Il était une fois la Révolution...
Dans nos consciences occidentales, la fin du deuxième millénaire a fait sombrer l’idée de révolution dans ce qui ne s’appelle plus les poubelles de l’Histoire, mais pourrait bien se nommer les greniers de la modernité. L’Histoire elle-même est enfouie dans une malle voisine, non pas en tant que science du passé, mais comme force qui oriente et détermine le cours du monde. L’idée de progrès, sérieusement ébréchée, risque de les rejoindre. L’utopie est déjà couverte de poussière, encore qu’on ajoute sans cesse de nouveaux clous dans le couvercle, de peur sans doute qu’elle ne ressorte comme un diable de sa boîte.
Mais il est vrai qu’à continuer ce jeu, l’anarchisme se trouverait dans les combles d’une maison depuis longtemps abandonnée... Il vaut donc mieux revenir à nos vrais récits et convictions, avec cette précaution toutefois de ne pas oublier qu’il est très dur de percer la chape des représentations collectives bien installées et massivement diffusées, et que celle-ci pèse insidieusement sur nos propres croyances et espérances. Elle tend à boucher notre horizon, et plus généralement ce que d’autres appellent l’horizon d’attente collectif.
Il faut bien reconnaître au départ que le bilan du xxe siècle n’est pas « globalement positif » pour l’idée de révolution. La considération pessimiste que chaque révolution – au sens d’insurrection générale avec affrontement militaire prolongé – instaure, en cas d’échec aussi bien que de victoire, un despotisme plus dur que celui qu’elle abolit, a trouvé ses confirmations. Il faut rappeler aussi que des courants de l’anarchisme, individualistes ou non violents, ont mis en garde dès l’origine contre la capacité de persistance et d’extension du pouvoir centralisé établi dans la logique de la militarisation et de l’économie de guerre.
Évolution, révolution
L’idée de révolution reste pourtant à l’horizon de l’anarchisme ; y renoncer serait réduire son projet et sa pratique à un ensemble épars d’analyses critiques, de protestations morales et de résistances parcellaires. L’imagination d’un autre futur que le déploiement « naturel » de l’économie capitaliste, et la cohérence des actions dans les différents champs de la vie sociale, exigent la perspective d’une rupture et d’une transformation radicales.
Le fait est que dans les représentations actuelles ce grand chamboulement, dont la forme paraît de moins en moins prévisible, a perdu tout caractère d’imminence, et se profile comme l’aboutissement d’une succession de mutations, qui n’iront pas forcément dans le sens d’une libération collective. L’histoire, disait Proudhon, a ses progrès et ses « régrès ». L’idée d’un processus révolutionnaire qui serait une succession d’évolutions et de révolutions était déjà un thème central de la pensée d’Élisée Reclus, à la fin du xixe siècle.
« L’évolution et la révolution, écrivait-il en 1880, sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures. Un changement peut-il se faire sans amener de soudains déséquilibres dans la vie ? »
Et son neveu Paul Reclus de commenter dans sa biographie de 1939 : « Nous ne prévoyons pas les voies que prendront les évolutions et les révolutions et nous faisons facilement erreur de quelques centaines d’années sur le temps que demanderont ces mouvements. »
Une révolution ne se décrète pas. Quelle que fût la forme de leur engagement, et sa radicalité, les militants libertaires ont fait l’expérience de la résistance au changement, de la mobilité lente des mentalités, du potentiel d’intervention et de conditionnement des pouvoirs établis. Ils savent aussi leurs limites en nombre, en moyens d’information et de communication, sans même parler des moyens matériels et logistiques nécessaires pour un conflit armé. Une rupture révolutionnaire dans l’évolution sociale ne peut provenir que d’une situation de crise généralisée, quand de larges couches de la population ne supportent plus la situation imposée et sont prêtes à entrer dans une résistance ouverte, au-delà des voies habituelles de revendication et d’affrontement politique.
Un ébranlement alors en entraîne un autre, une dynamique s’instaure qui amène un enchaînement d’actes imprévus, provoquant des réactions et rebondissant sur elles. C’est cette dynamique de l’événement révolutionnaire qui porte la confiance des anarchistes ; ils l’éprouvent comme un accélérateur de l’évolution, comme une intense libération d’énergie, une fusion des énergies et des ressources d’innovation individuelles ouvrant des brèches et des voies là où tout semblait bloqué.
