Au cours de ses conférences, en public, à la télévision ou à la radio, Daniel Cohn-Bendit s’en va racontant que, en mai 68, « nous avons perdu politiquement, heureusement, et gagné culturellement ». On pourrait en discuter les termes. Cela aurait peu d’intérêt. Il est exact qu’une victoire politique aurait amené au pouvoir ceux qui tenaient alors le haut du pavé d’un point de vue idéologique, c’est-à-dire ces marxistes-léninistes, variante innombrable d’un avant- gardisme échevelé teinté de maoïsme plus ou moins pur ou de trotskisme de diverses obédiences. Là, sans aucun doute, on l’a échappé belle. Quant à la révolution culturelle, nul doute, elle est passée, et c’est ce qui fait hurler à la fois les réactionnaires de tout poil comme ceux qui sous l’étiquette néo-libérale sont en fait les enfants aboutis du slogan : « Il est interdit d’interdire ». Toutes ces discussions, ces diatribes, ces envolées lyriques pour ou contre ont en commun le fait qu’elles cachent ce qui a été marquant pendant ce mois-là, c’est-à-dire la grève. Mai 68 aurait pu n’être qu’un grand chahut étudiant, un moment où la parole se libérait, puis rentrer dans les rangs, comme aux États-Unis lors du « free speech movement ». Mai 68 fut plus que cela parce que la grève générale fut là.
13 mai, le début
Officiellement, le mot d’ordre de grève générale est lancé pour le 13 mai, pour seulement une journée (dans les universités, le mot d’ordre de grève a été lancé dès le 6 mai). Quand on connaît les syndicats, on peut se dire que cette annonce n’est pas anodine. D’une façon ou d’une autre, l’émotion doit être forte à la base après la « nuit des Barricades » ; une pression s’exerce sur l’appareil syndical : il est urgent de canaliser. En même temps que l’appel à la grève, une manifestation est organisée à Paris. Elle rassemble un million de personnes selon les syndicats, 200000 selon la police. Le lendemain, on apprend que l’usine de Sud-Aviation de Nantes est occupée par les ouvriers. C’est le début de la grève généralisée [1]. Le 15 mai, un important mouvement revendicatif est déclenché à l’usine Renault de Cléon (Seine-Maritime). Le travail est arrêté. Dans la soirée, les 1800 salariés de DBA (Lockheed) à Beauvais se mettent en grève. La police elle-même entre dans la danse [2]. Le 16 mai dans la matinée, les 1200 salariés d’UNELEC, Orléans, se mettent en grève ; le mouvement gagne l’usine Renault de Flins et d’autres entreprises. L’usine de Cléon est occupée. Dans l’après midi, première grève SNCF à Baban (Rhône). La semaine du 20 au 26 mai corres- pond à un moment où la crise bat son plein. En effet, on estime que le 20 mai le nombre de grévistes atteint 10 millions. On pourrait remplir des pages et des pages avec l’énumération des entreprises qui s’arrêtent [3].
L’occupation
Ce qui est important alors ce sont les formes que prend cette grève. D’abord, elle est spontanée. Nul mot d’ordre général, les syndicats courent après leurs troupes. Dès le week-end du 18-19 mai, des comités de grève intersyndicaux sont formés. Il faut donner du sérieux à ce qui se passe. À la base, il n’y a pour l’instant pas de revendications précises : « Nous en avons assez ! » (4). C’est le ras-le-bol généralisé qui prend la parole. L’action estudiantine semble avoir ouvert les vannes : même dans les usines, on ose parler. Cette soudaineté de la grève a pour corollaire l’occupation des locaux. Les ouvriers de Sud-Aviation de Nantes ont soudé les portes de l’usine. Le 17 mai, ce sont leurs collègues des Mureaux qui occupent leur usine. Les ouvriers de Rhodiaceta à Besançon en font autant. Cette façon de faire n’est pas l’apanage des seuls ouvriers. À Saclay, au CEA (Commissariat à l’énergie atomique), les employés, ingénieurs, chercheurs, thésards, comme les ouvriers d’entretien ou les femmes de ménage, occupent les locaux. 83 % du personnel est là en permanence.
Le 18 mai, les Renseignements généraux chiffrent à plus d’une centaine le nombre d’usines occupées. Le 20 mai, ce comptage n’est plus possible. L’occupation est la norme.
La séquestration
Le second point caractéristique de cette grève est la séquestration des directions d’établissement. Dès le 14, les ouvriers de Sud-Aviation enferment leur directeur. Le lendemain, à Renault-Cléon, parce que la direction refuse de recevoir les délégués du personnel, elle est « consignée dans ses bureaux ». Cela va continuer ainsi à la Compagnie des piles industrielles, à Elbeuf ; dans la même ville, la direction des usines Kléber- Colombes est séquestrée comme au Havre ou près de Rouen. Le respect de la hiérarchie n’est plus de mise. Un pas plus loin est franchi par la CSF (5) à Brest (6). Le personnel met en place des « tribunaux ouvriers » qui jugent les cadres incompétents dans leur travail et leur rapport avec leurs subordonnés (7). Si la CGT tente dès le 20 mai de mettre un terme à cette pratique, elle n’est pas suivie dans les faits. Les conflits avec l’encadrement sont trop anciens pour disparaître sur un ordre donné d’en haut. On n’est pas là face à une violence armée mais face à une détermination qui produit sa propre légitimité au fur et à mesure de ses besoins. À Paris, à l’imprimerie Lang, dans le XIXe arron- dissement, les cadres sont dès leur arrivée au travail dirigés vers une pièce ; là, on les informe de la déclaration de la grève et on les renvoie chez eux.
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[1] ICO, La Grève généralisée, Cahiers Spartacus, mai 2007, 110 pages, 10 euros.
[2] M. Monate, secrétaire général de la FASP, syndicat de policiers, déclare : « J’ai presque reçu mandat hier, au cours d’une assemblée générale, de déclencher la grève de la police pour protester contre l’attitude du Premier ministre. »
[3] . Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2007, 370 p., 22 euros.
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