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« Artion » de défi
Guo Danian
Article mis en ligne le 11 juin 2005

Beuys * a déclaré que l’ultime objectif de l’art est de nous libérer ; que l’art est la science de
la liberté. Depuis le début des années 1980, « l’art d’interpréter » ou - le mot que j’ai créé pour
désigner l’action artistique d’expression corporelle - « artion », a commencé à se répandre rapidement au cœur même de la Chine, à Pékin. [1]

Depuis, au cours de plus de deux décennies d’expression corporelle, l’art a assumé la révolte tant symbolique que concrète contre la normalité de la scène artistique et de la réalité sociale chinoises. Beaucoup d’artistes se sont attiré des ennuis du fait de leur crânerie dans le travail de création. Le corpus de leur
production constitue un document collectif face à l’humanisme qui lentement émerge d’un régime autocratique si intolérant à l’égard de la dissidence.

Voici la transcription d’une artion menée par l’auteur et par Xi Xin, interprète artistique qui vit à Canton, le 4 juin 2003. Après quatorze années, le massacre du 4 juin qui eut lieu en 1989, place Tienanmen, est encore un sujet tabou pour le public de Chine. Aucune commémoration des morts n’est autorisée, aucune discussion relativement publique ne peut être menée. C’est une page vide sur la fenêtre de son histoire.

3 juin 2003. Le train cliquetait en direction du nord vers Canton. Je ressentais en moi une impression psychologique difficile à dissiper. Je pensais aux gosses avec lesquels j’avais l’habitude de jouer ; mes étudiants à l’université [2]

ROA (Rights of Abode/ Droits de séjour), ma bande
au SMRC (Centre de ressources du mouvement social),
ma famille et à ceux qui me sont chers. Je crois que nous sommes tous précieux et importants, mais je crois aussi que les visions et les combats collectifs ne seront pas interrompus par l’absence d’une personne. Pour cette artion, je suis prêt à tout ce qui peut arriver.

Le mois dernier, des courriels de Pékin continuaient à prétendre que j’étais sur la « liste noire ». En dépit d’une telle rumeur incontrôlable, je percevais la Chine de façon plutôt positive. Il y a six mois, j’ai eu
ma première rencontre avec les Gong-an chinois (officiers de la sécurité, police) ; l’expérience intégrale de libérer de la détention un ami arrêté, grâce à
une persuasion « légale », m’a donné à penser que la Chine (y compris à ses divers échelons bureaucratiques) est en train de dépasser la sombre époque de la tyrannie.

Néanmoins, des histoires horribles font encore les titres des journaux. Rien que le mois dernier, un jeune homme des provinces extérieures [3]
a été battu à mort durant sa détention dans un poste de police de Canton. L’affaire a choqué et inquiété le gouvernement central et a finalement entraîné l’effondrement d’une législation régionale abusive sur les papiers d’identité. Une autre affaire impliquait une performance artistique d’un jeune artiste de Pékin durant la période du congrès national du PCC (parti communiste chinois). Il interprétait une œuvre satirique, qui impliquait la nudité de l’interprète, déclarant que « le peuple a le droit de décider de son propre gouvernement ». Il n’y avait pas eu de problème avec la police quand il l’avait interprétée à Shanghai. Mais l’artiste fut arrêté quand la pièce fut présentée à Canton. Un photographe qui faisait un reportage sur l’œuvre fut aussi arrêté. Tous deux passèrent des moments difficiles durant leur emprisonnement, laissant au second de graves séquelles à ses facultés mentales.

« À ce jour, nous n’avons aucune assurance pour dire quand et où une action quelconque n’est pas dangereuse »,
m’a confié Xi Xin, l’interprète avec lequel je joue. À cette date particulière, entreprendre une représentation est déjà une manifestation de défi.

Un pacte quasi clandestin a été conclu. Des compositions artistiques commémorant les sacrifiés du massacre du 4 juin seront simultanément interprétées l’après-midi de cette journée à Pékin et à Canton.

