Donc, nous ne sommes pas immortels. C’est douloureux, mais c’est ainsi. S’il n’en avait pas été ainsi, il ne nous serait sans doute jamais venu à l’esprit d’inventer l’État. Parmi d’autres inventions, telles que la religion et la propriété. Mais il ne nous serait pas non plus venu à l’esprit d’imaginer un futur, pour nous et pour les hommes qui vivront après notre mort, ceux que nous connaissons déjà, et ceux que nous pouvons seulement imaginer.
Mais pour cela, l’hypothèse généralement admise consiste à imaginer que nous, que je, formons une entité autonome, distincte de tout ce qui nous environne, de ce qui nous précède et de ce qui nous suivra, une entité libre, aussi, que ce passé et cet environnement ne déterminent pas.
Mais cet " individu " est quelque chose de bien fragile et de peut-être illusoire. Peut-être n’est-ce rien d’autre qu’une convention, admise seulement à cause de l’universalité de sa croyance, et de son utilité. Ce concept, ou ce que nous nommerons faute de mieux, cet " éprouvé ", est en effet ce qui nous permet de nous inscrire dans la réalité environnante et de communiquer avec autrui, qu’il nous faut bien aussi reconnaître comme entité distincte de nous, capable d’agir, de réagir et de parler. Mais entité bien fragile. Qu’on ne peut peut-être pas définir plus précisément que ne le fait Godwin :
" La seule chose que nous connaissions avec plus de certitude que toute autre, c’est l’existence de nos propres pensées, idées perceptions ou sensations (quel que soit le terme que nous choisissions pour les exprimer) et qu’elles sont généralement liées de manière à produire la notion complexe d’unité et d’identité personnelle. "
Une notion, qui nous permet d’éprouver, et donc d’être réels, mais dont rien ne nous certifie qu’elle est elle-même une réalité.
Nos compagnons, qu’on désigne comme schizophrènes en font l’amère expérience. Il arrive que les limites s’effacent, ou deviennent indistinctes, que nous nous sentions envahis par ce qui nous entoure, êtres ou choses, ou que nous sentions en nous le pouvoir effrayant de les envahir. Ces pensées, que nous croyions nôtres, nous appartiennent-elles vraiment, ou nous sont-elles imposées d’ailleurs ? Cette main fait-elle partie de nous ou s’agit-il d’un corps étranger artificiellement greffé sur nous ? Ces paroles obscènes qui coulent de notre bouche et que nous refusons, qui les prononce à travers nous ?
Expériences pathologiques ? Voire... Il suffit parfois de nous laisser glisser dans l’émotion intense que nous ressentons pour éprouver cet effroi, ce vertige, cette possibilité. Ce n’est pas le fou qui est un cas particulier, c’est que nous ne le soyons pas plus souvent qui est étrange. La " normalité ", qui nous permet d’avoir conscience de notre individualité, n’est qu’une possibilité parmi une multitude d’autres possibles, quelque chose de très fragile, d’aléatoire, et donc d’admirable. C’est cette fragilité qui doit nous faire considérer toute existence, et en particulier toute existence humaine, comme quelque chose d’éminemment respectable.
Toujours est-il que si nous disons, avec Hobbes et Godwin, que nous ne sommes qu’un simple maillon dans la grande chaîne de l’univers, ce n’est pas seulement une figure de style. C’est une réalité que nous sentons vivante et qui nous effraie d’autant plus que ce maillon, à son tour, est peut-être constitué d’une infinité d’autres maillons, qui sont nos cellules, nos pensées, et dont l’unité est bien fragile.
En ce qui concerne le temps, c’est la même chose. Une pensée à peine exprimée est déjà morte, au point que parfois nous avons du mal à la retrouver ou à la reconnaître. Nos cellules meurent sans arrêt tandis que d’autres renaissent. On se réjouit, écrit Godwin, à l’idée de retrouver un ami très cher perdu de vue depuis plusieurs années. Mais voici qu’en sa présence on ne le reconnaît pas, qu’on ne trouve plus rien à se dire. Est-il vraiment le même ? Et nous, sommes-nous celui d’il y a vingt ans. Le nombre de choses restées constantes en lui et en nous est-il vraiment plus élevé que ce qui a changé ? Qu’est-ce donc qui permet de parler d’individu et de lui donner un cadre, un lieu ? Pourquoi l’individu ne serait-il pas un de nos orteils, ou, à l’inverse, le peuple, voire l’univers entier ?
Nos cellules meurent et naissent. Nous sommes donc, d’une certaine manière, déjà morts, ou sans cesse en train de mourir. Nous ne pouvons rien garder, tout fuit en nous et autour de nous, objets, pensées, amours. Ce n’est pas tant que nous n’ayons rien puisque, d’un autre point de vue, tout est toujours à notre portée, c’est plutôt que nous ne pouvons rien garder sans sentir, en même temps, alors que nous le saisissons, sa dissolution. L’instant dont nous jouissons, nous sentons, au moment même de cette jouissance, qu’il n’est déjà plus.
Nous ne sommes donc pas libres non plus. Nous sommes là où nous sommes, place déterminée, rôle déterminé. Nous n’avons pas tous les désirs, et encore moins la possibilité de réaliser ceux que nous avons. Si, peut-être la vie tout entière coule à travers nous, nous n’en distinguons qu’une infime part. Le libre-arbitre, qui nous permettrait de choisir sans détermination préalable, est évidemment une illusion. C’est aussi une absurdité, puisqu’il supposerait que nous choisissions sans raison parmi des alternatives qui nous seraient indifférentes. Cependant, il nous arrive parfois fortement de ressentir l’impression de notre liberté. Mais ce n’est pas lorsque nous avons l’illusion d’avoir agi " librement ", sans détermination, mais lorsque, au contraire, nous nous sentons en accord avec ce pour quoi nous étions déterminés, lorsque nous avons agi selon ce qui vivait en nous comme une nécessité. Notre liberté consiste à obéir à ce qui agit en nous et nous ouvre à ce qui nous entoure.
Et cependant, d’un autre point de vue, cette individualité et cette liberté qui sont sans doute des constructions, nous ne les sentons pas moins comme des réalités. Des illusions, peut-être, écrit encore Godwin, mais des illusions nécessaires. Des réalités fragiles, non pas données, mais toujours à construire, toujours incertaines, toujours mouvantes, et toujours remises en question. Des limites qui ne sont pas un a priori, mais une dialectique, un événement sans cesse renouvelé et toujours possible. Des réalités qui se confondent avec notre vie dès lors que nous sortons de la seule réflexion et que nous vivons. Dans cette chaîne des événements, nous avons la certitude vivante que nous avons notre rôle à jouer, notre mot à dire.
Ceci n’empêche pas la mort de nous accompagner tout au long de notre vie, de sorte qu’elle devient indissociable de celle-ci, inimaginable sans elle. Il est plusieurs manières de s’accommoder de notre condition mortelle, de l’accepter, de vivre avec, ou, en tous cas, d’en faire quelque chose.
Dans nos cultures occidentales, le moyen le plus communément utilisé consiste à faire de la mort la fin (au sens de finalité) de notre vie, et pour cela de lui faire une place telle qu’elle l’accompagne depuis ses débuts : " que philosopher, c’est apprendre à mourir ". Il s’agit de la rendre familière, de nous y habituer. Nous réservons ainsi un lieu aux morts, que nous appelons cimetière. C’est une place pour la mort, dont nous pouvons espérer qu’elle l’empêchera de contaminer la vie. Enfermés dans un cercueil, les morts ont leur place. Ils n’ont pas disparu complètement, nous pouvons leur rendre visite, tout au moins rendre visite à une image figée, en imaginant que les planches qui les enserrent, les habits dont nous les avons décorés, les protègent de la décomposition.
A proprement parler, il ne s’agit cependant pas là d’immortalité, mais plutôt d’éternité. L’immortalité, en effet, serait la poursuite sans fin d’une vie ininterrompue, un temps qui ne s’arrêterait jamais. L’éternité, dont il est question ici, d’après une distinction que nous empruntons à Hannah Arendt, fige le temps en un instant arrêté, suspendu. L’éternité renvoie à l’idée de Dieu.
