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Le regard et la voix dans le flamenco -
Philippe Garnier

Philippe Garnier

Article mis en ligne le 3 juin 2005
dernière modification le 15 juin 2013

La question que je vais tenter d’exposer est née de plusieurs rencontres : il est classique de dire que le flamenco trouve l’une de ses origines dans les traditions de l’ouest de l’Inde, et c’est dans l’incandescence d’une rencontre fortuite avec un groupe de « forgerons-pasteurs », dont on dit en Inde qu’ils sont à l’origine des Gitans ; et, après avoir assisté à de multiples spectacles de danse au Rajasthan ou ailleurs, que je me suis demandé si l’on pouvait encore percevoir les traces de cette parenté : à première vue, qu’y a-t-il de commun entre une danse hiératique, vouée à l’un ou l’autre dieu, très contenue par une tradition forte, dont
l’érotisme semble exclu, et la violence passionnelle qui s’exprime souvent dans le flamenco ? Certes, on retrouve facilement une gestuelle des mains, certains rythmes, etc. ; mais, par exemple, l’espace et le temps ont-ils le même sens dans l’une et l’autre scène ? Le regard et la voix, objets essentiels liés à la structuration du désir - au sens large du terme - y ont-ils le même statut ? Ou bien renvoient-ils plutôt à deux conceptions radicalement différentes du sujet - et de la femme - qu’il serait vain de rapprocher ? Ou encore, peut-on expliquer ces différences par la place et la forme de la religion dans les deux civilisations ? Par la prépondérance de la fonction sociale qui, en Inde, produit des « dividus » - êtres socialement prescrits - plus que des « individus » - êtres de désir, selon les mots du psychanalyste indien S. Kakar ?

L’autre rencontre est aussi troublante : l’un de mes amis, jazzman connu, a eu la chance de participer à une rencontre de Paco de Lucia et d’un joueur de tabla ; celui-ci faisait entendre ses rythmes avec des phrases d’onomatopées selon une forme classique en Inde : Paco de Lucia était, disait cet ami, tout de suite entré dans ce langage et dans ces rythmes, comme s’il y avait une structure musicale commune.

La chanteuse Beatriz Martín, photo René Robert, 2001
La chanteuse Beatriz Martín, photo René Robert, 2001

Il n’est pas dans mes intentions de parler d’avantage de l’Inde, mais la transformation d’un mode d’expression qui associe danse, chant, instrument, au fil des migrations, tout en restant marqué par ses origines, me semble pouvoir éclairer la proposition que j’essaierai de soutenir : le flamenco, et ce d’autant
plus que l’expression désignait autrefois autant un mode de vie qu’une forme musicale, est-il un lieu privilégié, un lieu « poiétique » par excellence, où s’exacerbe la question du sujet et de son désir ? Et même si les bayadères ont autrefois déclenché les passions par ce qu’on appelait leur lascivité, même si l’on retrouve actuellement des expressions plus érotisées dans certaines danses indiennes populaires - ou dans ce qui est réservé aux touristes -, la question n’en demeure pas moins d’une profonde modification du rapport au « désir » et à sa structure.

Enfin, si
« l’homme se fabrique lui même, spirituellement et socialement, à travers les œuvres qu’il n’a cessé continûment de créer » (J.-P. Vernant),
quel est donc cet homme qui se « fabrique » par le flamenco, et en quoi peut-il nous toucher si vivement ?
La troisième rencontre est plus anecdotique, davantage liée à mes associations qu’à des recherches historiques : la robe à volants des femmes andalouses pourrait être la survivance des jupes crétoises, et l’exposition actuelle sur la Syrie, à l’IMA [1], montre que ces jupes, primitivement en mouton, existaient dans le Croissant fertile il y a 6 000 ou 8 000 ans, où l’on pratiquait le culte d’une déesse mère et celui du taureau. Le voisinage en Andalousie du flamenco, des femmes-déesses et du taureau a une longue histoire. J’en rapprocherai la forme même de la guitare classique, strictement semblable à certaines statuettes d’une déesse mère : le guitariste étreint celle-ci, en la faisant chanter...

