« L’Autorité a régné si longtemps sur les hommes,
elle a tellement pris possession de l’Humanité,
qu’elle a laissé partout garnison dans son esprit. »
Joseph Déjacque, À bas les chefs
Dans la « société de l’insignifiance » le monde change vite, la
pensée dérive, l’action décline. L’apathie politique des masses
devient le fond sur lequel se détachent toutes les figures de
l’événementiel éphémère, spectaculaire, éclatant de trivialité. Et, en même
temps, paradoxe inquiétant, un tel éphémère est le seul réceptacle des
passions populaires, vivantes, festives1.
L’individu privatisé – forme « fabriquée », organisatrice d’une vie centrée
sur les petites misères et les petits plaisirs, sans projet collectif, sans futur –
est le citoyen de nos démocraties qu’avait prévu Tocqueville en imaginant
« une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans
repos sur eux-mêmes ». D’eux il ne faut pas craindre, disait-il, « qu’ils
rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs » 2.
Ce citoyen, ce sujet assujetti à l’ordre symbolique dominant3, est l’élément
nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie néolibérale, malfaçon
construite sur l’onde longue de la sécularisation. S’il y a une sortie de la
modernité c’est ce tournant de l’histoire que nous a légué le malheureux
XXe siècle qui a vu monter et péricliter les espérances révolutionnaires. Deuxguerres dites mondiales, les totalitarismes
fasciste et nazi, la fatale
évolution bolchevique de la Révolution
russe, les génocides, l’écrasement dans le
sang des insurrections ouvrières
(Allemagne 1919, Russie 1921, Espagne
1936-37, Hongrie 1956) : est-ce qu’on
peut s’étonner encore de l’apathie, de la
désillusion, de l’ataraxie politique du
peuple, aurais-je envie de dire ? La
conséquence a été ce virage dans la scène
de l’histoire qui s’est produit insidieusement
et très rapidement dès les
années consécutives à la Deuxième
Guerre mondiale et à la Résistance et qui,
malgré le sursaut de « 68 », nous a laissé
un ensemble de représentations imaginaires
et de formes institutionnelles
organisées autour de la démocratie
représentative, des « droits de l’homme »
(les droits humains), du marché
capitaliste, de la « liberté des modernes »,
de « l’opinion publique », de la judiciarisation
croissante des relations
humaines. Ces formes diverses sont
présentées comme les parties d’un tout
organique qui prétend être, à l’intérieur
du bloc imaginaire néolibéral, la limite
indépassable du politique4. Ainsi toute
tentative de briser ce bloc sera taxée de
régressive. La révolution est définitivement
« interdite ».
Les théories du pouvoir
La société fonctionne, pensons-nous,
sur la base d’un système symbolico-imaginaire
de significations – de concepts et
de valeurs – organisé comme un « champ
de force » en attirant et en orientant les
différents contenus de cet univers de
représentations et de pratiques. Il
s’exprime, ou se rend visible, sur le mode
d’institutions, d’idéologies, de mythes, de
sciences, formes sociales qui, une fois
établies, enferment et bornent la pensée
et l’action. C’est cela qui nous permet de
parler de bloc imaginaire.
Du bloc imaginaire fait partie,
évidemment, l’épistémè5 d’une époque, ce
champ épistémologique constitué par un
tissu de relations inapparentes, de
pratiques culturelles et de théories sousjacentes,
occultes ou non conscientes
(anthropologiques, sociales et politiques)
qui sont les « conditions de possibilité » –
ou plus exactement de facilité – de la
pensée, et qui ont donné lieu aux diverses
formes de la connaissance établie.
Les théories du pouvoir politique, et
leur capacité de persuasion, sont
largement tributaires de la structure
globale du social-institué qui définit une
période historique. Ainsi, l’essor du
christianisme pendant l’Antiquité tardive
et tout le Moyen Âge avait permis à la
papauté l’élaboration et la généralisation
d’une conception théocratico-monarchiste
du pouvoir politique. Dès la fin du
VIe siècle, les souverains, dans l’Italie
septentrionale, commencent à se définir
eux-mêmes comme « roi par la grâce de
Dieu » (rex dei gratia), et à partir du
VIIIe siècle la formule est utilisée par la
totalité des monarques de l’Europe
occidentale et méridionale.
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