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Daniel Blanchard
Actualité de Mai
Article mis en ligne le 7 juillet 2009

par *
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Près de quarante ans après, la dernière campagne électorale
française a démontré combien restaient vivaces l’effroi et la
haine suscités par Mai 1968 chez les possédants, les politiciens,
les bureaucrates… et les renégats. Ce n’est pas de cette actualité-là
qu’il sera question ici, mais de celle qui, restant pour nous profon-
dément positive, justifie la réaction de ces autres-là. Ce qui, de mai,
reste actuel ce sont d’abord les luttes qui ont été menées alors, tant par
leurs objectifs que par les voies qu’elles ont suivies – et aussi par celles
qui les ont conduites à l’échec. Ce sont ensuite certains traits essentiels
de la société d’alors que ces luttes ont mis en lumière et qui continuent
à marquer, souvent plus durement encore, celle dans laquelle nous
vivons aujourd’hui.

Pour dégager les caractères les plus remarquables du mouvement de
mai, j’ai choisi un cas qui met bien en évidence, ne s’agissant ni d’une
université ni d’une usine, la diversité des secteurs de la société qu’il a
entraînés. Il s’agit du Centre d’Études Nucléaires de Saclay, une quasi-
ville avec des rues, des avenues, des restaurants, une gare…, fréquentée
chaque jour par quelque 10000 personnes, pour la moitié d’entre elles
chercheurs et techniciens dépendant du Commissariat à l’Énergie
Atomique (CEA), et pour le reste, employés et ouvriers d’entreprises
indépendantes, étudiants et chercheurs étrangers et innombrables
agents de sécurité. Une ville proche de Paris, mais isolée du monde par
des grillages et des barbelés et des dispositifs de sécurité draconiens. Un
camp retranché, donc, mais que « mai » a envahi, et très tôt.
C’est, comme partout, la répression du mouvement étudiant qui
déclenche, d’abord la protestation, puis la contestation. Au départ,
quelques militants ou sympathisants gauchistes se réunissent et
lancent une pétition. Ils se retrouvent vite à discuter avec des dizaines
puis des centaines de leurs collègues. Le 13 mai, 2000 personnes manifestent à Saclay même avant de se
joindre à la manifestation monstre qui se
déroule à Paris. Le 17, devant la
contagion de contestation qui se répand
dans le Centre, l’intersyndicale convoque
une assemblée générale. 5000 personnes
s’y rendent, cinq ou six fois plus que
d’ordinaire. Tout est mis en question à la
fois : la bureaucratie, les laissez-passer, les
syndicats. On veut le respect des
individus, la liberté de parole. Trois jours
durant, les discussions se poursuivent
entre quelque 1500 participants. Peu à
peu la conclusion s’impose que tout
l’ordre établi doit tomber. Et on ne
revendique pas, on exige, car on est le
pouvoir légitime, démocratique. Tout le
monde participe sur un pied d’égalité, les
employés du C.E.A. comme ceux des
entreprises extérieures, tous niveaux
hiérarchiques confondus. Ce qu’on
exige ? À la tête de l’administration, un
Comité d’Entreprise élu et révocable, des
conseils élus dans chaque service et
département, la suppression des mesures
policières internes, la liberté d’expression
pour tous…

N’idéalisons pas, cependant, ce qui se
passe à Saclay : pour autant que ma
documentation m’ait permis d’en juger,
les écarts – considérables – de rému-
nération ne sont pas remis en cause,
même si certaines améliorations sont
réclamées pour les salariés du bas de
l’échelle. Plus significatif encore peut-
être, on ne trouve pas trace d’une critique
des finalités de cette institution… Le
programme débouche sur la cogestion, et non sur l’autogestion, et sur la colla-
boration. C’est ainsi que tous les travail-
leurs du C.E.A. exigent de participer à
l’élaboration des programmes, y compris
militaires…
Il n’empêche qu’on retrouve ici bien
des traits qui font la radicalité du
mouvement de mai. Tout d’abord la
rapidité avec laquelle ce qu’on appelle
alors d’un euphémisme, la contestation,
passe du milieu étudiant à ce milieu
hétérogène où se déploie un éventail
extrêmement ample de qualifications et
de rémunérations, depuis le scientifique
de très haut niveau jusqu’à l’ouvrier
d’entretien. Ensuite, la façon spontanée
dont se déclenche et se développe le
mouvement. Une poignée d’« enragés »,
comme ils se nomment eux-mêmes, y
jouent certes un rôle, mais les
organisations politiques aucun et les
syndicats ne font qu’essayer de suivre…
et de freiner. Ensuite encore, le caractère
global et systématique de la contestation.
La bureaucratie est omniprésente, elle est
partout dénoncée. Et positivement, on
exige la maîtrise collective du travail et
son complément indispensable, la liberté
d’expression : on exige la responsabilité.
Les revendications économiques passent
au second plan. La liberté, et presque le
devoir, de parole – ce que Michel de
Certeau a appelé « la prise de la parole »
– est perçue d’emblée comme la condi-
tion de la démocratie réelle. Elle brise les
cloisons entre catégories professionnelles
et – dans une certaine mesure… – entre
positions sociales. Elle fait éclater les rôles sociaux dans lesquels chacun est
enfermé, ou s’enferme soi-même. Elle
introduit à la redécouverte des principes
de cette « démocratie ouvrière » que le
mouvement révolutionnaire a mis en
pratique dans ses moments les plus
radicaux : assemblée générale souveraine,
conseils et délégués chargés d’un mandat
défini et révocables… Autrement dit, une
affirmation d’égalité entre sujets
politiques comme entre humains. Et
celle-ci se traduit par la solidarité
pratique : « Des travailleurs immigrés ont
faim dans un bidonville proche. On
prend un camion, de l’argent, de
l’essence et l’on va chercher dans les
coopératives agricoles les poulets et les
pommes de terre nécessaires. Les
hôpitaux ont besoin de radioéléments : le
travail reprend là où l’on produit les
radioéléments. Le nerf de la guerre…
dans ce centre éloigné des villes… c’est
l’essence. Le piquet de grève de la Finac
à Nanterre en envoie 30000 litres, ce qui
permettra de continuer l’action et surtout
de venir au Centre… » [1]

Lire la suite :

Notes :

[1Des Soviets à Saclay ? p. 29, « Cahiers libres
n° 127 », éd. François Maspero, 1968. J’ai puisé
dans cette brochure la plupart des informations
concernant Saclay.


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