Le premier temps de mes propos sera très technique, et je vous prie de m’en excuser, mais il est nécessaire pour étayer ce que j’avancerai.

Un détour de notre migration imaginaire nous conduira en Grèce : le mythe de Narcisse nous permettra en effet de repérer certains des enjeux essentiels liés à l’image, d’une part, à la voix et au regard, d’autre part. J’en rappelle rapidement le thème : insensible aux paroles
et au charme de la nymphe Écho qui le provoque - mais a-t-elle dansé ? -, Narcisse se mire dans un étang, tombe éperdument amoureux de sa propre image et, dans la fascination, s’approche d’elle jusqu’à se noyer et à disparaître dans l’absorption par le « même ». On peut, brièvement, en retenir que, dans un premier temps, Narcisse refuse le champ de la parole, et la différence des sexes : dès lors, la parole ne fonctionne plus qu’en écho, fermée sur elle-même dans des renvois infinis, et réduite à un son ; de même, en un second temps, l’image se referme sur son double, dans une complétude imaginaire et mortelle. Il faut donc, pour interdire celle-ci et permettre aussi bien la vie que la sexuation, l’intervention d’un élément tiers qui induira des décalages, des ruptures, ce qu’on peut décrire logiquement comme le passage du « un » unifiant, totalisant, au « un » de la série (1, 2 = 1+1, 3 = 1+1+1, etc.).
P. Legendre, dans son analyse du mythe, attribue cette interdiction à l’institution de ce qu’il appelle « l’image du père », image qui vient se substituer, sans la supprimer, à l’image narcissique, et rendre impossible le « même », « image du père » dont chaque père réel est le représentant. Dans leur jargon, les analystes parlent alors du rôle de la fonction phallique, et de son rapport à la fonction paternelle. Cette fonction, qui spécifie le langage humain par rapport aux autres langages, induit la dimension du désir, en même temps que le passage structural du « son » à la voix, du « voir » au regard (ce que S. Daney appelait la création d’une image à partir du « voir »), ou encore du « même » au sujet et à l’altérité. Mais ceci s’opère au prix d’une perte, ou d’un manque : l’image imaginairement pleine, complète, est dorénavant trouée, faillible, et c’est bien ce que rejette Narcisse qui préfère la mort au désir sexué. Nous verrons que le flamenco actualise, exacerbe, ce passage, cette émergence du désir, au plus près de son possible évanouissement dans la fascination.

On pourrait certes objecter que, du moins dans la figure du flamenco que
j’ai choisie, au contraire du mythe de Narcisse, c’est l’homme qui parle, qui chante ; en fait, il y a là, je pense, un
renversement qui accentue le changement de structure : la parole est alors accrochée à la fonction paternelle, en échappant à l’infinitisation de l’écho, et à ce qu’on pourrait appeler son immersion première dans la langue maternelle, dans la langue de la mère : le chanteur ne cesse de détruire la langue maternelle, pour reprendre les mots de Gilles Deleuze - d’où sa violence éruptive, chaotique - dans la proximité du « délire », non pas au sens psychiatrique, mais au sens de se « délier », se délivrer, de la langue maternelle et des mots eux-mêmes, pour inventer un style. Le duende témoigne probablement de cet instant insaisissable de l’émergence d’une création, d’un style, dans le dessaisissement du « je » évocateur du « neutre » de Blanchot.

J’ai parlé d’altérité, d’autre : c’est introduire là une autre question fort difficile. À qui, à quel « autre » - au-delà du public, bien sûr, mais celui-ci a sans doute une place fort importante liée à la fonction du tiers évoquée plus haut ; à qui donc s’adresse celui qui danse ou qui chante ?

Le guitariste Chicuelo, photo René Robert.
Le guitariste Chicuelo, photo René Robert.