De la révolte à l’action permanente
S’il se produit une telle déflagration d’énergie, c’est que l’impulsion révolutionnaire n’est pas liée seulement aux circonstances et aux considérations stratégiques. Sous toutes ses formes, l’anarchisme fait une part essentielle à la révolte. C’est le sentiment d’abord irraisonné d’une situation d’injustice, d’une limitation du déploiement vital par un ordre imposé et contraignant. Il s’éprouve comme réaction vitale avant de se prolonger en analyse du réseau des aliénations et en position de valeurs différentes. Si la réflexion libertaire tend à dépasser ce qu’il peut y avoir de chaotique dans l’insurrection des énergies vitales, à éclairer les impasses d’explosions indifférentes à leurs fins et à leurs moyens, elle reconnaît la part de cette irruption dans toute action révolutionnaire. « Nous comprenons la révolution dans le sens du déchaînement de ce qu’on appelle aujourd’hui les mauvaises passions », écrit Bakounine.
La confiance dans la spontanéité collective n’exclut pas le volontarisme. Pour la conscience révolutionnaire,
la reconnaissance du fait que ce sont les conditions générales qui provoquent ou permettent l’ébranlement déterminant s’accompagne d’une vigilance, accrue en période de tension, à l’affût des points de rupture, des situations explosives et des initiatives susceptibles de prendre une valeur exemplaire et contagieuse. En se définissant à travers les luttes sociales, celles en particulier qu’impulsait le syndicalisme révolutionnaire, l’anarchisme a misé sur une double pratique pour maintenir et stimuler cette vigilance : les méthodes de l’action directe, grèves, sabotage, boycott – et un travail d’éducation qui développe à la fois l’analyse critique du fonctionnement économique, la proposition d’autres modes de production et de distribution possibles, et plus généralement la culture de la classe ouvrière.
Dans les dernières décennies, des luttes se sont développées qui débordent le cadre de la production pour combattre l’aliénation et l’inégalité dans les divers aspects de la vie quotidienne : droits des femmes, des minorités, environnement, consommation, condition des chômeurs, droits des immigrés. Elles se sont ralliées en général au principe de l’action directe en inventant des formes d’intervention neuves et multiples, en misant sur la pression constante pour modifier la législation. Chacune d’elles porte sa part d’utopie, en projetant d’autres rapports individuels et collectifs, d’autres modes d’organisation que ceux qui sont institués. Par la conscience qu’elles développent des aliénations effectivement vécues, par l’approfondissement de leurs tenants et aboutissants, elles portent leur effet d’éducation. Et dans leur progression, elles comportent un entraînement à la résistance et à l’initiative. Mais là encore, dans la reconnaissance des réformes arrachées, subsiste la nécessité de maintenir la perspective d’une révolution globale : elle éclaire la connexion implicite ou à établir entre ces « luttes fragmentaires », et rappelle qu’aucune réforme n’est acquise si le mouvement ne continue.
Toutes les dimensions de la vie
Un autre effet de ces actions est leur impact sur les sphères de la vie sociale dont l’évolution est la plus lente : les mœurs, les mentalités, les représentations. Ici se trouve une des idées fondamentales de l’anarchisme : que la révolution doit être « totale » ou « intégrale », que le processus révolutionnaire, y compris bien sûr dans ses phases d’évolution, doit porter sur toutes les sphères de la vie, partout où elles offrent prise. Changer la vie, c’est aussi, comme disaient les surréalistes « en finir avec l’ancien régime de l’esprit ». Ce chamboulement-là implique aussi que soient mises à contribution les forces spécifiques de « l’esprit » qui s’agitent contre l’ordre ancien : les tensions de l’imaginaire, les rêves d’une autre vie, et ces croyances permanentes qui resurgissent dans toute explosion révolutionnaire. Celle, par exemple, que la vie périodiquement doit traverser des phases de chaos pour se défaire des formes usées qui la figent et libérer les énergies créatrices. C’est un autre aspect de la passion révolutionnaire.
Un des sens de l’idée de révolution, c’est l’effort pour penser la cohérence et la complémentarité : de l’action immédiate et de la perspective (provisoirement) ultime, de l’évolution et de la rupture, de la construction rationnelle et des croyances qui stimulent le flux de la vie.
René Furth
& Élisée Reclus, Évolution, Révolution et Idéal anarchique, Phénix éditions, 1999 (reprise de l’édition de 1898),
& Luis Mercier-Vega, l’Increvable Anarchisme, collection 10/18, 1970 (épuisé).