Durant les jours qui suivirent les vacances de l’été 1989, les rues des principales villes d’Allemagne de l’Est bruirent de discussions, réunions, manifestations. Tout cela aboutira à une poussée formidable contre le Mur, ce mur qui coupait la capitale allemande en deux mais aussi qui l’isolait du reste du monde. Le mur qui tombe marque la fin de Berlin- Ouest, la fin d’une île au milieu d’un monde totalitaire. Quand quelques mois après, la RDA existant encore, je traverse en voiture Check Point Charlie profitant de ce qu’un Vopo1 ferme les yeux, j’arrive dans un monde arrêté. Il est alors facile de se gausser de cette société qui ne sait pas encore, quatre mois après l’ouverture du mur qu’elle vient de basculer dans la modernité. Dans cette voiture, nous sommes alors tout aussi peu conscients que nous venons de sortir du XXe siècle. Le face à face qui a marqué les cinquante dernières années vient de se terminer avec la déconfiture d’un des deux camps. L’équilibre est rompu, cet équilibre même qui nous a permis de vivre en paix, paix armée certes mais qui a écarté de nous la folie nucléaire.
Sept ans après, presque mois pour mois, la chute des deux tours signifie au monde tout entier qu’une nouvelle guerre vient d’être déclarée. Le traumatisme qui en découle est semblable à celui qui plongea les États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, le bombardement surprise de Pearl Harbor en décembre 1942. Mais en plus d’une guerre, cette chute indique qu’un deuxième camp vient d’apparaître.
Les historiens pourront débattre pour décider laquelle de ces deux dates marque le début du XXe siècle. Pour nous libertaires, nous savons que la chute du Mur annonçait la fin de l’affrontement avec l’idéologie communiste, la fin du mensonge déconcertant. Nous sommes aujourd’hui seuls sur un champ de ruines. Le siècle des révolutions vient de se terminer. La Commune de Paris, les soviets de Petrograd de 1905 comme ceux de 1917, la révolution allemande de 1917-1918 accompagnée de celle de Bavière et de Hongrie, la Commune de Canton, la Révolution mexicaine, celle d’Espagne, ont marqué la première partie du XXe siècle, comme notre imaginaire, de manière indélébile. La révolte de Potsdam dans l’Allemagne communiste de 1953, les conseils hongrois de Budapest en 1956, le printemps polonais, l’insurrection tchécoslovaque et le joyeux mai 1968 nous ont tout à la fois désespérés et enthousiasmés.Tout semblait possible. Nous n’avions pas oublié le reste du monde. Nous avions vibré à la décolonisation. Nous avions refusé de participer à la guerre d’Algérie, nous avions manifesté pour la paix au Vietnam, nous avions pensé souvent à Mandela et à l’Apartheid. Certains ont même prédit un possible révolutionnaire à travers ces mouvements nationalistes.
Mais, aujourd’hui, nous ne pouvons être que d’accord avec l’affirmation de Claudio Albertini 2 disant : « Il est clair que le modèle soviétique ouvre et ferme, à la fois, l’espace des révolutions du XXe siècle. »
Comme lui, nous pouvons dire que « son échec n’est d’ailleurs pas sans rapports avec le surgissement du nouvel ordre mondial ». C’est cette nouvelle organisation du monde qu’il nous faut interroger.
La redistribution des cartes commence
L’empire soviétique s’est effondré, disloqué, dissous. Son organisation particulière s’est évanouie dans son échec évident. La nature bimillénaire du régime russe a repris le dessus.Poutine a endossé l’héritage tsariste et règne sur la Russie de façon traditionnelle, dans la violence et dans le sang. La guerre de Tchétchénie est là pour rappeler au reste de la communauté russe et russophone jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. La Biélorussie, l’Ukraine, les républiques d’Asie centrale et orientale, hormis peut-être la petite Géorgie, resteront bon gré mal gré sous le parapluie russe.
Plus au sud, la Yougoslavie a éclaté dans le sang et l’effroi, dernier endroit en Europe où des crimes contre l’humanité auront été commis et ne cessent d’être jugés.
De cette redistribution, l’Europe occidentale est sortie renforcée. Elle n’est plus occidentale, et elle est devenue sans avoir l’air d’y toucher un nouveau géant politico-économique. Lentement, très lentement, trop pour certains, elle agrège autour d’elle des pays qui tout à la fois fuient l’influence russe, prenant une revanche sur un passé encore récent, et sont en recherche d’un Eldorado économique. Il y a aujourd’hui plus de pays où la monnaie principale est l’euro que de pays dans l’Europe des vingt-cinq. En Afrique même, la zone CFA bascule dans la zone Euro ; insensiblement, la monnaie européenne devient la devise de fait sans que la décision officielle soit prise. Lire la suite