LA RÈGLE DES TEMPS QUI COURENT : PRIVATISATION DE LA VIE par achat de la vie, devenue marchande, mais également privatisation de la vie sociale, au sens où l’entendait Cornélius Castoriadis1. C’est-à-dire comme le repli de chacun sur ses propres affaires, entre les quatre murs de son petit confort au détriment des affaires communes, laissées aux soins de professionnels ou d’une hiérarchie juridico-technicienne quelconque. Les uns décident ce que les autres subissent. Et les uns organisent les compensations des autres, retirant des bénéfices au passage. À chacun de soigner son mal-être, de remplir le grand vide existentiel en achetant mille-et-une chosesdéchets, dans l’espoir de régler ses problèmes, d’augmenter égoïstement son propre bien-être, d’aménager son décor personnel.
On parle alors volontiers de ce produit anesthésiant qu’est la « qualité de la vie ». La qualité pour les uns, la destruction pour les autres.
Privatisation de la vie contre laquelle certains luttent en avançant la notion de bien commun ou de « biens publics mondiaux »2, rappelant que « le monde n’est pas une marchandise » et qu’il ne doit pas le devenir. Il serait en effet souhaitable de se souvenir que la terre, ses forêts, ses broussailles, ses rivières, ses lacs, ses espèces, ses mers, ses peuples sont fondamentalement notre commun horizon ; ils sont la matière élémentaire de notre vie, à nous femmes et hommes, tous membres de l’humanité.
Humanité une par essence, diverse par ses manifestations ; voici une notion utile et pertinente au temps d’une mondialisation qui autorise la circulation tous azimuts des marchandises tandis qu’elle surveille de près les voyages des hommes et des femmes. Ne pourrait-on pas envisager la libre-circulation des êtres humains et le contrôle des marchandises ? Le monde en changerait de figure.
PERSONNE, OU PRESQUE, NE VIT AUJOURD’HUI SANS SAVOIR QUE D’AUTRES MOEURS, différentes, habitent en humain à côté de chez lui ou de l’autre côté de la terre. Cette notion de communauté humaine reste malgré tout fort abstraite, et le principe d’humanité est battu en brèche par la part d’ombre, éminemment destructrice, qui sommeille en chaque être humain, c’est-à-dire en chacun d’entre nous.
À travers l’histoire et la diversité des peuples, persistante est la tentation de réduire l’Autre, lorsqu’il s’érige face à moi, lorsqu’il s’oppose contre moi, au rang de non-humain, histoire de l’abattre symboliquement pour mieux atteindre l’intégrité de sa chair.
Le réduire au néant de la barbarie, et, ce faisant, devenir soi-même le barbare de l’Autre. D’où les multiples génocides, la pléthore de massacres qui fleurissent ici et là, manifestations tangibles que cette communauté ne va pas de soi. […]
S’il est un oubli à ne jamais commettre, c’est bien celui de cette humaine, trop humaine barbarie. Une fois déclenchée, aucun idéal n’y résiste. Tous cohabitants de la terre, certes, mais cette cohabitation réclame un effort constant de recherche d’intelligence pour lequel tout le monde ne semble pas également disposé. Parfois des circonstances ruinent les équilibres affinitaires ; des chocs se produisent au gré des tectoniques relationnelles. La recherche du pouvoir est un lieu commun. Guerres, violences, esclavages et conflits sont les signes les plus visibles des ruptures d’intelligence parmi la diversité des appartenances, des identités, des stratégies, des propriétés culturelles et des appropriations territoriales et économiques.
À ma connaissance, parmi les populations ayant enraciné leurs demeures, planté tubercules ou légumes, dressé les enclos à bétail, assistant de loin au passage du nomade, le libre accès gratuit de tous aux biens communs, et moins encore aux diverses productions sociales, n’a probablement jamais existé en dehors d’appropriations locales dûment circonscrites et dûment défendues, qu’on a pu appeler « communaux ». Toute territorialité fixe comporte en puissance la notion de propriété, temporaire ou durable, individuelle ou collective, inhérente au seul fait d’habiter sur la terre, de déployer son activité et d’inscrire ses marques sur son entourage. Et céder cette propriété, au sens large, ne va que rarement sans supposer, exiger de contrepartie.
Ce constat n’exclut pas des possibilités d’échanges et de partage, mais leur spontanéité en ressort plus ou moins grande selon les contextes. Une contribution matérielle, symbolique, relationnelle appelle régulièrement sa rétribution. Nous sommes là dans la définition même de l’échange, c’est-àdire du donnant-donnant. Toutefois, l’absence de gratuité parfaite ne signifie pas forcément l’échange financier. Le don en est le parfait exemple.
C’EST DONC ICI QUE L’ÉPOQUE SE DISTINGUE, dans cette omniprésence de l’argent-fétiche qui fait tourner les têtes et se tendre les mains.
Au-delà, c’est l’accès à la société de consommation, donc de production, qui émerge et chacun aspire désormais au statut de consommateur prétendu heureux : c’est-à-dire de consommateur capable (« ayant les moyens ») de satisfaire des envies démultipliées par la publicité, le culte de la nouveauté et les promotions en tous genres.
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