Lorsque l’on pense à l’esprit de Mai 68 en France, on fait
référence bien souvent à l’absence d’autorité et de discipline à
l’école, à la libération sexuelle, à la musique rock, aux drogues…
Si l’on regarde par exemple le numéro de Courrier International « Que
reste-t-il de 68 ? » du 20 décembre 2007, ce qui reste de 68, ce sont ces
aspects contre-culturels. Mai 68 est identifié à un vaste mouvement
contre-culturel libertaire.
Or cette étude se donne pour objectif de mettre en évidence les
différentes grammaires qui sous-tendent la critique sociale et la critique
artiste [1] autour de Mai 68 et plus particulièrement du côté des acteurs
de cette période qui se réclament de l’anarchisme. On peut en effet
distinguer, en reprenant les concepts élaborés par L. Boltanski et E.
Chiapello, dans Le Nouvel Esprit du Capitalisme, une critique artiste et
une critique sociale du capitalisme : « La première s’enracine dans
l’invention d’un mode de vie bohème […], elle oppose à la liberté de
l’artiste, son rejet d’une contamination de l’esthétique par l’éthique
[…]. La seconde critique [est] inspirée des socialistes et plus tard des
marxistes » [2]. Étudier les grammaires des critiques artistes et sociales qui
caractérisent l’anarchisme autour de 68, cela consiste à dégager les
règles théoriques qui distinguent les jugements anarchistes d’autres
types de jugements politiques.
Il s’agit de montrer comment la notion
d’anarchisme et plus encore celle de
libertaire sont utilisées tout en renvoyant
en réalité à des grammaires hétérogènes.
Le terme de libertaire dans les milieux
anarchistes n’est pas lui-même sans
renvoyer à deux champs d’application
distincts. La notion de libertaire peut être
un synonyme d’anarchiste ou servir à
désigner des pratiques ou des idées de
type anarchiste chez des individus ne se
réclamant pas à strictement parler de
l’anarchisme, le point de démarcation
entre ces libertaires et les anarchistes
portant bien souvent sur la question de
l’abolition de l’État. Néanmoins le champ
d’application de la notion de libertaire,
en dehors des milieux anarchistes, n’est
pas sans engendrer un certain nombre
d’autres confusions. En effet, l’usage de
cette notion, même dans des travaux
scientifiques, s’appuie sur une connais-
sance superficielle des grammaires
politiques de l’anarchisme.
La notion d’anarchisme recouvre, dès
ses débuts, plusieurs grammaires
théoriques différentes qu’il s’agit tout
d’abord de bien distinguer. Elles se
caractérisent par une certaine articulation
de la critique artiste et de la critique
sociale. Dès qu’il y a un décrochage entre
la critique sociale et la critique artiste,
nous sortons des grammaires anar-
chistes. Or la notion de libertaire, c’est là
notre hypothèse, telle qu’elle est utilisée
aujourd’hui, tend à désigner des
pratiques qui renvoient à une grammaire
strictement individualiste libérale ou
individualiste aristocratique, mais qui ne
sont pas anarchistes. Elles comportent
une forte composante de critique artiste,
mais dissociée de toute critique sociale.
Il s’agit dans un cas d’une grammaire qui
serait bien mieux qualifiée par le terme
de libertarienne et dans l’autre cas d’une articulation entre la grammaire libertarienne et la grammaire aristocratique
nietzschéenne. La seconde carac-
téristique, par ailleurs, de l’anarchisme,
c’est qu’il se propose une « révolution
totale » [3] : de l’organisation politique, de
l’organisation économique et enfin des
mentalités par l’éducation.
Nous nous intéresserons aux
grammaires de l’anarchisme et à la
notion de libertaire à trois périodes
différentes : durant les années 60-70, puis
durant cette période de transition que
constituent les années 80, et enfin dans le
cadre du renouveau contestataire
contemporain. Nous prendrons aussi en
compte la question, qui nous semble
importante, de l’interaction entre
l’Europe et les États-Unis. En effet, deux
histoires du mouvement anarchiste,
distinctes, mais non pas séparées, corres-
pondant à des grammaires différentes,
s’y sont mises en place. L’analyse de ces
interactions est importante pour com-
prendre la contre-culture dans les années
60-70 ou l’anarchisme postmoderne
contemporain.
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