On pourrait certes, à un premier niveau, analyser la dynamique du trio guitariste-chanteur-danseuse (je m’en tiendrai ici, je le rappelle, à ce cas de figure), en notant qu’ils échangent
entre eux d’une façon spécifique qu’il conviendrait certainement d’étudier -
ou encore qu’ils sont unis par « la » musique : ils s’y rejoignent pour s’y fondre, pour en être possédés - mais aussi, et c’est encore plus important,
je crois, pour se disjoindre, créer des tensions, des ruptures, des asymétries - et celles-ci vont alors construire l’espace et le temps où ils pourront se déployer par le chant, la danse et le rythme. En ce sens, on est fort loin de la danse indienne évoquée plus haut, dans laquelle il n’existe que rarement une tension interne entre les protagonistes : chacun semble plutôt se dissoudre, s’absorber, dans la proximité du dieu invoqué, au contraire du flamenco ; là, il s’agit d’un homme et d’une femme, de leur désir sexué, où chacun s’affirme comme sujet par rapport à un autre reconnu comme tel. Peut-on pour autant dire que l’homme s’y adresse uniquement à la femme, et la femme à l’homme ? Rien n’est moins sûr, on le verra...

On pourrait aussi parler d’expression - il est classique de dire que l’artiste « exprime » quelque chose, ou s’exprime - mais, au fond, qui exprime quoi, à quel autre, et pour quoi ? Et ne s’agit-il pas plutôt d’une création, où l’on est traversé par quelque chose d’autre, que d’une expression ? On ne peut en rester à ce niveau.

J’en reviens donc à ce problème de l’Autre à qui l’on s’adresse - et j’y mets cette fois une majuscule ; il est en effet au cœur de la question de l’inspiration et de l’émergence créatrice, question que pose très vivement le duende, moment où « ça » chante dans un effacement du « je ». Prenons un exemple classique : la figure de la muse, qui inspire et à laquelle on s’adresse, évoque un parcours en boucle dont choirait une production,
une improvisation - au plus près d’une possible bascule dans la jouissance (à entendre comme anéantissement du sujet, au contraire du plaisir) - et dont le spectateur serait le témoin : « moment perdu à jamais... impossible à reprendre », dira R. Barthes. La question est alors de préciser le lieu, la topologie de cette boucle et son pourquoi : après tout, cela pourrait rester dans une coalescence folle, dans une immédiateté dont certains mystiques nous donnent un aperçu, du moins dans le premier temps de leur expérience - et il leur faudra un immense travail pour transformer cette jouissance ineffable en une création transmissible ; des artistes décrivent aussi certains temps d’inspiration dont aucune création, en un premier temps, ne pourrait rendre compte tant la perte serait destructrice. On peut même supposer que des myriades de créations possibles sont ainsi restées virtuelles. D’autres, par contre, affrontent, risquent, une production... et l’extraordinaire du flamenco, c’est précisément que cette transformation créatrice, toujours très risquée, se fait sous nos yeux, sous nos oreilles. Est-ce pour un dieu ?... pour la musique, l’art ?... pour une femme, une amante ?... pour « la » femme « toute » - dont Lacan note la proximité avec un dieu (... en soulignant qu’« elle n’existe pas » même si on ne pense qu’à elle) ?

Le flamenco permet encore de distinguer entre la création, ou l’inspiration, d’un homme, et celle d’une femme : sont-elles superposables ? Probablement pas, et ceci induit d’autres décalages, d’autres ruptures. Pour une femme, « la femme toute », à laquelle elle a aussi affaire, et l’Autre, n’occupent certainement pas la même place que pour un homme. Si je puis dire, un homme s’adresse moins directement à l’Autre, dans la mesure où une femme peut s’interposer - tandis qu’une femme, sans doute structurellement plus proche de cet Autre, se dit facilement habitée par un dieu, ou un diable, ce qu’ont toujours montré les religions, ou les mythes et, plus récemment, la psychanalyse. On pourrait schématiser en disant que, si un homme crée grâce à, ou pour, une femme, une femme crée malgré un homme, pourtant nécessaire. Certains temps de danse montrent bien que la femme est alors habitée, transmortée - beau lapsus que je transcris - transportée, ailleurs que dans la problématique homme /femme.

