Le pouvoir, comme chacun le sait, est une sale bête qui
échappe à toute saisie immédiate tendant à le représenter d’une
façon univoque. La question métaphysique par excellence, dans
le cadre de la culture occidentale, interroge sa conformation en la liant
inexorablement à son essence – Qu’est-ce que le pouvoir ? – laquelle
délimite le périmètre de vérité reconnu à son existence ; en effet, on ne
pose la question que pour ce qui est, non pour ce qui n’est pas
(nihilisme), et les choses, en tant qu’elles sont données, le sont dans
leur essence, de sorte qu’elles sont immuables dans le temps et que leur
effet de vérité ne peut être nié. Si les choses sont par essence, elles sont
vraies ; c’est ainsi et pas autrement, et il n’y a rien à y faire1 !
Le signe linguistique tracé à l’intérieur de cette forme-de-civilisation
occidentale renforce le primat de l’essence comme sens réel des choses
en tant qu’elles existent, grâce à une question supplémentaire – Qui a
(le) pouvoir ? – laquelle délimite cette fois aussi bien la subjectivation
propriétaire que l’objectivité substantielle du pouvoir lui-même. Dans
cette dernière question, en effet, le pouvoir se révèle au niveau
linguistique comme matière à propriété, comme une propriété
relativement à un possesseur, comme une substance à s’approprier de
l’extérieur, à partir d’une sphère d’extériorité au pouvoir lui-même,
comme s’il était un enjeu à capturer et à utiliser selon certains intérêts,
goûts, passions, désirs, volontés, etc.
C’est pourquoi nous recherchons le double axe de signification
d’une théorie classique du pouvoir, articulée, d’un côté, sur la
dimension de souveraineté inhérente à un sujet (légitime) du pouvoir,
dont il faudra analyser les formes et les forces, les champs et lestensions spécifiques et de l’autre, sur la
verticalité intrinsèque au commandement
hiérarchique dans et par lequel
s’inscrit le geste subjectif de s’emparer de
l’objet.
§ 1 – La tête sacrée du souverain
Les théories de la souveraineté se
donnent pour tâche d’introniser un sujet
légitime pour l’exercice du pouvoir
public. Une telle instance de légitimité
révèle une rupture séculière motivant la
raison même de la recherche d’une
justification au pouvoir. Dans un cadre
théologique et divin, en effet, il n’y a
place ni pour la recherche d’une raison
ni pour l’émergence d’un sujet dans le
monde, si ce n’est en tant qu’exécutant
d’une volonté extérieure (« Par la grâce de
Dieu », formule à laquelle au XIXe siècle
seulement, avec les monarchies constitutionnelles,
on ajouta « … et par la volonté
de la nation »). Cette rupture se joue dans
le passage de la potestas a deo au concept
d’auctoritas, dans lequel se trouve, de
manière implicite mais puissante, tant la
vieille racine de « première création » qui
relie l’autorité à l’auteur (Benveniste), que
la fondation autorisatrice de la représentation,
typique de la raison bourgeoise
dans la philosophie politique classique.
Si auparavant le pouvoir dérivait
directement de la potestas divine, dont le
vicaire sur la terre prétendait couronner
les souverains, et donc contrôler en
dernière instance leur légitimité et leur
fidélité dans l’exercice du pouvoir, depuis
le glissement séculier, inauguré dans la
persistance conflictuelle de la double
voie, celui qui exerce le pouvoir est autorisé,
par cet exercice de fait, à s’élever de
droit au rang d’auteur souverain du
devenir social dans sa dimension (proto)
institutionnelle. Ce qui se manifeste
comme une aporie logique – le lien
transitif entre être et devoir être – est
brillamment résolu en conjuguant la
force des armements et la force réaliste
du droit, laquelle, de façon fortement
autoréférentielle, garantit la légitimation
au moment précis où semble s’arrêter la
dialectique de la guerre et de la politique
– la fondation de l’État, dans l’échange
entre liberté et sécurité, légitime le
Léviathan tant dans sa souveraineté
politique née de la fiction du terme
apporté au bellum omniun contra omnes et
donc de l’instauration de la politique
comme publicisation des conflits privés,
que dans son autorité publique qui
donne les règles du jeu social, dont la
sphère tout entière est envahie par le
paradigme du pouvoir.
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