Mais cette tentative se retrouve aussi dans les manifestations de la vie publique, dans toutes les cérémonies dont le but avoué est de figer l’instant. Qu’on songe par exemple à Mitterand au Panthéon, une rose à la main, une image qu’il a voulu sans doute être éternelle, ou préparant minutieusement ses obsèques. Ce sont des actes qui se veulent historiques mais qui, en réalité tendent à nier l’histoire, veulent rendre à jamais présent un instant choisi qui est, en outre, censé représenter toute une période historique, voire l’histoire tout entière.
La mort est ainsi mise à distance, en même temps que toujours présente. Nous grandissons avec elle, nous nous formons par elle, même :
“ Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort et se maintient dans la mort même qui est la vie de l’esprit. [...] L’esprit est cette puissance seulement en sachant regarder le négatif en face et en séjournant auprès de lui. Ce séjour est le pouvoir magique qui convertit le négatif en être. ”
Il s’agit donc de vivre avec la mort comme horizon. Ce n’est pas drôle, mais c’est comme ça, nous dit-on. C’est même, à ce qu’on prétend, ce qui structure notre existence, lui donne sens et réalité.
Mais il n’est pas sûr que nous nous en tirions si facilement. Parce que tout cela ne nous empêche pas de mourir à chaque instant de notre vie, de sentir notre corps se modifier, nos cellules mourir et se régénérer, nos pensées se perdre, nos passions disparaître de façon incompréhensible, alors que d’autres, inattendues et inespérées surgissent. La question reste la même : sommes-nous sûrs d’être celui que nous étions il y a un moment, sommes-nous sûrs de ne pas nous dissoudre à chaque instant. Mais, aussi, cela ne nous empêche pas de vivre, et de sentir cette vie frémir en nous à tous les instants où nous lui sommes ouverts. Nous aurons beau essayer de donner des limites, de prévoir demain, ce qui serait une manière de le situer aujourd’hui, de nous dire que nous sommes bien ici et les autres bien là, rien n’y fait, l’univers nous apparaît comme un tout, la vie comme un flux ininterrompu dans lequel nous sommes entraînés. Tout effrayant que cela soit, ce n’en est pas moins exaltant.
Mais, dans ce flux, il nous est cependant nécessaire d’introduire des repères.
Individu et liberté.
Les deux concepts sont largement utilisés dans les médias contemporains aussi bien que dans tous les discours que porte l’idéologie officielle, même et surtout lorsque celle ci ne s’avoue pas comme idéologie. La publicité, par exemple nous affirme que nous sommes libres, dans les hypermarchés, de choisir les produits qui nous conviennent, aux prix " libres ". La vie politique se présente comme étant le domaine de la liberté ; voter, c’est faire un choix de société. Quant à l’individu, c’est le sujet de cette liberté, celui qui, par son choix " libre " s’élève au-dessus de la masse, se distingue, est remarquable et se fait remarquer. Il n’y a pas cependant besoin de grande démonstration pour faire remarquer que cet individu ne se distingue qu’en ce qu’il se conforme le mieux à un modèle présenté comme unique. Au point que l’individu ainsi exalté, c’est celui qui présente le moins de points distinctifs, de caractéristiques qui pourraient en faire quelqu’un d’unique et d’irremplaçable. C’est celui, donc, qui existe le moins, qui se résout à une image. Je ne fais là qu’enfoncer des portes ouvertes et énoncer des banalités. Je ne m’y attarderai donc pas et ajouterai seulement que l’importance accordée à ces deux concepts d‘individu et de liberté prouve en tous cas que, dans l’imaginaire de tous et de chacun, ils occupent une place importante, à laquelle il faut en tous cas donner des gages, afin d’en mieux masquer la négation dans la réalité.
Mais, par ailleurs, " individu " et " liberté " sont également deux concepts clé de toute pensée anarchiste, les qualificatifs d’anarchistes et de libertaires étant même généralement considérés comme des synonymes. Mais de quel individu et de quelle liberté s’agit-il alors ?
Tous les penseurs anarchistes se rallient en effet aux " lois de la nécessité ". C’est-à-dire que tous acceptent l’idée que les êtres humains, comme tous les autres êtres vivants, dont ils ne se distinguent pas par une qualité intrinsèque particulière (qui pourrait tenir par exemple au fait qu’ils ont été choisi par Dieu, ou qu’ils ont une mission particulière à accomplir), sont soumis à un ensemble de causes et de conséquences qui font que ce qui arrive aujourd’hui n’aurait pas pu être autrement et que les actes et les pensées des hommes sont en grande partie, sinon totalement, déterminés par leur passé, leur milieu social, leur enfance, etc. Ce qu’ils reprochent aux institutions autoritaires, dont l’État est l’exemple le plus remarquable, ce n’est pas de nous empêcher de faire ce que nous voudrions, ce qui reviendrait à faire n’importe quoi et serait illusoire, mais de s’opposer à la réalisation de nos potentialités, de nos richesses qui, seules pourraient introduire un changement par l’influence qu’elles exercent sur ce qui nous environne. Quant à l’importance accordée à " l’individu ", elle va de pair avec les liens que celui-ci entretient avec la société à laquelle il participe, elle signifie plus l’affirmation d’un devenir que la constatation d’un état existant. L’individu, chez Godwin par exemple, considéré comme un " individualiste ", ne peut être séparé de tout ce qui l’entoure et c’est plutôt quelque chose qui se construit qu’un donné. Même pour Stirner, l’individu ne se conçoit pas sans sa " propriété ", c’est-à-dire sans ce qu’il a la puissance de faire dans ses rapports avec autrui.
L’espace de l’État.
Si donc, le changement c’est la vie, c’est aussi la transformation continuelle, et donc la mort continuelle. Comment introduire un point stable ? Seules nos activités peuvent nous définir comme personnes. Selon Hannah Arendt (in la Condition de l’homme moderne), ces activités peuvent se ranger sous trois catégories : le travail, qui relève de la nécessité : travailler, c’est produire ce qui est nécessaire à notre survie et a pour destin d’être détruit (on travaille pour gagner sa vie), l’œuvre que nous destinons à nous survivre, à laisser une trace de nous, et l’action, ou la parole (qui n’est rien d’autre qu’une forme d’action), qui s’inscrivent essentiellement dans le domaine public et donc politique. Il s’agit alors non seulement de laisser une trace de nous, mais aussi de notre conception du monde, des rapports qui unissent les hommes entre eux. Le politique est le lieu de la diversité et du lien, le lieu des hommes (par opposition à la religion qui, toujours selon H. Arendt est le lieu de l’homme.
Projeter dans l’avenir sa conception de l’humanité, un futur possible pour les hommes c’est ce qui constitue, me semble-t-il, tout projet politique qui vise ainsi à s’accommoder de la mort, ou à la maîtriser.
Le projet politique de l’État suppose que l’individu soit constitué comme entité autonome, qui communique avec les autres à travers un espace commun, neutre, symbolisé par le contrat que passent entre eux les différents individus. Ce contrat vise donc d’abord à conjurer la mort et, singulièrement, la plus effrayante, celle dont nous menacent les autres hommes. Pour Hobbes " Il n’y a aucun de nous qui ne se porte à fuir le pire des maux " ; et le pire des maux, c’est la mort, d’abord la mort provoquée par les autres, en vertu de ce que Hobbes considère comme le droit naturel pour chacun de se protéger des autres, de façon préventive, en les exterminant. C’est pour éviter cette extermination réciproque, cet " état de guerre de tous contre tous " qui caractérise, selon le présupposé bien discutable de Hobbes, la société primitive, que les hommes ont passé entre eux un contrat par lequel, en échange de leur soumission, ils acquièrent la sécurité. C’est donc bien dans un dessein d’immortalité que, selon cette conception qui est à la base de l’État moderne et le justifie, est fondée la " République ", qui a par conséquent pour destin d’être immortelle ; " Par la nature même de leurs institutions, elles (les républiques) sont conçues pour vivre aussi longtemps que l’humanité ou aussi longtemps que les lois de nature où la justice elle-même, de laquelle elles tirent leur vie. " . Vain espoir cependant, puisque " Léviathan est un dieu mortel. "
Pour conjurer la mort, l’État vise donc à instaurer la permanence. Que les choses soient à leur place, une fois pour toutes et définitivement, que l’on puisse s’appuyer sur un futur prévisible qui serve de cadre bien défini. La mort au terme, et l’individu bien constitué, vivant et donc mortel, vivant avec la présence continuelle de la mort inévitable. Au point que certains pensent que, d’une certaine manière, c’est la mort qui donne vie :
“ L’individu qui n’a pas mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne ; mais il n’a pas atteint la vérité de cette reconnaissance comme reconnaissance d’une conscience de soi indépendante. Pareillement, chaque individu doit tendre à la mort de l’autre quand il risque sa propre vie ”.
