Murray Bookchin est mort. Je ne le connaissais pas
vraiment, bien que nous nous soyons entretenus au
téléphone plusieurs fois, quand je lui ai demandé un article
pour le premier numéro de la « nouvelle » revue Anarchist Studies. Il
nous a envoyé l’article. Bien que je ne l’aie pas connu, ni directement,
ni par le biais de quiconque, il a été l’une des influences intellectuelles
de la plus haute importance sur les positions anarchistes que j’ai pu
avoir. Les gens l’ont traité de socialiste, anarchiste, démocrate,
communiste, écologiste social, communaliste, municipaliste libertaire et
j’en passe. Il était complexe et ses idées ont évolué au gré de ses
expériences, tout au long de sa vie. Je soupçonne en outre que l’idée de
la difficulté de rédiger une notice nécrologique authentique et honnête
à son propos l’aurait bien fait rire. Il représentait beaucoup pour
beaucoup de gens. Un auteur aurait dit qu’il y avait un Bookchin 1 et
un Bookchin 2. Pour autant que je sache, il y avait au moins trois
Bookchin, et peut-être même plus. Murray Bookchin était d’une
complexité touchante. Je voudrais surtout évoquer le Bookchin que je
préférais.
C’est vers la fin des années soixante que je suis tombé pour la
première fois sur les brochures de Bookchin qui devaient par la suite
devenir des chapitres de livres. De façon très ordonnée et très précise,
« ses » idées incarnaient celles qui planaient au-dessus de nos
mouvements. À cette époque, il représentait à mes yeux un magnifique
exemple d’« intellectuel du mouvement ». Je me souviens en particulier
de Vers une Technologie Libératrice (Toward a Liberatory Technology),
Écologie et Pensée Révolutionnaire (Ecology and Revolutionary Thought) et
Écoute Camarade (Listen Marxist). C’étaient de longs tracts, publiés par
Ecology Action East ou par un groupe quelconque de Berkeley,
vraiment pas chers, vous en achetiez deux et vous en donniez un à un
ami, sans penser à ce que cela coûtait.
Cette liberté de ton n’était pas l’apanage
de tout le monde.
C’est à cette époque
que j’ai vraiment pris conscience que
j’étais une espèce d’anarchiste. Ma
conviction a été renforcée à la lecture
d’essais comme ceux de Bookchin. Les
auteurs anarchistes classiques ne m’ont
jamais emballé. Ils m’ont toujours paru
un tantinet « vieillots » et légèrement
désuets, un peu comme un oncle bienaimé.
C’est Bookchin qui m’a aidé à
réunir quelques-uns de mes intérêts,
sans lien jusque-là, pour en faire quelque
chose qui ressemble à de « l’écologie
sociale » ou à une forme quelconque
d’anarchisme, peut-être un anarchisme
qui n’avait pas encore vu le jour. Il y a eu
d’autres influences bien sûr, comme Fifth
Estate, mais c’est Bookchin qui m’a
permis de réaliser la synthèse. Il écrivait
sur ce qui était en train de se passer et il
combinait des perspectives sur l’écologie,
le radicalisme en politique et la critique
du marxisme (tout en ne le rejetant pas
complètement) qui m’ont rattaché à la
tradition qu’il représentait. La lecture de
ces textes m’a donné, à moi ainsi qu’à de
nombreux amis, la profondeur indispensable
à nos réflexions et actions. Nous
« savions » déjà tout cela, mais avant
Bookchin, le lien n’était pas aussi évident.
Nous ne nous sentions plus seuls, ce
sentiment familier que tous les anarchistes
ont quand ils découvrent leur
véritable appartenance. À cette époque,
Bookchin était tout à fait dans l’air du
temps, parce que c’était un militant
doublé d’un intellectuel. Nous sommes
nombreux à avoir aspiré et à aspirer
toujours à être de ce type de militant et
de penseur critique. C’est difficile à faire
et je pense que Bookchin y est parvenu
pendant longtemps.
Au fil des années, j’ai rencontré de
nombreux « types d’anarchistes » ravis de
reconnaître qu’ils avaient bénéficié de
son influence décisive. À n’en pas douter,
aucun autre auteur anarchiste au
XXe siècle n’a été aussi important pour
autant de gens, de la fin des années
soixante jusqu’au moins à la fin des
années quatre-vingt. Je ne dispose
d’aucun argument empirique pour étayer
cette affirmation audacieuse, bien que
plusieurs personnes me l’aient répété
depuis sa mort. Les raisons précises de
l’influence de Bookchin sont souvent
diverses. Ai-je déjà mentionné qu’il était
compliqué ? Peut-être était-ce dû à son
introduction de la « politique » dans le
domaine naissant de la pensée environnementale.
N’oublions pas qu’il y a eu
une époque où la plupart des « politiques
» ne reconnaissaient pas toujours
l’importance de la pensée écologique.
C’est souvent avec l’aide des écrits de
Bookchin que nous avons pu enfoncer
un peu de bon sens dans l’esprit de ces
gauchistes OU écologistes à l’esprit
étriqué. C’était peut-être grâce à ses
rappels insistants sur la fonction de la
classe sociale. C’était toujours là ; les
classes sociales jouaient un rôle
important et on ne pouvait l’ignorer.
Peut-être était-ce sa critique virulente de
la pensée gauchiste, qu’il tenait pour hors
de propos, limitée, ennuyeuse et fausse. Il
est parvenu à capter comment « nous »
pouvions rejeter cette tradition tout en
esquissant et en commençant aussi à
construire l’alternative, une forme
d’anarchisme « contemporain ».
Il persistait
à nous rappeler la vision marxiste,
socialiste, gauchiste. Peut-être était-ce
son style accessible. Il n’avait pas reçu de
formation universitaire, il est ainsi
souvent parvenu, en tout cas au début, à
rédiger des textes que vous pouviez
donner à un ami sans craindre qu’il
n’interrompe sa lecture avant la fin. Peutêtre
était-ce le fait que Bookchin m’a
initié à la notion de « groupes d’affinité »
et à leur rapport à l’expérience anarchiste.
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