure n’en est pas moins réelle et effective. Il faut noter que dans cette entreprise de conditionnement et de manipulation, les ecclésiastiques se sont montrés particulièrement experts.

Voici, extrait des Annales de la Société d’émulation de la Flandre (Bruges, 1850), un texte du XIIIe siecle, évoquant un contrat draconien, signé entre un maître-calligraphe et son commanditaire. Il nous donne une idée de l’âpreté des relations en la matière et de la pression exercée par les donneurs d’ordre.

" Sachez que, constitué en notre présence, Robert de Normandie, scribe, s’est engagé sur sa foi à écrire, exécuter et continuer dans la mesure de ses moyens pour maître Leonis, clerc, un Apparatus Innocentii super Decretalibus, ainsi qu’il l’a commencé, pour la somme de quatre livres de Paris à verser par ledit maître audit Robert et à compter par peciae écrites.

Le même scribe s’est engagé sur sa foi à ne pas accepter d’autre ouvrage avant d’avoir achevé complètement la transcription précitée. Il a reconnu également que s’il abandonnait sa tâche, il serait retenu prisonnier, enchaIné, dans la maison dudit maître et qu’il ne pourrait en sortir que lorsque l’ouvrage serait complètement terminé. Et s’il était défaillant, que notre prévôt ou son délégué se saisisse de lui où qu’il se trouvera et l’amène à la maison dudit maître pour y être détenu"( !)

Ce bref témoignage a seulement pour objet de mettre en lumière un certain type de contrats d’artistes, concernant non pas la commande elle-même, mais les circonstances de l’engagement. En revanche, nous possédons d’autres contrats détaillés, qui nous informent sur le mode et le montant des gages en espèces, les matériaux employés dans les créations, et la marge de manoeuvre laissée aux artistes. C’est au zèle et au caractère scrupuleux des commissaires aux comptes que nous devons de connaître le contenu de ces contrats ou tout au moins leur teneur grâce aux minutes et justificatifs qu’ils nous ont transmis lorsque l’original fait défaut. De tels documents sont instructifs à plus d’un titre. Ils dévoilent d’une manière singulière, le regard que portent les artistes sur leur activité professionnelle et leur condition sociale. Ils nous permettent surtout de reconstituer le contexte de l’époque et d’évaluer l’estime dévolue aux artistes ou les pressions dont ils peuvent être les victimes.

Le document ci-après est un contrat passé entre un calligraphe-enlumineur et Jean Rolin, évêque d’Autun. Il présente l’avantage de porter à notre connaissance un programme complet d’enluminure précisant le style calligraphique et les couleurs à utiliser :

"Le 20 mars 1448, maistre Johannes de Planis, enlumineur fait marché et convenances à Jean Rolin, évêque d’Autun, de faire et parfaire un missel calligraphié par Dominique Cousserii, moine Celestin.

Il sera peint de belles miniatures et d’initiales pour les chapitres, faites d’or pur et de champs partis de bel azur et de vermillon.

Et sera de telle lettre et de telle longueur comme ce qui est déjà fait par devers ledit maistre Johannes en son parchemin ; et fera en icellui un kalendrier, aussi une majesté et un crucifil qui seront de couleur, et les grosses lettres tournées d’azur et de vermillon.

Chaque miniature devra être bien dessinée et avec de l’or, de l’azur et de la rosette, ressemblant de forme et figure au specimen présenté par l’évêque. Le prix des miniatures sera de quinze écus d’or et les cent initiales seront baillé un écu. Le travail est à faire aussi rapidement que possible, sans aucune fraude et ne sera pas interrompu sous aucun prétexte. Henricus Tegrini, citoyen d’Avignon et représentant de l’évêque, garantit le paiement en recevant le missel livré par ledit maistre Johannes."

L’artiste, face aux oeuvres de commande, émanant notamment du pouvoir religieux, voit son espace de créativité fort limité. Les contraintes de cette commande sont telles que malgré l’imaginaire de l’artiste, ce dernier subit trop nettement le diktat du commanditaire, que ce soit au niveau de la couleur, de la forme ou de la composition. On pourrait en conclure que les religions du livre en général oppressent d’une manière ou d’une autre les créateurs, tant dans leur esprit que dans leur conception formelle. On a cité le cas d’un peintre italien de la Renaissance qui, ayant conçu une oeuvre abstraite, préféra la détruire pour ne pas devenir la cible de la réprobation des censeurs. Nous pouvons ainsi imaginer la difficulté pour les créateurs de construire un art indépendant, moins assujetti à la narration et à la figuration. Remarquons que beaucoup d’artistes ont exécuté des pièces qu’ils n’auraient pas peintes s’ils n’étaient pas prisonniers pour des raisons alimentaires de ce contexte socio-économique. Le comble de cette situation, est que certains de ces artistes, même s’ils avaient bénéficié d’une plus grande liberté, n’auraient pas été en mesure de rompre avec la routine, victimes de leur prison mentale interne et du cadre préfabriqué qui les a ligotés. On imagine alors l’énorme mérite d’artistes tels que Cézanne, Braque et Picasso, qui ont osé transgresser cette routine avec un grand panache. Cependant, beaucoup de leurs successeurs sont revenus à des formules académiques, qui pour tromper la vigilance du public, se sont appelés " modernes ".

La société a toujours eu peur des artistes qu’elle essaie d’apprivoiser, d’étiqueter ; elle s’efforce d’encadrer l’environnement de l’art, ce qui détruit ou tout au moins oblitère ce dernier.

Lorsque l’art se développe pour lui-même, il représente un pouvoir en soi et de ce fait est susceptible d’entrer en conflit avec l’autorité politique ou religieuse. Ainsi, l’art peut constituer une menace, car il est avant tout un pouvoir de connaissance, de discernement et donc d’émancipation. Rappelons également, qu’à chaque forme artistique nouvelle correspond une nouvelle vision du monde, et une conception différente de la société. Dans cette perspective, la discipline artistique apparaIt clairement comme une activité " sensible ", qu’il est prudent de contrôler et si possible, de mettre à son service. C’est ce que tous les pouvoirs ont toujours tenté de réaliser, avec plus ou moins de succès ! Pour l’autorité souveraine, l’art représente le défaut de la cuirasse par où s’infiltre la contestation ou la remise en question.




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