Voici donc la mort réintroduite comme preuve de la vie et seule permettant l’élaboration de la conscience :
“ Cette conscience a précisément éprouvé l’angoisse non au sujet de telle ou telle chose, non durant tel ou tel instant, mais elle a éprouvé l’angoisse au sujet de l’intégralité de son essence, car elle a ressenti la peur de la mort, le maître absolu. Dans cette angoisse, elle a été dissoute intimement, a tremblé dans les profondeurs de soi-même, et tout ce qui était fixe a vacillé en elle. ”
Rendre la mort familière revient donc, dans cette hypothèse, a vivre dans l’idée de la mort toujours présente, dès la naissance, comme une figure de notre destin. Ceci revient aussi, incidemment, à justifier la guerre, qui nous empêche de vivre comme s’il n’en était pas toujours ainsi, et qui créerait entre nous (ou certaines catégories de ce nous) la solidarité et la communauté :
“ La guerre a cette signification supérieure que par elle (...) la santé morale des peuples est maintenue dans son indifférence en face de la fixation des spécifications finies de même que les vents protègent la mer contre la paresse où la plongerait une tranquillité durable comme une paix durable ou éternelle y plongerait le peuple. ”
Tout ceci est une belle construction, satisfaisante pour l’esprit qui cherche à tout prix la cohérence. Mais il n’est pas sûr que ceci soit une consolation. Les derniers mots de Hegel sont, dit-on : " Tout continue, j’espérais en être quitte de la crainte et de l’espoir. "...
Toujours est-il que les institutions ont pour fin d’établir l’immutabilité, c’est-à-dire de faire vivre un instant toujours présent et qui ne peut donc être suivi d’aucun autre instant. Même Hobbes, cependant, considère que la recherche de " l’immobilisation du présent ", en vue d’éliminer " la succession éternelle du temps " est une recherche vaine et perverse.
Mais si le temps, en se transformant en éternité se perd dans l’État, l’individu disparaît aussi, avant même d’avoir pu commencer à exister par la conscience qu’il aurait pu prendre de son existence singulière, à construire. Prend sa place, par exemple, l’entité " citoyen ", qui n’est défini que par l’État qui lui donne réalité.
“ C’est par l’État que le citoyen est citoyen ; l’État est l’universel qui dépasse l’individu et qui lui permet de se dépasser en citoyen, sans quoi il resterait enfermé dans sa particularité naturelle ”.
Ou l’entité " volonté générale " chère à Rousseau, et riche de tous les totalitarismes. Déjà, le Léviathan de Hobbes est seul véritablement réel, l’individu ou le citoyen n’en sont que les cellules qui le constituent.
La propriété, en définitive, n’est rien d’autre, elle aussi, qu’un artifice visant à assurer des repères. Repères dans l’espace : ma propriété, c’est d’abord ce que je peux posséder, toucher, manipuler, c’est le petit bout de monde sur lequel je peux avoir une action. Repères dans le temps aussi : ce que je possède, qui est à moi, je le posséderai aussi demain, et cela me procure une certaine sécurité. Au-delà, et par le principe de l’héritage, qui n’est d’ailleurs pas forcément lié au principe de propriété, c’est aussi une présomption d’immortalité : ce que je possède aujourd’hui, aussi bien que ce que j’aurai créé ou transformé, subsistera après ma mort, en témoignage de ma présence sur terre. C’est grâce à cela que les autres, après que j’aurai disparu, garderont mon souvenir. Selon Locke, et la plupart de ceux qui justifient la propriété, elle est ce qui permet de fructifier le travail, et par ce biais ce qui permet aussi d’établir le lien entre l’utilité personnelle et celle de la collectivité, au développement de laquelle elle est indispensable : "
“ La condition de la vie humaine, qui requiert le travail et une certaine matière sur laquelle on puisse agir, introduit nécessairement les possessions privées. ”
L’introduction de l’argent introduit un élément supplémentaire en rapport avec l’immortalité, puisque l’argent permet de conserver ce qui a disparu, de le transformer en une valeur autonome, en soi, éternelle :
“ Dans les gouvernements où les lois règlent tout, lorsqu’on y a proposé et approuvé un moyen de posséder justement, et sans que personne puisse se plaindre qu’on lui fait tort, plus de choses qu’on peut consommer pour sa subsistance propre, et que ce moyen est l’or et l’argent, lesquels peuvent demeurer éternellement entre les mains d’un homme, sans que ce qu’il en a, au-delà de ce qui lui est nécessaire, soit en danger de se pourrir et de déchoir, le consentement mutuel et unanime rend justes les démarches d’une personne qui, avec des espèces d’argent, agrandit, étend, augmente ses possessions autant qu’il lui plaît. ”
Pour qui croit à la liberté, du moins à cette forme de liberté qu’on appelle le libre arbitre, la propriété est le moyen privilégié de la réaliser et donc de se réaliser ; par les développements de notre travail (ou de notre rouerie...), elle en est le témoignage concret. Elle est donc le témoignage concret de notre existence, ce qui lui donne une réalité. Elle est aussi, et cela est lié, ce qui nous fait reconnaître par les autres, ce qui nous donne une place singulière, reconnue par eux, ce qui nous unit à la collectivité. C’est le moyen de réaliser le particulier :
“ Le particulier d’abord opposé [...] à l’universalité de la volonté, est besoin subjectif qui atteint l’objectivité, c’est à dire sa satisfaction, a) par le moyen des choses extérieures qui sont aussi bien la propriété et le produit des besoins de la volonté des autres [...] . ”
C’est le point de vue de Hegel... Point de vue qu’on peut considérer comme discutable, puisqu’il s’agit, du moins en système capitaliste dans lequel la propriété a perdu son sens originel de lien concret avec ce que je suis et ce que j’agis, d’une reconnaissance par l’avoir et non par l’être. Point de vue aussi repris par tous ceux qui cherchent à légitimer l’accumulation inégalitaire des richesses. Hegel, toujours lui, dans le même passage :
“ La réalité de l’élément universel de la liberté contenu dans ce système, c’est la défense de la propriété par la justice. ”
On le voit, les conceptions, explicites ou implicites, concernant la réalité de l’être, ses relations avec les autres et avec le monde, le temps, le moyen de laisser une trace au monde, ne sont pas indépendantes des conceptions concrètes sur l’organisation des hommes entre eux. Les conceptions que nous avons exposées jusqu’ici sont celles du " sens commun ". Celles aussi sur lesquelles s’appuie l’organisation sociale actuelle, dont les éléments essentiels sont l’État et la propriété. Ce sont des conceptions, après tout respectables. Le problème est qu’elles sont présentées comme un donné, comme la seule possibilité, comme une loi universelle et incontournable.
Démocratie et anarchie.
Nous admettrons ici la nécessité et l’universalité d’un espace politique, dans toute société humaine. Nous admettrons aussi que la vie humaine ne peut s’imaginer autrement que comme une vie en société.
La conception classique identifie le politique à l’État. Ce qui revient à considérer que les sociétés non occidentales n’ont pas de structure politique. Or il nous semble que la chefferie par exemple, ou la structuration des sociétés amérindiennes décrites par P. Clastres sont bien des structures politiques, puisqu’elles supposent une certaine conception du monde et de la place qu’y occupent les hommes ainsi que de ce qui régit les relations qu’ils entretiennent. Elles sont également sous-tendues par une projection sur les hommes qui viendront après nous. La conception classique revient aussi à considérer qu’en Occident l’État est l’aboutissement inéluctable des formes politiques qui l’ont précédé et qu’il n’est donc pas lui-même susceptible d’un dépassement. Or, l’État moderne ne date que du XVIIe siècle et ce n’est qu’abusivement qu’on peut considérer qu’il a pris d’emblée sa forme définitive.
