Parmi les actions collectives qui ne passent pas par le bulletin de vote, certaines sont dites non violentes. Les médias leur associent des connotations héroïques (photos de manifestants qui se sont enchaînés) et, depuis quelques années, des connotations carnavalesques (une manifestante écolo déguisée en tortue de mer). Au-delà des clichés, ces actions ont en commun une stratégie : pour rendre possible un dialogue, s’abstenir de violences même sur les policiers ou les soldats et étaler le conflit au grand jour (appel aux médias, grèves de la faim, marches, défilés, sit-in, débats publics, humour, dérision, etc.) ; pour exercer une contrainte économique et politique, refuser de coopérer (grèves de la production et des services, boycotts, refus d’impôts, refus des obligations militaires, obstructions, interpositions, etc.) et construire des réseaux autogérés, indépendants des institutions en place. Bien entendu, cette stratégie implique préparation à plus ou moins longue échéance, pour bénéficier du nombre et d’un large soutien, réflexion commune, évaluation des risques, décisions au consensus, stages d’information et d’entraînement, autonomie des groupes, etc.
Au cours du xxe siècle, si des anarchistes ont participé à de telles actions, elles ont surtout été pratiquées, en général avec succès, par des individus, voire des populations, dont la religion ou une conception métaphysique de la fin non violente (l’Humain...) n’implique pas de contester toutes les hiérarchies de domination : il leur suffit de lutter contre les « abus » du système social existant. Ainsi, lors de la première grande kermesse anti-mondialiste (blocage de l’OMC, Seattle, novembre 1999), le Direct Action Network a posé que les manifestants s’abstiendraient de détruire les biens privés. Certains de ses membres ont dénoncé des « casseurs » à la police, mais aussi effacé des graffitis anarchistes, et tous les mouvements religieux, politiques, syndicaux, pacifistes, écologistes, y compris ceux qui se réclament de la non-violence, se sont joints aux autorités et aux milieux d’affaires pour condamner, à propos des destructions touchant Nike, McDonald’s, Starbucks, etc., « la violence exercée contre la propriété », alors qu’au sens propre, il n’y a pas de violence sur des objets. C’était brouiller le message des anarchistes – leur appel à déborder le réformisme, à lutter contre le capitalisme lui-même et contre toute domination – en les discréditant (« anarchie = violence », comme depuis plus d’un siècle dans les dictionnaires : « anarchie = désordre »). Cet amalgame a été facilité, il est vrai, par leur participation à des combats de rue, exploités contre eux par les médias. Suggérer que la non-violence respecte le droit de propriété des multinationales, c’était récupérer la non-violence, et répandre de cette idée neuve, donc dangereuse, une définition dont les anars sont les premières victimes. Même scénario à Davos, Nice, Québec, Göteborg.
La stratégie non violente vaut ce que vaut la fin poursuivie et n’appartient à personne. Pour certains anarchistes, quand on veut dépasser le stade des démonstrations symboliques, à quelque échelle que ce soit, mais d’abord à l’échelle locale, où les dominés peuvent se former à la lutte autonome, l’affrontement non violent est peut-être plus efficace que le combat de rue.
François Sébastianoff
& Xavier Bekaert, Anarchisme, violence,
non-violence, édition du Monde libertaire et Alternative libertaire, 2000.
& Réfractions, n° 5, « Violence, contre-violence, non-violence », 2000.
& Alternatives non violentes, n° 117, « Anarchie, non-violence, quelle synergie ? » 2000-2001.