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Eduardo Colombo
L’anarchisme et la querelle de la postmodernité
Article mis en ligne le 7 juillet 2009

« C’est une erreur très répandue dans le peuple que celle qui identifie Faust le
magicien et Faust l’inventeur de l’imprimerie, erreur bien expressive et qui
renferme un sens profond ; le peuple a identifié ces deux personnages, parce qu’il
sentait confusément que la direction intellectuelle, dont les magiciens étaient le
symbole, avait trouvé dans l’imprimerie son plus terrible instrument de
propagande. Cette direction intellectuelle n’est autre chose que la pensée même
dans son opposition à l’aveugle credo du Moyen Âge, à cette foi qui tremblait
devant toutes les autorités du ciel et de la terre, à cette foi qui comptait sur les
dédommagements de là-haut en échange des privations d’ici-bas, à cette foi du
charbonnier enfin, telle que la commandait l’Église. Faust commence à penser ;
sa raison impie se révolte contre la sainte croyance de ses pères. »
Henri Heine, « La légende de Faust ».
De l’Allemagne. Paris, 1998, p. 364 [1]

Prélude

« Sa raison impie se révolte contre la sainte croyance de ses pères. » La légende
de Faust pourrait exemplifier cette sortie du Moyen Âge qui permit aux
Temps modernes de se penser comme l’âge de la raison. Dans le sillage
de la sécularisation se développera la critique de toutes les formes de
l’autorité. La longue servitude, la contrainte soupçonneuse, la discipline
imposée par les normes d’une Église ont fait naître dans les esprits une
« curiosité sans scrupules » [2], et le libre examen ne pouvait que contester les traditions ou les nier toutes : « à l’hérésie
avait succédé l’incrédulité » [3]. C’est alors
que la « modernité » se met en scène. La
liberté ombrageuse de l’anarchisme y
trouvera ses marques.

Le mythe faustien se construit dans la
deuxième moitié du XVIe siècle, à une
époque encore effrayée par l’audace de
la pensée. Le docteur Faust, rebelle à
Dieu, renonce à la béatitude éternelle et
se lie à Satan et à ses pompes terrestres.
L’invention de l’imprimerie typo-
graphique donne une formidable
impulsion à la propagation des idées
nouvelles, elle popularise le savoir, de
sorte qu’elle peut encore être vue par le
siècle finissant comme un instrument du
diable dans la lutte engagée entre la
religion et la science, l’autorité et
l’opinion, la foi et la raison [4]. L’histoire
originelle de Faust (Johann Spies, 1587, et
le Faust de Marlowe, 1588) condamne
« l’infamie du désir de savoir prêt à tout »,
et pourtant, quelques années plus tard
(1592), Giordano Bruno sera dans les fers
de l’Inquisition, et Galilée ne tardera pas
à être condamné à son tour. En
poursuivant sa propre impulsion, « le
processus de la connaissance a lui-même
surpassé tout ce qui pouvait rendre la
magie tentante » [5].
La périodisation de l’histoire ne peut
pas échapper à un découpage chronologique, plus ou moins arbitraire, dépen-
dant des théories (ou des intentions)
latentes ou refoulées, surtout si la
périodisation se veut normative ou
centrée sur des valeurs à comparer, et
même si elle se prétend seulement
descriptive.

Les érudits humanistes des XVIe et
XVIIe siècles ont construit une histoire
divisée en trois périodes : l’Antiquité, le
Moyen Âge et les Temps modernes. Le
Moyen Âge débute avec la fin de l’empire
d’Occident en 476, quand Romulus
Augustus renvoie les insignes impériaux
à Constantinople, et prend sa fin dans la
seconde moitié du XVe siècle avec
l’invention de l’imprimerie (1468), la
prise de Constantinople (1453) et la
découverte de l’Amérique (1492), qui
signent le commencement des Temps
Modernes. Mais il y a eu des réajus-
tements ; par exemple, l’enseignement
universitaire du XIXe siècle ajouta la
période contemporaine dont l’origine
serait la Révolution française. Aupa-
ravant, la culture humaniste, dès les
premiers pas de la « modernité », avait
déjà ressenti le besoin d’introduire la
Renaissance pour donner à l’essor de la
raison une forme de continuité après la
longue éclipse du Moyen Âge.

La « modernité » trouva un certain
avantage à imaginer avant elle – ce qui
n’exigea pas un grand effort – une
période de superstition, d’intolérance
religieuse, de despotisme militaire, et à
faire ainsi du Moyen Âge un Temps de
Ténèbres (Dark Ages), d’obscurités des
esprits, entièrement défini par une
Raison prostrée aux pieds de la divinité.
« À peine quelques éclairs de talents…
peuvent percer à travers cette nuit
profonde. » [6]
Elle ressentit aussi la nécessité
d’unifier dans le négatif les mondes
religieux, politique et social7, pour
affirmer l’autonomie d’une sphère propre à l’action humaine, un espace politique.

Et, pour faire comprendre la sécula-
risation croissante il lui fallait la projeter,
afin de faire ressortir le contraste, sur ce
qui avait signifié un jour l’attente du
Salut, la peur de l’enfer, le jugement de
Dieu. Il fallait désormais dire à l’Homme :
« toi, aucune restriction ne te bride, c’est
ton propre jugement… qui te permettra
de définir ta nature » [7].
En passant d’une période à une autre,
nous voyons se profiler une histoire de
dates et d’événements à côté de
changements culturels, qui portent en
eux l’exigence d’une interprétation, d’une
reconnaissance de « l’esprit du temps »,
d’une valorisation positive ou négative
des formes symboliques nouvelles, des
comportements, des croyances, des
institutions.

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