On peut même penser que ce n’est qu’abusivement qu’on peut affirmer que cette forme s’est développée vers plus de démocratie. Si on oppose démocratie à totalitarisme, comme seule alternative l’un à l’autre, il est évident que les anarchistes s’inscrivent dans une filiation par rapport à la démocratie. Ils pensent, en effet, d’une part que les hommes n’existent que les uns par rapport aux autres et d’autre part, que rien ne justifie ni ne peut justifier que quelques uns ou un seul valent mieux que d’autres et soient légitimés à exercer sur eux un pouvoir incontrôlé. Mais ils pensent que la forme qu’a pris aujourd’hui ce qu’on appelle démocratie est, pour une grande part, un leurre et que le système politique largement dominant relève en fait d’un système totalitaire subtil. Un mode de pensée unique, un futur présenté comme inéluctable, des décisions que leur complexité réservent aux seuls spécialistes, tout ceci ne laisse pas place à l’échange, à la projection possible d’un espace politique conçu pour nous-mêmes et pour les hommes à venir. Par ailleurs, ils ne pensent pas que la démocratie puisse s’identifier exclusivement à un système de représentation, qui conduit à voter pour quelqu’un à qui on fait confiance. Les anarchistes ne sont pas " optimistes " ; ils pensent, notamment au vu de l’expérience historique, que les hommes investis d’un pouvoir sont par là même amenés à se considérer comme étant d’une essence supérieure aux autres et connaissant mieux qu’eux ce qui leur convient, alors qu’ils sont en fait enfermés dans un univers abstrait, figé, dans lequel les réalités et leur évolution leur échappent. Pour autant, les anarchistes ne sont pas non plus partisans de la " démocratie directe ", au sens où l’entend par exemple Rousseau, car ils ne croient pas que la majorité a toujours raison mais, au contraire que le progrès vient d’idées nouvelles. Idées qui ne peuvent être d’abord que minoritaires et que seule la libre discussion permet d’affiner et de rendre possibles. Il peut cependant y avoir contradiction apparente dans la mesure où les anarchistes préconisent une autre forme de " démocratie directe ", celle qui permet justement à chacun de s’exprimer sans le filtre trompeur de la représentation, celle qui permet aux idées, aux points de vue de s’affronter directement et qui favorise, par la confrontation, le surgissement d’idées nouvelles. Mais ils ne pensent pas que la minorité doive se plier à la majorité et renoncer à son point de vue. Une décision prise dans ces conditions n’est jamais que provisoire, les autres options restant, en quelque sorte, en réserve.
Les anarchistes ne peuvent non plus soutenir l’idée des droits de l’homme. Cette conception suppose en effet à la fois que les hommes soient des entités individualisées, libres dans l’absolu de leurs choix, et aussi qu’il existe quelque chose comme une " nature humaine ". Or ces deux conceptions supposent une vision du monde statique. En outre, le concept " droits de l’homme " suppose une existence supérieure à laquelle ils puissent se référer, qui puisse les faire respecter, Dieu, État, ou humanité, qui sont les uns et les autres des abstractions. Cependant, dans leur pratique, ils sont souvent amenés à défendre des causes qui s’apparentent à celles des droits de l’homme. Mais ce n’est pas en vertu d’un absolu à respecter, mais parce qu’ils ressentent dans leurs chairs et dans leurs esprits les souffrances et les humiliations de leurs semblables et qu’ils savent que toute atteinte à ceux-ci est aussi une atteinte à eux-mêmes. Pas de droit absolu, donc, mais plutôt le devoir qu’a chacun de respecter l’autre en tant qu’il fait partie de lui-même et représente une part de son devenir.
Si on admet les conceptions d’Hannah Arendt pour qui l’espace public " ne peut pas être édifié pour la durée d’une vie mortelle " et doit donc relever d’autre chose que de la simple survie et de la seule satisfaction des nécessités matérielles, l’anarchisme est bien une conception et un choix qui relèvent du politique. Loin de subordonner le politique au social, il vise au contraire à subordonner le social au politique, ou plutôt à imaginer des choix sociaux et économiques susceptibles d’amener la possibilité d’un choix politique : inscrire le changement dans une permanence qui, elle, s’inscrit dans un devenir et un accomplissement sans limites. Si Proudhon parle de " substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes ", c’est pour que les choses, simplement administrées, ne deviennent pas une finalité en soi et laissent la place aux interrogations des hommes, à leurs doutes et à leurs expériences de cohabitation la plus harmonieuse possible. Lorsque Godwin écrit que deux heures de travail quotidiennes suffiraient à la satisfaction des besoins matériels, il imagine que le reste du temps serait consacré à l’échange d’idées, de sensations, et de projections sur l’avenir, puisque même la solitude nécessaire ne trouve à se réaliser que parce que celui qui en jouit se retrouve en quelque sorte, fait le point, et peut mieux " digérer " ce qui lui vient des autres et peut ainsi être plus " utile " à tous et à chacun. Alors que les conceptions politiques classiques placent la propriété au centre et à l’origine de l’organisation politique, destinée à la protéger et à la légitimer, les anarchistes souhaitent limiter la propriété au minimum nécessaire et pensent que les échanges fondamentaux entre les hommes, le lieu de leur solidarité et de leur enrichissement mutuel se situent ailleurs : d’une part sur le plan de l’échange des idées, d’autre part sur le plan concret de l’organisation de l’entraide.
Age d’or et utopie.
Que le paradis terrestre n’ait jamais existé n’empêche pas d’en avoir la nostalgie et, parfois d’essayer de le retrouver à travers un mythe qui prend différentes formes mais qui, toujours, renvoie au désir d’immortalité. Ce désir peut prendre la forme de la nostalgie d’une société primitive qui n’aurait eu ni conflit ni histoire. C’est l’idée qu’on se fait parfois, chez nous, des sociétés non occidentales. Mais en y regardant de plus près, force est bien de constater que ces sociétés ont été agitées de conflits et que les mythes eux-mêmes qui les sous-tendaient ou les fondent n’étaient ou ne sont pas inamovibles et qu’en particulier, ils ne sont pas imperméables aux influences d’autres cultures et d’autres peuples. Dans une autre direction que celle qu’a suivie notre société occidentale, il n’y pas de raison de penser que les sociétés dites primitives n’ont pas connu, elles aussi, des progrès, des hésitations, des retours en arrière et que les hommes qui les composent n’ont pas tenté, à travers leur organisation sociale et politique, d’améliorer leur sort et de rendre plus harmonieuse les relations qu’ils entretiennent entre eux.
Le mythe ne se limite pas à la nostalgie d’un âge d’or. De façon qu’on peut estimer plus positive, il se projette aussi vers le futur. Les deux démarches relèvent du même désir impossible de supprimer le temps et visent donc à abolir la mort en introduisant l’éternité. L’une et l’autre supposent que nous restions à jamais figés, que rien ne se passe et donc que nous ne mourrions jamais. Ou, en tous cas, si ceux qui nous ont précédés et ceux qui vont nous suivre sont exactement semblables à nous, c’est comme s’ils étaient nous, c’est comme si nous avions toujours été là et devions toujours y rester. Ceci suppose que nous imaginions une société parfaite, ou rien ne doive être modifié, jamais, ou aucun conflit ne puisse trouver place puisque d’ailleurs, pour qu’il y ait conflit, il faut qu’il y ait l’idée que quelque chose puisse se modifier à l’issue de ce conflit ou par lui.
Perfectibilité.
La perfection de cette société mythique renvoie à l’imperfection de la société dans laquelle nous vivons. Si nous voulons créer un lien avec cette société idéale, il nous faut introduire la perfectibilité. Mais la perfectibilité détruit l’éternité : si nous sommes perfectibles, l’instant qui va venir sera forcément différent de celui que nous vivons et de celui qui l’a précédé. En ce sens, la perfectibilité s’oppose à la perfection : " L’expression " perfectible " ", écrit Godwin, " non seulement n’implique pas la capacité de parvenir à la perfection, mais signifie exactement le contraire. Si nous pouvions parvenir à la perfection, il y aurait une fin à notre progrès. " Il y a en effet une fin à notre progrès : c’est la mort. Une fin du moins à notre progrès en tant qu’entité individu. Mais si nous considérons cet individu comme une étape provisoire du changement constant, du flux perpétuel de la vie, nous pouvons penser que rien n’est perdu du plaisir que nous avons pu constituer, ni de ce que nous avons construit, si fragile soit-il.
