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Jean Bricmont
L’épistémologie, c’est : « Comment faisons-nous ? »
Article mis en ligne le 19 novembre 2008

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« La science tout entière n’est qu’un raffinement
de la pensée de tous les jours. »

Albert Einstein, « Physique et réalité »,
OEuvres choisies, vol V, Seuil, 1989, p. 125.

Propos recueillis par Xavier Bekaert le 28 décembre 2002 à Bruxelles
et relus par l’auteur.


Xavier Bekaert :

Le but général de ce dossier est de réfléchir d’un
point de vue libertaire sur la science et ses relations avec la société.
Cependant, il me semble que toute réflexion pertinente sur la
science requiert, entre autres, de comprendre sa démarche et ses
pratiques. Or, si on désire prendre en compte la critique disons
« postmoderne » de la science, il nous faut aborder le débat suivant :
« L’objectivité scientifique est-elle une illusion ? »

Jean Bricmont : Ce débat ne devrait pas être nécessaire, mais il
semble que, malheureusement, il le soit. Cependant, il faut savoir
sur quoi il porte. Il est très difficile pour moi de voir quelle alternative
existe face à une certaine attitude adoptée spontanément
par la plupart des gens et des scientifiques (mais souvent considérée
comme naïve par les philosophes), attitude qui consiste à
penser que :

Premièrement, il existe un monde indépendant de l’être
humain, qui existait avant l’être humain et qui existera après l’êtrehumain, en tout cas avant et après
chaque être humain individuel. Je ne
pense pas, par exemple, que j’aie créé
avec mon esprit la femme du ventre de
laquelle je suis sorti.

Deuxièmement, nous pouvons avoir,
par l’observation et le raisonnement, une
connaissance objective de ce monde,
connaissance bien sûr partielle et révisable.
Ce qu’on appelle la méthode
scientifique part du sens commun et le
raffine au moyen des méthodes d’investigation
expérimentales mises à jour
depuis Galilée. On est arrivé ainsi à une
connaissance extraordinairement précise
de certains aspects de la réalité.
Un autre point, important pour moi,
mais plus contesté, est que, lorsqu’il s’agit
de l’étude de l’être humain, la même
démarche devrait être suivie. C’est-à-dire
que nous pouvons nous regarder nousmêmes
de l’extérieur, et essayer de comprendre
l’être humain, sa psychologie et
ses sociétés, de la façon la plus objective
possible, en formulant et en testant des
hypothèses quantitatives à leur sujet.

Xavier Bekaert : Tu rejettes donc la séparation
entre la nature et la culture ?

Jean Bricmont
 : En gros, oui. Il se fait que
les êtres humains ont un cerveau, que ce
cerveau est capable de produire du langage
et tout ce qu’on appelle de la culture.
Mais ce cerveau est un organe
biologique comme les autres, et je ne vois
pas pourquoi on devrait renoncer à l’approche
scientifique et naturaliste lorsqu’on
étudie la culture ou la psychologie
humaine.

Xavier Bekaert : Néanmoins, ne considères-
tu pas que, lors de l’établissement
des différentes disciplines scientifiques,
sont apparues des méthodes spécifiques
qui se sont construites selon les contraintes
et besoins propres à chacune d’entre
elles ?

Jean Bricmont : Non, je ne crois pas à la
multiplicité des méthodes, dans un sens
fort du terme. Évidemment, les biologistes,
les chimistes et les physiciens utilisent
des méthodes différentes, mais
les différences entre eux sont bien
moins grandes que celles qui les séparent
des psychanalystes par exemple. La
différence fondamentale étant que les
premiers cherchent tous à tester empiriquement
leurs théories, alors que les
autres utilisent souvent le discours sur
l’existence de méthodes spécifiques à
l’étude de l’humain pour éviter de le
faire.

La multiplicité des méthodes est parfois
défendue en parlant de « rationalités
multiples ». Envisageons cette idée. On
peut penser ou bien que ces rationalités
s’appliquent à des domaines de la réalité
qui se superposent, ou bien qu’elles s’appliquent
à des domaines de la réalité
totalement disjoints.

Dans le premier cas, si ces rationalités
sont multiples, il est probable qu’à un
moment donné, on rencontre des assertions
qui se contredisent mutuellement.
Par exemple, certains peuvent penser
qu’il y a des guérisons miraculeuses et
d’autres pensent que ces guérisons peuvent
être expliquées par des effets psychosomatiques
ou, éventuellement, par
des effets physiques normaux. À partir de
ce moment-là, on a deux rationalités – si
on veut utiliser ce terme – qui se contredisent.
Comment va-t-on faire pour
choisir si on ne pense pas qu’il y a moyen
de ramener les choses à une rationalité
unique ?

Si, par contre, on me dit qu’il existe
des domaines de réalité totalement séparés,
comme ceeux qui sont postulés dans
le discours religieux (une âme séparée du
corps, un dieu en dehors de l’espace et
du temps), alors à nouveau je ne vois pas
très bien comment on peut étudier ces
autres réalités. De toute façon, la culture
et l’esprit ne peuvent pas être considérés
comme radicalement séparés de la
nature, parce que les êtres humains ont
évolué, à partir d’autres animaux, même
à partir d’un état inorganique.

Une autre confusion fréquente, c’est
l’idée que, lorsque l’on est un scientifique
on suit certaines règles et, par conséquent,
dans d’autres discours (religieux,
politique, etc.), on pourrait suivre d’autres
règles. C’est l’idée des rationalités multiples,
mais exprimée en disant qu’une
rationalité, c’est suivre un ensemble de
règles. Et que le choix des règles est, soit
arbitraire, soit dépendant du domaine
considéré.

Mais moi je ne sais pas quelles règles
je suis dans ma pratique, même ma pratique
quotidienne (quelle règles déterminent
ce que je mange ou l’endroit vers
lequel je me déplace ?) et je ne connais
aucun scientifique qui pourrait décrire les
règles qu’il suit. La rationalité n’est pas
quelque chose qu’on peut codifier en
termes de règles, pas plus que d’autres
pratiques. On peut toujours donner des
exemples de règles qu’il faut suivre, les
lois de la logique déductive par exemple,
mais celles-ci sont loin de couvrir tout ce
qui constitue la rationalité. Il y a en
dehors de cela ce qu’on appelle parfois la
« logique inductive » et celle-ci est très
difficile à codifier.

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