Pour reprendre une belle expression de Pierre Clastres, La
Boétie serait-il un « Rimbaud de la pensée » ? La Boétie, ce tout
jeune homme – quand il écrivit le Discours de la servitude
volontaire, il n’avait pas même vingt ans – viendrait-il tel un météore
génial bouleverser la tradition ? Il disparaîtrait aussi soudainement qu’il
est apparu, laissant la pensée héritée venir peu à peu occulter la vérité
scandaleuse qu’il avait énoncée dans un moment d’incandescente
fulgurance. La Boétie serait l’auteur d’une pensée subversive,
scandaleuse donc, et ferait en tant que tel figure d’exception dans
l’histoire de la philosophie politique moderne, pour autant qu’il
appartienne à cette histoire. Figure d’exception : telle est la thèse
prédominante qui a été réactivée par Jean-Michel Rey dans son
excellent livre, La part de l’autre1.
À l’inverse de cette interprétation, somme toute classique, est-on
fondé à proposer une contre-thèse, selon laquelle l’hypothèse de la
servitude volontaire, loin de faire exception, n’aurait cessé de hanter la
philosophie politique moderne, émergeant, faisant surface à la faveur
d’un événement, d’une grave crise historique, ou d’une controverse
philosophique ? C’est à dessein que nous employons les termes « ne
cesse de hanter ». En effet, si l’on tient à mesurer avec plus de justesse
la présence plus ou moins souterraine de l’hypothèse laboétienne, il
convient de prendre en compte, au-delà de ses expressions manifestes,
sa présence « spectrale » en quelque sorte. Cette hypothèse
inconcevable, et qui tel un spectre ne manque pas d’effrayer tant elle
ébranle les certitudes apparemment incontestables du rationalisme
politique, apparaîtrait soit sous la forme d’une résistance à son
expression, soit sous la forme paradoxale d’une présence-absence.
Comme si l’auteur qui se risque à la
concevoir se gardait de la formuler explicitement,
déployant autant d’énergie
pour l’envisager que pour la tenir le plus
possible à distance.
Cette situation mérite d’autant plus
d’être interrogée que l’hypothèse de la
servitude volontaire paraît connaître
curieusement une grande actualité, qu’il
s’agisse d’édition ou d’études critiques.
Dans un premier moment, avant
d’aborder la question de l’usage, il nous
faudra revenir à grands traits sur
l’hypothèse elle-même, en réaffirmer le
caractère éminemment politique, aussi
étonnante que cette nécessité puisse
paraître, et tenter de définir au mieux la
révolution laboétienne. Cette rupture
conçue par La Boétie n’est-elle pas
d’autant plus marquante qu’elle vient en
quelque sorte « corriger » ou « rectifier »
l’innovation machiavélienne pourtant si
proche dans le temps ?
Dans un second temps, nous examinerons
la question du « bon usage » en
montrant aussitôt que cette interrogation
se dédouble, qu’elle se partage à vrai dire
en deux sous-questions consécutives, la
solution apportée à la première autorisant
ou non l’énonciation de la seconde.
Avant même de dessiner les voies où
s’engager, d’évaluer le « bon usage » de
l’hypothèse de la servitude volontaire, il
faut prendre en considération l’usage
même, en dehors de son caractère bon
ou mauvais. Entendons qu’il faut commencer
par s’interroger sur la légitimité
même de l’hypothèse, avant d’en
apprécier la qualité ou les défauts.
L’usage de l’hypothèse de la servitude
volontaire est-il ou non légitime ? Il est
en effet des philosophes, et non des
moindres, qui récusent l’idée même de
servitude volontaire, dans la mesure où
cette hypothèse leur paraît irrecevable,
tant elle contredit les fondements du
rationalisme politique. Ainsi Hegel dans
la Philosophie du droit. De surcroît, on
peut présumer qu’une philosophie
politique qui repose sur la conservation
de soi – ou sur la peur de la mort violente
en termes de Hobbes – ne peut que
rejeter une pensée qui soutient que les
hommes, sous l’emprise de la servitude
volontaire, sont susceptibles de surmonter
la peur de la mort, d’accueillir la
destruction de soi au point d’offrir leur
vie au tyran ou à celui qui occupe le lieu
du pouvoir. Qu’il s’agisse de Hobbes ou
de Hegel donc, la question d’un usage
pertinent ne vaut pas. Elle ne saurait se
poser. Il ne saurait y avoir un bon usage
possible d’une hypothèse en elle-même
irrecevable et illégitime.Tout usage qui en
est fait ne peut être à l’évidence que
mauvais. Ce qui implique que, pour
accéder à la question du « bon usage », il
faut au préalable avoir réussi à faire valoir
la légitimité de l’hypothèse à l’encontre
de ses détracteurs, en critiquant d’une
part les présupposés sur lesquels
s’appuie leur position de refus et en
repoussant d’autre part les frontières du
rationalisme politique au-delà du calcul
utilitariste s’alimentant à la conservation
de soi, pour ouvrir la voie non à un
irrationalisme, mais à un rationalisme
élargi, qui sait faire place à l’irraison sans
renoncer pour autant à ses exigences
d’intelligibilité. Ce préalable réglé, nous
retrouvons La Boétie puisque ce dernier a
construit le Discours de la servitude
volontaire à la fois sur la légitimité de
l’hypothèse et sur la recherche aussi
complexe qu’obstinée du bon usage.
C’est La Boétie, le guetteur, qui le
premier a inauguré cette forme de
questionnement, attentif à repérer et à
congédier tous « les mauvais usages »
susceptibles d’égarer le lecteur en quête
de la liberté et de l’amitié. C’est en effet
dans les plis et la sinuosité du Discours de
la servitude volontaire, où se déploie un
art d’écrire oublié, dans ses méandres les
Du bon usage de l’hypothèse de la servitude volontaire ?
plus secrets, que s’énonce et se règle,
dans une lutte sans relâche contre les
mauvais usagers, la question du « bon
usage ». Mais à La Boétie ne s’arrête pas
la question, car depuis, et encore plus
nettement en notre temps, le conflit entre
mauvais et bon usage ne cesse de se
renouveler et de se déplacer, comme s’il
s’agissait enfin de réduire le paradoxe de
la servitude volontaire et d’en élucider
une fois de plus l’énigme, grâce à une
solution à laquelle personne n’aurait
pensé. Ne sommes-nous pas en train
d’assister à ce tour de force qui consiste à
éliminer la question politique de la
problématique de la servitude volontaire
pour nous en proposer une dilution dans
le social, voire dans l’individuel ?
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