La notion de perfectibilité a été développée de façon pratiquement contemporaine, en 1793 et 1794, respectivement par Condorcet et Godwin. L’un et l’autre peuvent être considérés comme se situant dans la lignée des philosophes des lumières et singulièrement de Diderot qui dédiait l’Encyclopédie " A l’Être qui ne meurt jamais ". Dédicace surprenante quand on connaît l’athéisme de Diderot, qu’on ne peut soupçonner, à l’inverse de Rousseau, d’être à l’origine du culte de l’être suprême. Mais phrase qui peut mieux se comprendre si on introduit subrepticement une virgule, ce qui serait bien digne de la cautèle avouée de Diderot : " A l’Être, qui ne meurt jamais ". Cela se rapporterait alors à la vie qui ne disparaît jamais mais évolue à l’infini. Condorcet, comme Godwin, témoins des progrès scientifiques que voit leur époque, sont amenés à les considérer comme étant, par nature, infinis, et pouvant conduire logiquement à la suppression de la misère, des maladies et à l’établissement du bonheur universel. Que cette croyance soit fortement soumise au doute aujourd’hui, sans doute en partie de manière fondée, n’est pas ce qui est en question ici. Toujours est-il que Condorcet écrit dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain les lignes qui suivent :
“ Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfectionnement de l’espèce humaine doit être regardé comme susceptible d’un progrès infini, qu’il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable ? Sans doute, l’homme ne deviendra pas immortel, mais la distance entre le moment où il commence à vivre et l’époque commune où, naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d’être, ne peut-elle s’accroître sans cesse ? (...) Cette durée moyenne de la vie (...) peut recevoir des accroissements suivant une loi telle qu’elle approche continuellement d’une étendue illimitée, sans pouvoir l’atteindre jamais ”.
De son côté, un an plus tard, en 1794, Godwin écrit, presque à la fin de l’Enquête sur la justice politique dans ses rapports avec la vertu et le bonheur universels :
“ Quand la planète se refusera à voir s’accroître la population, les hommes dont nous supposons l’existence, cesseront donc probablement de se reproduire. Tous seront un peuple d’hommes et non d’enfants. Une génération ne succédera pas à l’autre, et, dans une certaine mesure, la vérité n’aura pas à recommencer sa course tous les trente ans. On peut espérer que d’autres progrès accompagneront ceux de la santé et de la longévité. Il n’y aura ni guerre, ni crime, ni ce qu’on appelle administration de la justice, ni gouvernement. Plus que cela, il n’y aura ni maladie, angoisse ou mélancolie, ni ressentiment. Avec une ineffable ardeur, chacun recherchera le bien de tous. L’esprit sera actif et ardent, bien que jamais désappointé. Les hommes assisteront à la marche en avant progressive de la vertu et du bien et sentiront que si parfois les choses paraissent contraires à ce qu’ils avaient espéré, c’est que l’échec lui-même est une part nécessaire de ce progrès. Ils comprendront qu’ils sont membres d’une chaîne dans laquelle chacun sert à plusieurs choses, et ne seront pas indifférents à cette fonction. Ardemment, ils rechercheront par quels moyens le bien, qui d’ores et déjà existe, a été produit, afin de produire le bien plus grand qui reste possible. Ils n’auront pas besoin d’être poussés à l’effort, puisque aucun homme ne pourra s’empêcher de s’efforcer de promouvoir ce qu’il comprend parfaitement comme étant un bien, et ce qu’il aime ardemment ”.
Prudemment, Godwin ajoute cependant, dans le paragraphe suivant, qu’il ne s’agit là que d’une conjecture dont l’éventuelle non réalisation ne modifie pas les conclusions qu’il en tire.
Les deux textes sont très proches, apparemment ; ils sont bien issus de la même source et parlent du même espoir. Cependant, les nuances qui les distinguent ne sont peut-être pas étrangères à ce qui plus tard séparera l’idée républicaine de l’idée anarchiste. Notons déjà que parmi les maux dont il espère que l’humanité se débarrassera, Godwin introduit la mélancolie. Mais surtout, là où Condorcet évoque un rêve qu’il déclare dans le même temps impossible à réaliser, Godwin pose d’emblée un modèle qui, réalisable ou pas, est dès aujourd’hui présent et dont il imagine toutes les conséquences possibles, dès aujourd’hui, comme aspirations. Il doute tout autant que Condorcet que l’immortalité soit un jour possible ; d’ailleurs, on a vu plus haut, et tout son livre le montre, que cette immortalité, pour autant qu’elle aboutirait à la perfection, à l’éternité, s’opposerait au progrès infini et empêcherait le flux continuel de la vie. Alors que pour Condorcet le désir d’immortalité se heurte à la mort qui limite l’imaginaire qu’il pourrait provoquer, pour Godwin la vie, l’imaginaire, sont là, contemporains de la mort qu’ils affrontent comme un défi.
Le devenir.
C’est que l’entité centrale de toute hypothèse anarchiste n’est peut-être pas l’individu, comme on a souvent tendance à le penser, et selon un concept que les anarchistes eux-mêmes utilisent fréquemment, mais pour l’opposer à la masse et aux concepts abstraits et construits que sont la patrie, l’humanité et autres totalités. Cette démarche qu’on pourrait qualifier de " déconstructive " peut cependant être poursuivie au-delà ou en deçà de l’individu, si on admet que celui-ci, comme toute vie, est perpétuellement soumis au changement. Ce qui reste alors, c’est le " devenir ", sous sa forme non pas nominale, mais verbale. Ce qui existe réellement, c’est ce qui devient, ce qui est à devenir. L’État, comme la religion, est une tentative pour contrôler l’histoire : les constitutions visent à être éternelles, à prévoir ce qui est par nature imprévisible, dans le développement que cela peut prendre tant dans l’espace que dans le temps. Il vise en tout cas à lui imposer un cadre intangible. " Les lois ", écrit Godwin, " sont de la nature de la prophétie ". Prévoir l’avenir, c’est prévoir le déroulement de la vie. C’est donc aussi prévoir la mort, lui donner une place dans le présent en tant que déjà accomplie. Prévoir la vie, c’est la transformer en mort ; c’est l’intégrer à la vie, la rendre familière. Ce qui revient à supprimer la vie, puisque celle-ci est essentiellement marquée par le changement et donc l’imprévu, et l’imprévisible. En effet, " en bien ou en mal ", écrit Godwin, " tout change ". Et Bakounine :
“ Si vous lui (l’homme pensant) demandez après cela son intime pensée, son dernier mot sur l’unité réelle de l’Univers, il vous dira que c’est l’éternelle transformation, un mouvement infiniment détaillé, diversifié et, à cause de cela même ordonné en lui-même, mais n’ayant néanmoins ni commencement, ni limites, ni fin. C’est donc le contraire absolu de la Providence, la négation de Dieu ”.
C’est bien d’unité qu’il s’agit ici, une unité qui ne se trouve donc pas dans un être déjà constitué, mais dans le mouvement qui anime tout être. Dans ce mouvement, la mort est bien sûr toujours présente, puisque toujours à l’œuvre, toujours affrontée à la vie et à son renouvellement. On pourrait presque dire que la mort est toujours vivante, au lieu que la vie soit toujours en instance de mort. Cette idée de devenir est exprimée encore plus nettement par Proudhon :
“ Ils ne comprennent pas (...) que l’humanité, pour me servir d’une expression de la Bible, est une et constante dans ses générations, c’est-à-dire que tout en elle, à chaque étape de son développement, chez l’individu comme dans la masse, procède du même principe qui est non pas l’être mais le devenir ”.
Cette conception se distingue de celle de Kant, selon qui l’homme étant un animal social, trouve sa fin dans l’humanité et non dans son individualité, puisque ici il s’agit d’un processus qui n’est pas spécifique à l’homme et puisque, d’autre part, l’individualité elle-même, à proprement parler, n’existe pas, et que c’est le changement qui est la seule réalité. Rien à voir non plus, et sans doute encore moins, avec les conceptions hégéliennes selon lesquelles c’est le tout, mais un tout constitué ou visant à l’être qui donne sa réalité à l’individualité.