C’est approcher là une question centrale - exacerbée dans le flamenco, on
le verra -, celle des jouissances - encore une fois, à l’opposé du plaisir -, connue depuis toujours, mais théorisée depuis peu par Lacan. La jouissance, au contraire du plaisir, reste indicible, voire insue du sujet qui en pâtit : là encore, se joue l’asymétrie des sexes au sens d’une sexuation dynamique relativement indépendante des sexes anatomiques - qu’on songe, par exemple, à saint Jean de la Croix qui, dans ses écrits, se range plutôt du côté des femmes... Côté homme, fonctionne ce qu’on appelle la jouissance phallique (il s’agit du phallus en tant
qu’il représente une fonction liée au langage humain et non le plaisir orgastique) ; mais côté femme, certes, elle a affaire à cette même jouissance - elle parle... - mais aussi à une jouissance supplémentaire dont elle ne peut rien dire - qu’on relise les textes des grandes mystiques pour s’en convaincre. Or cette jouissance supplémentaire est précisément ce à quoi veulent accéder les hommes, et ce dont veulent se débarrasser les femmes : impossible pour elles, si elles y sont trop prises, de savoir qui elles sont, ne serait-ce que dans la lignée des mères et des filles à laquelle elles appartiennent. En ce sens, les femmes dansent - et chantent - dans deux registres : l’un, dans le champ phallique, dans le jeu de la différence des sexes, dans l’érotisme - l’autre, dans le hors-sexe, hors du langage, dans la fascination au plus près du dieu. On rejoint là, bien sûr, la différence que je notais plus haut entre certaines danses de l’Inde et le flamenco : possession par le dieu pour l’une, désir sexué pour l’autre - même si les choses sont, en fait, plus complexes : une femme qui danse le flamenco, même si elle privilégie l’aspect sexué, est bien sûr prise dans l’autre jouissance - sinon elle ne nous toucherait guère...
Allons plus loin : j’ai pu lire que l’étymologie du mot duende - qu’on ne saurait, je pense, réserver au chanteur - renvoyait au « diable », et ce n’est peut-être pas sans raison : autrefois, les femmes étaient vite qualifiées de sorcières, de possédées du démon, pour peu qu’elles sortent des normes sociales. D’ailleurs, le mythe grec des Bacchantes est là pour rappeler ce qu’il peut en coûter de se mêler de trop près à cette autre jouissance : on y disparaît, tout simplement dévoré par sa propre mère... On pourrait en rapprocher de nombreux mythes - celui de Mélusine, par exemple... Et pourtant les mises en scène inventées par les hommes pour tenter d’en capter quelque chose ne manquent pas ; capter évoque « capture » - par exemple celle de la passion, fondamentalement liée à cette
question, et à cette autre : la fascination du hors-sexe, de l’Autre jouissance, ne permet-elle pas d’éluder la sexuation liée au langage et à la construction du sujet, ou de parer au risque du désir ? Peu ou prou, ces mises en scène feraient croire qu’on peut échapper au manque, aux limites, ou à la mort.

Le flamenco n’entraîne-t-il pas dans ces tréfonds, troubles et violents, inaccessibles au langage, avant de transformer brutalement l’énergie ainsi mobilisée en désir sexué au prix d’une rupture actualisée, mise en acte, par le chant, la danse et le rythme ?

