Le véritable exotisme se fonde sur le sentiment aigu de la différence,
de la distance, de la séparation, de la rupture – c’est un mur,
une digue qui barre le fleuve de la conscience pour en élever le niveau,
intensifier la force et accumuler l’énergie.
(Simon Leys, à propos de Victor Segalen)
L’effet de serre, les pollutions diverses que subissent azurs et
océans, la forte dépendance au pétrole comme énergie, et la
dépendance du pétrole aux transports pour garantir le modèle
de « développement » capitaliste, désignent aujourd’hui, aux yeux de
tous, les outils du transport parmi les premiers responsables de la
dégradation de l’environnement, et comme un défi à relever d’urgence.
Les zélateurs du Tyran, asservis à l’antinomique « développement
durable », s’en remettent au seul progrès technique pour trouver le
moteur « propre » ; propre à entretenir le mouvement d’une Croissance
toujours plus totalitaire dans ses motivations, mécanismes et effets !
Convaincus de liberté et de justice sociale, et ne connaissant que le
moteur de l’émancipation conquise par chacun sur soi-même et par
tous sur le Tyran, les anarchistes s’efforcent de penser et de mettre en
mouvement des structures sociales autogérées et fédérées, comme
seule alternative viable aux modèles hiérarchiques et autoritaires. Or si
ces pratiques ont existé depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, elles
ont porté très majoritairement sur le domaine de la production, et n’ont
envisagé que peu la question du transport. Parallèlement, pour les
personnes elles-mêmes, les outils du transport sont une expression
privilégiée de la liberté de circuler.
Comment dès lors repenser les échanges pour qu’ils agissent dans la
rupture avec la Croissance capitaliste sans s’enfermer dans l’autarcie ?
Le
critère de l’utilité sociale et l’exigence de frugalité suffisent-ils ? Quels
questionnements doit-on envisager, et quelles pistes peut-on suggérer,
pour remettre l’échange au service de l’être humain et non l’inverse ? L’écologie et la figure
du nomadisme
À l’heure où les mouvements pour une
écologie dite politique ont achevé de
désarmer ce que le discours et les
pratiques des origines portaient de
radical, il n’est pas inutile de revenir aux
définitions. Rappelons donc que
l’écologie est un terme créé au tournant
du XXe siècle, de la combinaison du grec
oïkos, « maison, habitat », et du suffixe
–logie se rapportant à économie, et
désigne l’étude des milieux où vivent et
se reproduisent les êtres vivants ainsi que
les rapports de ces êtres avec le milieu.
Le transport, lui, traîne une plus
longue histoire, et prend deux acceptions.
La première, physique, renvoie au fait de
porter pour faire parvenir à un autre lieu,
par un procédé particulier (véhicule,
récipient, etc.). La géologie y voit plus
précisément le fait de déplacer ou d’être
déplacé par une cause naturelle (dans
l’expression terrains de transport). Quant
à la médecine, elle parlera de transport
au cerveau pour une congestion cérébrale.
Ce qui nous amène ironiquement à
la seconde acception de transport, qui
désigne une vive émotion, un sentiment
passionné, qui émeut, entraîne. Le
déplacement est ici psychologique.
L’ambivalence des transports est
accentuée sous l’éclairage de l’écologie.
Celle-ci a en effet pour objet l’étude de
systèmes délimités, selon leur cohérence
propre, avec les interactions internes ou
externes de leurs différents éléments ;
mais des systèmes qui ne sont pas euxmêmes
en mouvement. C’est bien la
« maison » de l’étymologie. Le transport
en revanche, n’est que ce mouvement,
qu’il soit endogène à chaque habitat
considéré ou exogène entre les différents
habitats identifiés.
Figure de cette ambivalence en
matière d’organisation humaine : le
nomadisme. À la fois mode d’habitat
avec sa cohérence interne propre, et
déplacement de cet habitat dans l’espace,
il implique une reconstruction permanente
des liens avec l’extérieur.
Historiquement, le nomadisme a
d’ailleurs toujours représenté une
menace pour les sociétés occidentales
sédentaires, alors qu’il est un mode
d’occupation de l’espace ancestral. Il
n’est qu’à voir, dans l’actualité européenne
toute récente, le trouble que
causent les Rroms à nos schémas
sociaux1. De fait, le nomadisme est
antinomique des frontières, des
concentrations humaines et des visions
hiérarchiques dont elles procèdent
(centres survalorisés par rapport aux
périphéries), il est peu compatible avec
la propriété privée des moyens de
production, etc. Bref, des valeurs qui
résonnent aux anarchistes.
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