En définitive, la finalité de l’État est de conserver, de tenter de s’opposer à la fragilité du monde et de la vie qui le constitue, de retenir ou d’empêcher le changement. L’anarchisme, au contraire veut jouer de cette fragilité et des perspectives de changement qu’elle offre ; le flux, sur lequel insiste beaucoup Godwin est ce qui permet de compter sur le progrès et ce qui donne toute sa richesse aux échanges que les hommes entretiennent entre eux. Ce faisant, on se heurte évidemment à la mort ; mais alors que, en visant la permanence, l’État tente en quelque sorte de nier la mort en l’intégrant comme " finalité " de la vie, l’anarchisme l’affronte en un défi dont l’issue ponctuelle ne fait évidemment aucun doute. Mais chaque manifestation de ce défi est en même temps un acte de vie. L’État, pourrait-on dire, accepte la mort avec résignation, il l’intègre à sa doctrine. L’anarchisme, tout en reconnaissant son inéluctabilité (et comment pourrait-on faire autrement...), le refuse, et ce refus est moteur de la vie. Par ailleurs, alors que pour l’État, la mort incite à figer le temps, et les individus, dans un instant éternellement suspendu, pour l’anarchisme, cette mort n’est rien d’autre qu’une transformation et s’intègre donc au processus vital, à condition de ne considérer l’individu que comme une entité " construite " et les institutions comme étant, par nature, conduites à la destruction et au renouvellement.
Politique et social.
On considère souvent que les anarchistes, en plaçant le problème social en première place dans leurs préoccupations, rejettent le politique. C’est ainsi que Blandine Kriegel cite le slogan " la société contre l’État " comme un exemple du rejet du politique. Déjà Hannah Arendt avait dénoncé dans la substitution du social au politique une des causes de la disparition possible de la sphère politique qu’elle identifiait à la sphère spécifique de la liberté. Je penserais volontiers qu’il s’agit là d’une confusion entre la politique et le politique.
Il me semble en effet que tout projet social est forcément " encadré " par un projet politique. Tel ou tel type d’organisation économique et sociale présuppose en effet une certaine conception de la nature des rapports qui lient les hommes entre eux. L’économie libérale, par exemple, a pour préalable et justification la supposition qu’il y a des " forts " et des " faibles ", que les forts sont plus utiles à la collectivité et qu’il est donc légitime qu’ils aient le pouvoir sur eux et s’enrichissent à leurs dépens, puisque, finalement, tout le monde en profitera. Les philosophes politiques, qui conçoivent généralement l’État comme la forme accomplie du politique, supposent aussi qu’il y a des forts et des faibles, et qu’une instance régulatrice est nécessaire pour faire respecter l’égalité " en droit " qui existe entre les uns et les autres. Le système économique ainsi mis en place entraîne à son tour une organisation politique spécifique : non intervention de l’État, État de droit ou État providence.
J’ai tenté de montrer plus haut qu’à mon sens l’État n’était pas forcément la forme paradigmatique du politique, mais un possible parmi d’autres, existants ou imaginables. Je voudrais ici soutenir que le souci politique est au centre du projet anarchiste.
Il faut rappeler cependant que, en accord avec leur conception du lien qui unit toute chose dans l’univers, en particulier dans l’univers vivant, et qui unit de façon encore plus singulière toutes les vies humaines et, à l’intérieur de chacune, toutes les fonctions, les anarchistes ne font pas du politique et du social deux domaines radicalement séparés, comme tend à le faire Hannah Arendt. Pour eux, " l’un ne va pas sans l’autre ". Par ailleurs, parler ici de liberté ne renvoie évidemment pas au libre-arbitre, mais à la possibilité de changement, d’imprévu, dans un sens qui me paraît ici assez proche de la conception d’Hannah Arendt lorsqu’elle parle de " naissance ".
Le projet politique libertaire est évidemment un imaginaire, mais un imaginaire qui ne peut trouver sa source que dans la réalité présente et qui s’inscrit nécessairement en elle. Un imaginaire, ou plutôt une ouverture vers l’imaginaire, vers les possibles. Mais, par définition, ces possibles sont inimaginables, puisque nous ne pouvons les envisager qu’à partir de ce que nous connaissons déjà, ou pressentons, donc de ce qui, d’une certaine manière est déjà présent. Un projet politique global et définitif est donc à proprement parler, impossible. Une projection dans le futur, à partir d’une théorie qui par hypothèse veut favoriser le changement et donner libre cours à l’imprévu, ne peut relever que de l’utopie ou du modèle. Mais, pour qu’il y ait utopie, il faut qu’il y ait une fin prévue et prévisible, ce qui est en contradiction avec l’hypothèse de perfectibilité à l’infini qu’exprime le plus clairement Godwin, mais qui me paraît aussi courir à travers toutes les réflexions des penseurs anarchistes. L’idée d’une société politique anarchiste établie et idéale est donc plutôt un modèle qui permet de s’orienter dans le présent, de discerner ce qui paraît aujourd’hui relever de ce modèle ou s’y opposer. C’est de ce cadre que me semble relever l’hypothèse de Godwin citée plus haut d’une société d’hommes immortels. Sans m’étendre plus longuement là-dessus, et sans en faire un absolu indiscutable, je dirai qu’il me semble que cette notion de modèle est peut-être ce qui manque généralement à l’écologie, si on excepte cependant l’écologie sociale initiée par Murray Bookchin, entre autres. Un des risques est évidemment que ce modèle reste figé et ne s’imprègne pas, en retour, des changements qui marquent la société " réelle ". Un autre risque est de référer exclusivement ce modèle à une expérience passée, par exemple la révolution espagnole.
Sont possibles, par contre, des projets politiques que je qualifierais de limités, c’est-à-dire qui concernent la situation concrète dans laquelle nous nous trouvons, dans le domaine de la vie en commun et de la nature des rapports que les hommes y entretiennent. Il peut s’agir, par exemple d’expériences communautaires, surtout dans la mesure où elles se situent dans un environnement qui les amène à entretenir des rapports avec le voisinage, pas forcément favorable, et sont ainsi le témoignage d’un autre possible. On peut, dans ce cas, faire une analogie avec ce que la politique traditionnelle qualifie de " politique étrangère ". Mais toute vie en commun, et donc toute vie humaine, implique des règles, et tout le problème consiste à élaborer des règles provisoires et non absolues, constamment révisables et améliorables, à la lumière conjointe des nécessités et des désirs quotidiens comme du modèle évoqué plus haut. Ainsi peut-il être d’un intérêt certain de réfléchir aux institutions mises en place dans ce cadre, à leur évolution vers plus d’ouverture ou à leur calcification, à leurs modes de changement. J’emploie à dessein le terme d’institution, au sens de règles instituées et révisables, et non d’appareils de pouvoir. Si la vie est changement, la vie politique, même anarchiste, est soumise aux mouvements contradictoires de la conservation et du changement. Les institutions que nous créons doivent disparaître, pour que d’autres puissent naître. Elles doivent même commencer à disparaître dès leur naissance. Il serait en particulier utile de réfléchir à ce qui se passe lorsque s’effacent l’instigateur ou les instigateurs de l’expérience. Mais ce qui apporterait sans doute le plus d’enseignements, ce sont peut-être les événements qu’on a coutume de considérer comme des échecs. Que deviennent en effet, les graines ainsi semées ? Sous quelles formes germent-elles et selon quels circuits ? Sous cet angle, nombre d’échecs, me semble-t-il, sont en réalité infiniment plus productifs qu’une victoire politique éclatante. Plutôt que de considérer les choses sous l’angle de l’échec, il est sans doute beaucoup plus productif de les voir comme changements. Et, dans cet échec ou ce changement, il est sans doute également souhaitable de tenter d’échapper à l’écueil dans lequel on tombe trop souvent et de l’imputer exclusivement aux pressions extérieures. Celles-ci, au contraire, peuvent parfois être stimulantes et, de toute façon, les acteurs n’ont pas grande possibilité d’interventions sur elles. Par contre, si nous pensons que le mouvement de crainte par rapport à la vie, qui se traduit concrètement, par exemple, par la concentration du pouvoir, par la résignation, le découragement, etc., n’est pas seulement dû " aux autres ", au pouvoir, mais que ce pouvoir est aussi infiltré en nous, il est de la plus grande importance de le repérer.