Dans ses dernières avancées - constructions en analyse, par exemple -, Freud précise bien la proximité de la création et de la folie : impossible d’inventer (par rapport à répéter, comme dans l’artisanat ou l’académisme quel qu’il soit) sans risquer de basculer dans les confins du « dire » - ce que vient confirmer l’histoire de bien des créateurs. Par ailleurs, il est bien connu que « les femmes sont folles » - ce qui n’est pas à prendre de façon péjorative, mais plutôt comme venant témoigner de leur proximité avec ce lieu où s’invente toute forme de « dire » - ceci incluant aussi bien le délire que les productions artistiques qui n’utilisent pas les mots. C’est d’ailleurs souligner le rôle du groupe, ou de ce qu’on peut appeler institution au sens large : on n’est pas seul, né d’un dieu, par exemple, mais inscrit dans une histoire, une tradition, inséré dans un groupe, en face des autres, etc., institution qui à la fois freine toute invention, toute sortie des normes, mais, et c’est essentiel,
permet de s’aventurer dans les lieux poiétiques sans trop de risque : paradoxe à soutenir, maintes fois souligné par les créateurs eux-mêmes... Dans le flamenco, comme dans le jazz où l’on parle d’un « bœuf » - sans rapport avec le taureau... -, la présence des autres créateurs entraîne tout un chacun à aller au-delà de ses limites, à se livrer à l’Autre, à l’inspiration, sans réserve, sans maîtrise - ce qui est le contraire de faire n’importe quoi - tout en l’assurant - comme on assure en alpinisme - qu’il ne s’effondrera pas dans le délire ou le néant pourtant côtoyés.

Le cantaor Miguel Poveda, photo René Robert.
Le cantaor Miguel Poveda, photo René Robert.

J’en reviens à la voix et au flamenco, après ces quelques ouvertures nécessaires. La voix du chanteur, au contraire de bien d’autres - qu’on se rappelle les voix irlandaises, par exemple -, mais comme dans d’autres traditions (le jazz), n’est pas une voix « pleine », claire, pure : elle reste au bord du cri, ou de l’extinction, dans des inflexions et des modulations qui interdisent toute continuité du son : celui-ci, comme arraché aux profondeurs du corps dans une violence
parfois explosive, avec des temps de résolution quasi extatiques, reste au bord de la disparition, de l’effacement, à la racine même du jaillissement, dans l’imprévisible de la création... Reprenons quelques points : il n’y a pas de tradition écrite, la transmission reste « orale » - ce qui n’exclut pas la rigueur, mais induit un autre rapport à la musique, et privilégie l’inspiration, comme dans le jazz.

Le corps reste immobile, dressé, érigé, sur la fameuse chaise : le mouvement est délégué à celle qui danse - tout au plus, ce sont le visage et les mains du chanteur qui accompagnent la voix - comme la guitare -, et qui en traduisent les effets chez le chanteur lui-même. Bref, on est à l’opposé de la beauté platonicienne - (« Je hais le mouvement qui déplace les lignes [...] et jamais je ne pleure et jamais je ne ris », dira le poète), qui voudrait faire croire à l’absolu, faire croire qu’on peut s’immobiliser dans le « un » imaginaire
et qu’on peut le donner à voir ou à entendre. Peut-on parler d’une proximité de la pulsion - celle qui pousse à « se faire entendre » par un Autre, et qui tourne autour de cet objet insaisissable qu’est la voix ? Sans doute, et c’est probablement pour cela que cette voix travaille si fortement ceux qui se risquent à l’entendre - et non pas seulement à l’écouter... Elle peut les toucher si fortement que certains font à leur insu le mouvement de chanter...