La question reste ouverte de savoir comment l’autorité recevra ces artistes et leur travail. C’est là aussi que gît le danger. Le plus souvent cela dépend de la situation concrète, de la dynamique du conflit public entre les artistes et l’autorité. Pour le plan originel de Canton, il y avait un bon nombre d’enthousiastes tentés de participer au début mais, après réflexion personnelle, la plupart se résolurent à jouer le rôle de spectateur. En fin de compte, il resta Xi Xin et moi de Hong Kong pour l’interprétation.

Le 4 juin, en début d’après-midi, nous avons discuté du flux de l’artion au domicile de Xi Xin. J’ai passé un coup de fil à Hong Kong avant que nous sortions pour acheter les matériaux nécessaires à la pièce, comprenant un vin chinois avec un pourcentage d’alcool suffisant pour s’enflammer, des fleurs pour les morts, 128 photocopies du caractère chinois Tian (le Ciel) et Wun (la Quête), et du papier d’aluminium pour envelopper les fleurs quand elles seraient enflammées.

À part les papiers d’identité, nous avons laissé à notre domicile toutes les affaires personnelles importantes (carnets d’adresses et de téléphone, plans, etc.). Mais Xi Xin ne se rendit pas compte que j’avais aussi amené avec moi un Petit Livre rouge de poche [4] de la constitution du Parti communiste chinois. L’article 34 stipule que :
« Tous les membres du parti doivent légitimement exercer le pouvoir qui leur a été confié par le peuple ; consciencieusement accepter la critique et la surveillance populaires de la bureaucratie
et des malversations... »

Je me préparais à en partager la lecture avec les Gong-an si le pire devait arriver. À 6 heures du soir, nous sommes arrivés à l’île Ersha où est situé le musée des Beaux-Arts de Canton. À l’arrière du musée coule le fleuve Zhu Jiang, qui se dirige vers la mer de Chine méridionale.

L’œuvre a des implications métaphoriques au sujet de l’humanité en quête de vastes espaces, s’élevant vers le ciel et sortant vers l’océan qui relie au monde du « dehors ». Une véritable culture chinoise de l’espérance, au sens spirituel.

Les gens qui avaient été informés de l’artion arrivèrent progressivement. Nous avons commencé. Xi Xin utilisa le seau en plastique attaché à une corde pour amener de l’eau de la rivière. Il aspergea la rue le long du trottoir. Puis il commença à coller les 128 (soixante quatre copies de chaque caractère) feuilles de papier A4 sur le sol mouillé, formant un ensemble de caractères dans des carrés de blocs de 8 x 8, face au fleuve. L’étalage sur le sol ressemblait presque, en réalité, à un rituel taoïste. Quelques spectateurs participèrent à l’étalage des caractères.

Une femme qui promenait son chien passa intriguée et demanda : « De quoi s’agit-il ? » J’ai répondu :
« C’est une partie d’artion de... »,
et Xi Xin déclara :
« Aujourd’hui, c’est le 14e anniversaire du massacre du 4 juin. »
Le chien noir de la femme commença à aboyer fortement, apparemment gémissant sous la torture et le chagrin. Un homme à moitié nu aux cheveux teints en or, semblable aux grands frères des films de gangsters, était assis sur un banc le long du trottoir, son visage pétrifié observant avec une mine affligée.

Quand le dernier caractère, le 128e, fut posé sur le sol, ma voix brisa l’air mort avec une de mes vieilles chansons, Shengdaran. C’est un solo vocal dans le style traditionnel des anciennes mélodies chinoises, critiquant l’histoire de l’autocratie et sa lignée à travers le Parti communiste chinois. Classique dans la forme mais contemporaine dans le sujet.

Je fis des cercles autour de l’étalage des caractères en lentes enjambées, hurlant les vers à pleins poumons. Chaque vers s’élançait comme une bouchée de son vers le fleuve. Le chant et le volume du son frappa la foule assemblée. Une tension inquiète fermentait en son sein. Les gens commencèrent à errer tout autour. Cependant, aller jusqu’au bout de l’œuvre est de la plus haute importance. Nous avons continué.