Un projet social global est plus facilement imaginable, parce que la production et la consommation sont les conditions immédiatement palpables de notre existence présente, et que leur transformation est donc plus facilement imaginable. On se meut alors dans le domaine des réalités communes, il s’agit, par exemple de choses à produire et non d’idées. Lorsqu’on ressent pour soi ou pour ceux qu’on rencontre le poids de la misère ou de la simple pauvreté, on est confronté immédiatement à la mort possible. Mort physique pour certains, mais aussi mort à l’existence, dans la mesure où la précarité, ou sa menace, sont la négation de tout projet. Le pauvre doit mendier sa subsistance et dépend du riche qui étale devant lui son arrogante opulence, présentée comme seule qualité d’existence. Il n’est pas possible, alors, de ne pas réaliser que la répartition inégalitaire des richesses est l’injustice concrètement première, parce qu’elle présuppose et induit toutes les autres. S’impose alors à nous l’évidence selon laquelle les individus, pour provisoire que soit leur réalité physique, sont tous égaux, non pas par un droit absolu, mais parce qu’ils ne sont que des éléments d’un ensemble solidaire et que la négation de cette solidarité revient à nier le mouvement même de la vie. La misère est inacceptable parce qu’elle fait peser une menace de mort concrète et parce qu’elle prive, paradoxalement, ceux qui en sont victimes de la propriété qui leur est nécessaire pour mener une existence réelle qui implique imagination et projection dans l’avenir pour lesquelles une certaine sécurité matérielle est indispensable. Ni Proudhon ni Godwin ne s’opposent à la propriété, dans le sens où c’est ce qui permet à chacun de disposer d’une sphère d’action personnelle et donc d’échanger avec les autres. Ils s’opposent à l’accumulation des richesses parce qu’elle dépossède les pauvres de la propriété à laquelle ils ont légitimement droit et qui leur est nécessaire. Cette propriété n’est pas une fin en soi, elle est une condition nécessaire à l’existence, une garantie d’indépendance. En ce sens, on est amené à lutter pour une quantité de propriété qui soit égale pour tous, du moins en valeur absolue, et à mettre en œuvre des organisations économiques qui abolissent à la fois la richesse et la pauvreté. Qui répartiraient aussi également les servitudes nécessaires, de manière à laisser à chacun le temps nécessaire, non seulement aux loisirs, mais plus fondamentalement à la participation à la vie publique et à l’invention de mondes nouveaux. Qui donnerait, en somme, à tous la possibilité de contribuer à l’élaboration du politique, dont on voit qu’il est ainsi la finalité d’une lutte sociale, le domaine de la vie, et que son objet est bien de créer :
La vie seule, délivrée des entraves gouvernementales doctrinaires et rendue à la plénitude de son action spontanée, peut créer ”.
Ce qu’on peut opposer à la formule de Robespierre, citée par Hannah Arendt : " La mort est le commencement de l’immortalité ".
Le projet social anarchiste et ses implications économiques sont ainsi inspirés par une vision politique dont ils sont également les préalables ou les conditions nécessaires. Ce qui est en cause dans l’interaction entre le politique et le social, c’est peut-être aussi l’histoire et sa construction, dans un sens qui pourrait être rapproché de " l’historicisme " d’Ortega y Gasset, évoqué par François Guéry. Histoire en tant que passé sur lequel on peut s’appuyer, d’un héritage non à conserver, mais à développer (l’histoire du mouvement ouvrier, par exemple). Histoire à venir, aussi, projection d’un futur possible et souci des générations à venir.
L’action politique anarchiste.
On constate parfois dans l’action politique des anarchistes ce qu’on qualifie souvent péjorativement de manque de constance et qui se traduit par une certaine difficulté à s’inscrire dans la durée. Il est rare que les anarchistes ne soient pas partie prenante, et souvent de façon très active, des divers conflits sociaux ou politiques qui voient le jour : grèves, lutte antimilitariste, antinucléaire, etc. Non qu’ils en soient les initiateurs directs, ce qui ne serait guère en leur pouvoir, mais plutôt parce que, outre l’aspect concret de revendications ponctuelles, leur sensibilité se trouve singulièrement en accord avec tout ce qui peut signifier rupture d’un consensus, espoir d’un devenir et tentative de changement. Fréquemment, ils s’y investissent de façon désintéressée, ce qui leur attire la sympathie et l’intérêt des autres participants. Mais le temps fort de l’action passé, ils se montrent souvent impuissants dans leurs tentatives de prolonger le mouvement, ce qui les met d’ailleurs à l’abri d’accusations éventuelles de manipulation. De façon subjective, ils donnent même l’impression qu’ils s’en désintéressent. Précisons cependant que cette impression est peut-être erronée. Elle est contredite par l’expérience anarchiste la plus réussie, celle de la révolution espagnole. Les communautés libertaires autogérées, par exemple, n’auraient pu voir le jour sans le long travail de tous ceux qui depuis la fin du siècle précédent les savaient possibles. On peut ajouter aussi que cette constatation pessimiste se base sur une conception du politique qui prend en compte l’influence des organisations ; les idées et les expériences anarchistes se développent dans une sphère qui dépasse largement les organisations anarchistes spécifiques. Qui peut dire comment et sous quelle forme resurgira le fruit de telle expérience ou lutte apparemment avortée ? On peut aussi noter que, dans le domaine culturel, les anarchistes apparaissent souvent comme des précurseurs, que ce soit dans l’énonciation des idées ou dans leur présentation. Mais, en ce domaine, se pose de façon peut-être encore plus cruciale le problème qu’on rencontre dans le domaine social ; faute d’être soutenues par un projet politique cohérent, les initiatives en ce sens courent parfois le risque d’être " digérées " par le système en place. Elles peuvent lui permettent de s’adapter seulement, en conservant ses fondements.
Toujours est-il que cette incapacité à " profiter " d’un mouvement est souvent perçue comme une faiblesse. Plusieurs explications peuvent en être avancées et le sont parfois par les anarchistes eux-mêmes. Il y a d’abord une explication idéologique : ce qui distingue les anarchistes d’autres courants qui préconisent comme eux une rupture radicale c’est qu’ils ne se veulent pas une avant-garde que ses lumières autoriseraient à guider le peuple, mais que, faisant partie de celui-ci, ils en ressentent les passions et les découragements dont leur idéologie ne les met pas à l’abri. Une autre explication met en avant un déficit organisationnel. Cette explication à mon sens... n’explique rien, car il resterait à comprendre le caractère structurel de ce déficit, qui est peut-être relié au sens ambigu du concept d’organisation qu’on peut comprendre soit dans un sens statique (au sens où un parti politique, par exemple, est une organisation), soit dans un sens dynamique (s’organiser en vue d’un but spécifique). Dans le premier sens, une organisation peut difficilement être conçue à partir d’une théorie dont un des aspects fondamentaux est l’importance qu’elle accorde au changement. Dans le second sens, l’anarchie peut difficilement être conçue comme un projet spécifique et planifiable. D’autres, tel Jacques Lesage de la Haye (in Psychanalyse et anarchie) avancent une explication de nature plus psychologique que je résumerai ainsi, sans doute en la caricaturant : la plupart des anarchistes le deviennent à partir d’un sentiment de révolte qui trouve son origine dans l’oppression qu’ils ont subie dans leur enfance ou leur adolescence, de la part de leur milieu familial ou scolaire, ou plus généralement d’un ordre social qui s’est opposé à leurs aspirations légitimes. N’ayant pas élucidé cette problématique à leur niveau personnel, ils se heurtent à une culpabilité inconsciente qui risque de les conduire à l’échec.
