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Normand Baillargeon
À propos de l’échange entre Noam Chomsky et Michel Foucault :
fondationnalisme, anti-fondationnalisme et anarchisme
Article mis en ligne le 24 juin 2008

[…] c’est lorsque nous avons discuté de la
nature humaine et des problèmes politiques
que sont apparues des différences entre nous.

Michel Foucault

La catégorie du pouvoir est à l’évidence cardinale dans toute
définition de l’anarchisme et sitôt qu’elle est mise en jeu se
posent, entre de nombreuses autres, les questions de sa nature,
de sa genèse et de son éventuelle légitimité.

De telles questions sont à n’en pas douter immensément difficiles et
complexes, mais elles présentent aussi un indéniable intérêt
intrinsèque. De plus, les réponses qu’on leur donne conduisent à des
enjeux qui ont de décisives répercussions stratégiques et militantes.
On peut donc raisonnablement penser qu’elles continueront longtemps
encore à être tenues pour incontournables par les libertaires.

Ces questions et ces enjeux étaient justement au coeur d’un
désormais célèbre échange entre Noam Chomsky (1928) et Michel
Foucault (1926-1984) qui s’est déroulé à Eindhoven en 1971 et a été
transmis à la télévision néerlandaise sous le titre : Nature humaine :
Justice versus pouvoir1.

À cette date, faut-il le rappeler,
Chomsky et Foucault jouissent déjà, l’un
comme l’autre, d’un immense prestige et
d’une grande notoriété qui tiennent
d’une part à ce que chacun d’eux a substantiellement
transformé le domaine
intellectuel dans lequel il oeuvre
(Foucault, la philosophie et Chomsky, la
linguistique), d’autre part à l’ampleur et à
la visibilité de leurs engagements
politiques respectifs2.

En fait, il n’est sans doute pas excessif
de soutenir que cette rencontre réunissait
les deux personnes qui, plus que quiconque
à ce moment-là, alliaient un
statut d’intellectuel de premier plan et un
substantiel engagement politique. Et
puisque tous deux pouvaient en outre,
mutatis mutandis, être donnés pour des
compagnons de route des libertaires, on
conviendra, je pense, de l’intérêt d’un
retour sur cet échange.

Celui-ci est divisé en deux parties,
respectivement consacrées, la première à
l’histoire des sciences et des idées et à
certains des apports de chacun des
protagonistes sur ces plans, la deuxième
au politique – et c’est surtout durant cette
deuxième partie que de profonds et
substantiels désaccords entre les deux
penseurs seront mis à jour.

Au total, les sujets abordés sont
nombreux et le territoire conceptuel
couvert est particulièrement vaste. Mais,
avec ce recul que seul procure le passage
du temps, il me semble que la principale
raison de la brûlante actualité de ce
document est de permettre d’assister à la
confrontation de deux systèmes de
pensée profondément différents, mais
ayant tous deux exercé une immense
influence sur l’histoire intellectuelle et
militante récente.

Pour le dire de manière un peu brutale
et qui ne rend peut-être pas justice à
l’ensemble des oeuvres des protagonistes,
Chomsky représente ici une pensée qui
se réclame des Lumières et donc d’un
projet moderniste et fondationnaliste, à
la fois épistémologique (rationaliste) et
politique (émancipationniste). Foucault,
quant à lui, s’inscrit dans cette nouvelle
perspective anti-fondationnaliste et
poststructuraliste qu’on baptisera bientôt
postmoderniste, en voyant justement en
lui un de ses principaux créateurs. Ce
projet postmoderniste conjugue, lui
aussi, une perspective épistémologique
et une perspective politique. Sur le plan
épistémologique, il est en particulier très
critique des prétentions rationalistes et
débouche sur un rejet du projet philosophique
occidental traditionnel et de ses
catégories et distinctions fondatrices –
comme l’apparence et la réalité, le savoir
et l’opinion ; sur le plan politique, il est
notamment caractérisé par son attention
aux singularités, aux différences, à la
multiplicité des cultures, des valeurs et
des identités.

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