Les raisons qui nous ont incités à traduire et à publier « Question d’éthique » (c’est une version écourtée que nous proposons ici) sont à trouver dans la misère de l’époque où nous vivons, l’étendue du pouvoir des morales transcendantales, qu’elles soient religieuses ou étatiques, se plaçant toutes au-dessus de l’individu.
La pensée anarchiste a depuis toujours montré sa préoccupation pour la question éthique. Dans ce texte, qui se veut, en partie, une défense et illustration de la Morale anarchiste de Kropotkine, l’auteur revient de façon pertinente sur le sujet, ramenant la morale sur terre, opposant l’éthique issue de la pratique sociale des individus à l’« ordre moral ». Sa qualité est dans la densité du propos, une capacité de synthèse qui permet au lecteur d’aller plus loin.
« Question d’éthique » a le défaut de ses qualités. Le style polémique et les digressions de l’auteur brouillent parfois la précision du propos. Quelques rapides généralisations ne manqueront pas de provoquer des réticences. Il en va ainsi des passages sur Nietzsche. Nous suivons Julio Carrapato lorsqu’il s’oppose aux tentatives modernes cherchant à faire de Nietzsche un penseur de l’anarchie. Mais il faudrait aussi rappeler que, de par le caractère contradictoire de sa pensée, le meilleur critique de Nietzsche reste Nietzsche lui-même.
De même, s’il y a largement chez Nietzsche de quoi critiquer Nietzsche, il y a aussi chez Marx de quoi critiquer les « marxistes ». Le peu d’intérêt qu’on trouve chez Marx pour la question éthique signifie-t-il que celle-ci soit absente de sa démarche politique et de son oeuvre ? Dire que Marx s’est limité à parler de la question éthique en « diagonale », laissant ainsi la porte ouverte aux suites « marxistes », nous paraît insuffisant. Réduire sa pensée à celle des épigones marxistes, ériger les bolcheviques en seuls héritiers, c’est sans doute aller vite en besogne. Réduction qui revient à donner raison aux staliniens qui se sont naguère présentés comme les seuls dépositaires du socialisme marxiste.
Maximilien Rubel (Introduction à l’éthique marxienne, Paris, 1948) fut un des rares à se pencher sur la question de l’éthique chez Marx, pour montrer la conciliation difficile qu’il y eut, chez ce penseur révolutionnaire, entre une vision objectiviste de la fin du capitalisme et l’idée de l’auto-émancipation sociale, c’est-à-dire l’initiative historique des opprimés. On sait que le caractère contradictoire de ces deux propositions pourtant complémentaires fut source d’interprétations différentes, selon les « marxistes ». Placer le sujet prolétaire au centre du processus émancipateur signifie nier un certain déterminisme, donner à la conscience un contenu plus vaste, mais aussi plus imprécis, que le seul résultat de l’évolution historique. Faute de quoi le sujet historique apparaît comme un simple élément de l’histoire. Le capital devient sujet, le communisme un épiphénomène engendré par son mouvement.
Le principe de l’éthique est dans l’adéquation entre la fin et les moyens ; l’idéal (utopie) et les moyens concrets pour le réaliser. Ainsi, l’idée de l’autoémancipation et auto-éducation se pose comme postulat éthique, l’engagement conscient impliquant une éthique, un respect de l’autre et de soi. D’où la nécessité de concilier la possibilité objective du socialisme et l’éthique. Ces préoccupations furent reprises dans les courants minoritaires du marxisme du début du XXe siècle. Chez Rosa Luxembourg (Grève générale, parti et syndicats),
« ... sa tentative de concilier les thèses apparemment opposées du déterminisme économique et de la spontanéité du mouvement prolétarien n’a trouvé qu’une faible résonance chez les idéologues du marxisme » (M. Rubel, op. cit.).
Reconnaissant « l’intime conciliation des moyens d’action et du but idéal », s’opposant à la séparation entre lutte économique et politique, elle se rapproche alors du syndicalisme révolutionnaire et de penseurs originaux, tels Georges Sorel. Les courants marxistes antibolcheviques venus après ont, à leur façon, remis au centre de leurs préoccupations ce principe de l’adéquation entre la fin et les moyens. Qu’ils soient restés minoritaires et à contre-courant du marxisme d’État, ne devrait pas être une raison pour l’oublier.
Il était certainement loin des intentions de l’auteur de parvenir jusqu’à souligner cette convergence, sur le plan du principe de l’éthique politique, entre des courants manifestement opposés. Si nous le faisons, c’est que nous avons trouvé dans le texte de Julio Carrapato les éléments pour pousser la réflexion.
Preuve supplémentaire de l’intérêt de son travail.
Alfredo Fernandes - Charles Reeve