J’avancerai une autre tentative d’explication qui ne s’oppose pas aux précédentes et ne prétend pas les supplanter. Je noterai d’abord que ce qui est présenté comme une faiblesse n’en est peut-être pas une. Il n’est pas sûr qu’à travers cet apparent désordre, les réalisations (même éphémères) et les idées des anarchistes n’aient pas un poids sur la réalité sociale. Un poids qui est peut-être même plus important que celui d’autres qui, obnubilés par les préoccupations organisationnelles, risquent de perdre de vue le sens de leur action. Il me semble que le type d’action spécifique anarchiste reste, pour peu qu’on ôte à ces termes la connotation obligatoirement violente qu’on y accole souvent, ce qu’on désigne comme " action directe " et " propagande par le fait ". Parce que c’est dans l’instant, à chaque instant, que se joue le conflit entre le flux de la vie et l’immobilité mortelle, c’est dans l’instant qu’il est nécessaire d’agir directement, cette intervention étant le lieu précis où peut s’exprimer cette liberté peut-être illusoire, mais qui reste le défi fondamental à la mort. Propagande par le fait, aussi, parce que les anarchistes ne croient pas qu’on puisse " entraîner " les autres, mais qu’un acte posé, pour peu qu’il rencontre un écho parmi les autres, peut en faire naître d’autres et rompre ainsi la chaîne de la soumission et de la résignation.
Alors, quand il ne se passe rien, que font donc les anarchistes ? Il ne se passe jamais rien. Quand bien même le désir de nier la mort par la permanence et l’éternité était assez fort pour nous convaincre du contraire, nous ne pourrions empêcher le flux de la vie de couler en nous, aussi bien que parmi les autres hommes, dans la société qu’ils composent et dans l’univers tout entier.
Alors, " quand il ne se passe rien ", les anarchistes, là où ils se trouvent, disent et font ce qu’ils sentent en eux la puissance et la nécessité de dire et de faire. Ils n’ont pas le souci primordial de " l’utilité " que cela peut avoir, mais ils le font parce que cela leur est nécessaire. Ils ne sont pas en cela différents des autres hommes. Mais ces derniers, lorsqu’ils adhèrent explicitement ou implicitement à l’idéologie dominante, ont toujours en tête, pour le fuir ou pour le nier, l’instant éternel qui suit la mort. Les anarchistes, au contraire (ou ce qu’il y a d’anarchiste en tout homme), ont en tête l’image de l’instant où le flux du changement et de la vie se heurtent à la mort et trouve, dans cet affrontement, la preuve de la victoire de la vie. Car l’instant même qui précède la mort est le triomphe de la vie. Si, selon l’expression d’Hannah Arendt, le politique consiste toujours à risquer sa vie, mais c’est bien de la politique que font les anarchistes, mais ils voient dans ce risque la preuve même de la vie, puisque, en la risquant, ils l’affirment.
Ils se rencontrent aussi, échangent, discutent, lisent, s’affrontent, rient. Parce qu’ils savent qu’ils ne sont pas constitués d’un moi tout fait, mais qu’ils n’existent que par ce qu’ils reçoivent des autres et leur donnent. Et aussi parce que l’illusion nécessaire d’un moi libre amène à ressentir ce moi comme écrasé par le tout qui l’environne, et la liberté comme impuissante face aux contraintes extérieures aussi bien que face à la puissance du désir. Comme ça, en se rencontrant, en échangeant, ils ont plus de force pour résister à cet isolement artificiel du moi et pour éprouver la réalité du fait qu’ils font partie d’un tout dans lequel ils ressentent parfois un frémissement qui leur semble correspondre à leurs aspirations. Alors, selon une image que j’emprunte à Godwin, ils lancent un caillou dans le lac de l’univers. Ce caillou fera naître une onde sur laquelle ils savent bien qu’ils n’ont aucun pouvoir de contrôle, mais qui atteindra inévitablement toute la surface de l’univers, faiblement ou fortement, dans un jour ou dans un siècle.
Ils se racontent des histoires, aussi. Des histoires de vie, d’amour et de révolution. Des histoires d’un monde où régneraient la justice et la liberté (dont ils savent qu’elle n’est pas un donné individuel, mais un parcours collectif). Des histoires dont ils savent généralement, au fond d’eux-mêmes qu’ils ne les vivront pas, puisqu’ils sont mortels. Et peut-être savent-ils aussi que, d’un autre côté, les histoires qu’ils vivent sont plus belles que toutes celles qu’ils peuvent imaginer, ne serait-ce que parce qu’elles leur permettent de les imaginer. Des histoires qui témoignent de ce que la vie est plus forte que la mort, puisqu’elle se nourrit d’elle, au lieu que la mort soit la fin de la vie.
Nestor Makhno et ses compagnons ont vécu pendant trois années en parcourant les campagnes ukrainiennes et en y abolissant le pouvoir de l’État. Entre 1936 et 1939, partout où cela était possible, les anarchistes espagnols ont remplacé le pouvoir de l’État par celui des communautés organisées en autogestion. D’un point de vue historique, on peut considérer qu’il s’agit là de deux échecs. Cependant, ces quelques années sont des années de vie, dont le poids est infiniment plus important que celui des années d’exil et de tristesse qui ont suivi. Sont également des années de vie, les années qui ont précédé, par exemple, la révolution espagnole, et pendant lesquelles les anarchistes espagnols avaient certes en tête l’idée du " triomphe de l’anarchie ", mais surtout pendant lesquelles ils faisaient et disaient, là où ils étaient, ce qui leur était nécessaire de faire. Ce sont ces actions quotidiennes, le plus souvent ignorées et oubliées qui laissent d’eux une trace vivante, immortelle, qui dispense de leur élever une statue qui ne donnerait d’eux qu’une image morte et éternelle. Bakounine, érigeant le drapeau noir de l’anarchie sur le toit de l’hôtel de ville de Lyon et y déclarant l’abolition de l’État, ne pouvait croire que cette abolition allait être éternelle. Il témoignait cependant de ce qu’elle était possible et que cette possibilité est toujours présente.
Et puisque je parle de Bakounine : on trouve dans une note des Considérations philosophiques... ce passage étrange dans une œuvre qui se veut théorique. Cette note se rapporte à un passage où Bakounine, critiquant la notion d’être absolu et constitué, propose de lui substituer celle d’un être constitué par sa vie, ses actions, et son influence.
“ J’ai eu dans ma jeunesse un ami bien cher, Nicolas Stankewich. C’était vraiment une nature géniale : une grande intelligence accompagnée d’un grand cœur. Et pourtant cet homme n’a rien fait ni rien écrit qui puisse conserver son nom dans l’histoire. Voilà donc un être intime qui se serait perdu sans manifestation et sans trace ? Pas du tout, Stankewich, malgré qu’il ait été – ou peut-être précisément parce qu’il a été –, l’être le moins prétentieux et le moins ambitieux du monde, fut le centre vivant d’un groupe de jeunes gens à Moscou, qui vécurent, pour ainsi dire, pendant plusieurs années, de son intelligence, de ses pensées, de son âme. Je fus de ce nombre et je le considère en quelque sorte comme mon créateur. (...) Son être intime s’était complètement manifesté dans ses rapports avec ses amis tout d’abord, et ensuite avec tous ceux qui ont eu le bonheur de l’approcher ; un vrai bonheur, car il était impossible de vivre près de lui sans se sentir en quelque sorte amélioré et ennobli. En sa présence, aucune pensée lâche ou triviale, aucun instinct mauvais ne semblaient possibles ; les hommes les plus ordinaires cessaient de l’être sous son influence ”.
Nicolas Stankewitch est toujours vivant. Même si Bakounine ne l’avait pas cité, il le serait encore par la trace qu’il a laissée, le souvenir qu’en ont gardé ceux qui l’ont connu, ce que sa présence a changé en eux et, à travers ceux-ci, en ceux qui ont suivi. Il n’a pas de statue, aucune rue ne porte de plaque à son nom. Il n’est pas une image figée, mais un flux vivant, et la mort ne peut rien sur lui.
Les actes, exemplaires ou non, sont l’œuvre d’un instant. Mais tous les instants sont faits d’actes, et aucun d’entre eux n’est indifférent. Tous ont leurs prolongements. Tous modifient de façon le plus souvent imperceptible, la vie de ceux qui les accomplissent et celles de tous les humains, proches puis lointains, dans l’espace et plus encore dans le temps. C’est là le vrai défi que lancent les anarchistes à la mort.
Alain Thévenet
janvier – février 1996
Bibliographie
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