La danse, elle, se donne à voir : elle renvoie donc à la problématique de l’image et du regard. Ici encore, on est à l’opposé d’une image quasi immobile, qui abolirait le temps et l’espace dans la fascination muette... On est aussi à l’opposé du « voir » dont parle S. Daney à propos de certaines images de la télévision qui se consomment sans traces. Ce corps qui danse est « habité », et il nous transporte ailleurs : mais de qui, de quels lieux s’agit-il ? La danse indienne, où l’on est habité par un dieu - et il s’agit plus souvent, du moins actuellement, car on ne voit plus guère de bayadère, d’un Krishna fort sage ou de Vichnou que de Kali -, me semble, en ce que peut percevoir un Occidental, fort éloignée du déchaînement passionnel et pulsionnel de certains temps du flamenco, même si, au fond, il s’agit sans doute ici et là de mettre en scène « la femme », la femme « toute », évoquée plus haut pour en
faire choir quelque chose, une trace éphémère. Cette comparaison permet peut-être d’aller un peu plus loin : certaines figures de la danse, dans le flamenco, majestueuses, quasi immobiles, fascinantes, à peine ponctuées par la guitare, feraient croire à la présence de cette « la femme », avant que ne se déchaîne une autre figure, cette fois endiablée, violente, érotique, amoureuse, prise dans des rythmes forcenés qu’elle martèle avec ses pieds.
 [2]

à moins que ne cohabitent les deux formes dans une dissociation du corps, entre une tension vive qui l’immobilise, le concentre dans le visage et les mains, et un éclatement rythmé des pieds. En fait, cette femme, qui nous fait rêver, conjugue les deux modes : tantôt Vierge ou Ménade, tantôt amante ou,
dit autrement, elle allie une jouissance « phallique », qui lui permet de rencontrer l’homme, à une autre jouissance, qui la transporte en un autre lieu, inaccessible à qui se range du côté de l’homme. L’une des caractéristiques du flamenco, c’est, à mon sens, comme nulle part ailleurs, d’être sans cesse au bord d’une rupture, ou plus exactement, d’être au plus près d’un bord, bord qui se construit par les ruptures, et bord essentiel à la structuration du désir : ruptures entre ces figures du féminin, l’une venant brusquement interrompre l’autre en lui donnant une existence qu’elle ne peut avoir que dans l’après-coup d’une coupure, ruptures de rythme et de mouvements, certes marquées par la guitare lorsqu’elle accompagne, souligne, ou se déchaîne
à son tour, mais surtout par le jeu du corps. On pourrait dire qu’on assiste à la constante démultiplication de cet « un » unifiant, imaginaire, mortifère, cité plus haut, en de multiples « uns » qui vont le fragmenter, le casser et le rendre impossible, tout en lui donnant une consistance imaginaire, ici encore, dans l’après coup : il se crée ainsi de multiples écarts, des tensions, des impossibles, qui traceront, inscriront, un bord, limite de ce que J. Oury appelle le lieu « pré » et source impossible à saisir de la création.

Mais,
et c’est aussi - pour moi - une autre caractéristique du flamenco : c’est toujours à refaire, ce bord reste au plus près d’un « ça ne cesse pas de ne pas s’inscrire » qui risquerait de tout emporter dans la fascination mortelle - il faut le marteler dans le sol, le recréer à partir
du cri, du son, ou de l’immobilité, voire de la beauté, en « contrant » par la création la possible évanescence sans cesse côtoyée.
Par le flamenco qui, de ce fait, ne saurait être un simple spectacle auquel on pourrait assister dans la passivité, on est pris, emporté, dans le processus de création, d’invention poétique, au plus près de sa possible extinction. Peut-être rejoint-on là une différence essentielle entre le théâtre (ou le cirque), direct, et
le cinéma, indirect, dans lequel le risque est éliminé : le spectateur n’y est pas convoqué à la même place. Picasso disait qu’un tableau réussi devait donner à celui qui le regardait le désir d’inventer dans son propre champ ; c’est peut-être encore plus vrai du flamenco, car le spectateur y est interpellé - si, du moins, il y est pris - au point vif de ses propres possibilités d’invention, et de ses propres impasses, quant à l’émergence poiétique du dire, ou du désir, aux confins du narcissisme et de la mort, de la création et de la folie, de la sexuation et de l’irréductible manque à être qu’elle induit. [3]

Philippe Garnier


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