Xi Xin enveloppa les fleurs dans les cônes de papier d’aluminium. Il commença par boire le vin de riz au goulot de la bouteille, puis il versa le reste sur les fleurs jusqu’à ce qu’elles soient trempées. Il sortit un briquet. Le feu embrasa le bouquet de fleurs. Mon chant accompagna l’incinération des fleurs jusqu’au
final. « Pour les morts ! », proféra Xi Xin.
Nul ne pouvait comprendre à quel point ce moment fut important pour moi. À cette date, sur
le sol chinois, que je sois en train de chanter ce chant dans un tel contexte, avec détermination, c’est bouleversant.

Sous les lumières troubles du bord du fleuve, le feu issu du vin, le chant de l’âme, quand cela touche à la fin, les larmes ont déjà traversé la profondeur du cœur. Cela faisait quatorze ans.

Le feu mourut. Nous commençâmes à recueillir les feuilles toutes trempées dans les larmes du ciel et commençâmes à les jeter dans le fleuve. Pour les Chinois, un certain type de papier brut est utilisé pour appeler les âmes des morts, en les jetant dans la mer. Notre action revêtait une semblable métaphore de désespoir. Les papiers photocopiés volèrent sur
la surface du fleuve, quelques-uns déployant les caractères vers le ciel, d’autres la face en bas, formant une longue ligne figurative à la quête des âmes perdues, voguant par les courants vers la mer. En regardant les 128 feuilles de papier disparaissant au loin dans le fleuve Zhu Jiang, l’œuvre finalement se termina. Les gens commencèrent à se disperser. Cela avait duré trente minutes. Pas un Gong-an ne s’était montré.

La bande se déplaça vers un stand de boisson pas trop loin du fleuve. Parmi les quatorze personnes qui se joignirent à nous - beaucoup d’entre elles étaient
des étudiants de l’académie des Beaux-Arts de Canton -, un seul osa se joindre à la discussion sur ce qui s’était passé le 4 juin, quatorze ans plus tôt. C’est bien typique de l’endroit. Xi Xin raconta de nouveau beaucoup de faits et gestes accomplis sur la place Tiananmen, presque en larmes. Le reste du groupe écouta en silence.

La longue marche de la Chine vers la démocratie est un marathon. Li Zhen Tian, l’un des trois auteurs en 1974 du célèbre poster en grands caractères Li-Yi-Zhe [5]
, est toujours vivant et séjourne à l’académie des Beaux-Arts de Canton, éclairant les jeunes gens dans la découverte des arts et de l’humanisme. Il a fondé l’Association humaniste [6] chinoise dans ces dernières années et en assure la permanence pour les années à venir. Son ancien copain Wang Xi Zhe a courtisé le Kuomintang [7]de Taïwan. Et la nouvelle génération de militants, plus jeune de dix ans, venue de la place Tiananmen en 1989, comme Wang Dan, étudie diligemment à l’étranger pour préparer son éventuelle participation future dans la construction d’une Chine nouvelle. Il y a des défaillances tout autant que chez les coureurs de fond.

Mais comme nous l’avons bien compris, tous les événements et toutes les actions doivent se faire localement. Les soutiens d’outre-mer sont toujours gratuits et extérieurs. Sans la vitalité locale et interne, les luttes sont fragiles dans la durée et avec le temps qui passe.
Comme tel, j’ai pris une décision à laquelle je ne puis me refuser. Le 4 juin 2003, cinquante mille personnes [8]
se
sont rassemblées à Victoria Park à Hong
Kong pour commémorer la tragédie mais pas une seule personne de cette ville n’est allée à Canton pour une artion. C’est, pour nous tous qui attisons l’écologie de la liberté 9. Référence au livre de Murray Bookchin Ecology of freedom, Cheshire Books, California, 1982. une « artion de défi » ; une allumette, espérons-le, qui mettra le feu.

Guo Danian


* Artiste allemand spécialiste du « performance art » de rue.