Mot d’ordre tactique et stratégique de la CGT française d’avant 1914, l’idée de la grève générale est apparue, de façon largement spontanée, comme force programmatique et mobilisatrice, au cours des années 1880, d’abord en France, puis dans l’ensemble des mouvements ouvriers et émancipateurs à caractère libertaire. Avec l’action directe, elle constitue une des dimensions pratiques et théoriques les plus caractéristiques de ces mouvements.
La grève générale ne doit pas être confondue avec l’idée courante de « Révolution » dont elle semble souvent n’être qu’un écho affaibli (sur le terrain syndical) ou qu’une simple condition partielle et tactique. Issue de la Révolution française et des bouleversements politiques du xixe siècle, l’idée de Révolution obéit le plus souvent à la logique du « coup d’État » lorsque, à l’occasion conjoncturelle et providentielle d’une crise (économique, militaire, morale, etc.), d’une mobilisation de l’opinion publique et de mouvements de foules en colère, une avant-garde politico-idéologique entreprend de s’emparer du pouvoir d’État, le plus souvent à travers un changement de « Constitution » ou de « régime » (démocratie, oligarchie, empire, dictature, dictature du prolétariat, etc.). Un moment supplantée par l’idée (notablement différente) de « révolution sociale » (voir plus loin), la vieille illusion d’une révolution politique a retrouvé une certaine actualité au cours des crises du xxe siècle, principalement dans le cadre du marxisme et du marxisme-léninisme, lorsque la question du pouvoir et de l’État redevenant quelque temps un problème-clé, la soi-disant dictature du prolétariat est venue, à côté du fascisme et du nazisme, mais aussi des luttes de libération nationale, s’ajouter au long cortège des travestissements que les États n’ont jamais cessé d’inventer pour perpétuer leur domination.
Dans sa nouveauté et son originalité, la grève générale est la cristallisation et l’aboutissement de deux autres façons, radicalement différentes, de concevoir l’émancipation : la Révolution sociale et le Grand Soir.
En devenant sociale, au cours du xixe siècle (avec la « question » du même nom), la Révolution cesse d’être pensée au niveau surplombant et miraculeux de l’État, du pouvoir politique et des grands appareils de pouvoir. Elle agit au contraire à l’intérieur des rapports sociaux, sur le terrain des classes et des différences, de la propriété et de la justice, des rapports d’autorité et des modalités d’association, là où se joue l’ordre ou l’équilibre général de la société, d’une multitude de façons et à travers une transformation d’ensemble (parce que multiforme) qui rend caduques les grandes instances dominatrices que sont Dieu, l’État et le Capital. Synonyme d’une révolte polymorphe contre l’ordre existant, une révolte qui refuse d’être instrumentalisée par quoi que ce soit, qui devient l’unique sujet de l’Histoire émancipatrice, la révolution sociale cesse également de s’identifier aux seuls mouvements de foule, aux seules « journées insurrectionnelles », aux conjonctures révolutionnaires, aussi rares qu’elles sont éphémères. Mûrie au cœur des choses, aguerrie par des luttes incessantes, forte d’un réagencement d’ensemble des forces émancipatrices, c’est toute armée de sa puissance que la révolution sociale peut enfin déboucher sur un embrasement général – le Grand Soir de l’imaginaire populaire d’alors – où tout se trouve transformé puisque tout a contribué, sans hiérarchie, sans distinction tactique et stratégique, à ce mouvement de transformation.
Autre source du projet de grève générale et vieille idée plongeant dans l’histoire et l’origine des grandes sociétés étatisées, de la Chine à l’Europe et au monde arabe, le Grand Soir et sa dimension apocalyptique peuvent ainsi sembler très proches de la conception courante de la Révolution alors qu’ils s’en éloignent le plus. Sous sa forme populaire, mais aussi mystique et religieuse 1, le Grand Soir exprime, sur le terrain du temps, le caractère radical et général des transformations dont la réalité est capable. En effet, contrairement à la Révolution et à ce que l’on pourrait croire, la radicalité temporelle du Grand Soir n’est pas liée à l’avenir, à des changements à venir n’existant présentement que comme promesse « utopique » dont la conquête du Pouvoir serait la garantie, qui confierait au Pouvoir le soin de lui donner une réalité à venir, un jour, plus tard... (le « communisme », la disparition de l’État, etc.). La radicalité temporelle du Grand Soir est toujours liée à une antériorité et à une puissance accumulée : une antériorité ou un passé qui se confond avec le présent puisqu’il qualifie l’état actuel des choses, une puissance émancipatrice capable de rendre effectif le point de non-retour du changement social, la transmutation dont le Grand Soir est la manifestation finale. Alors que la révolution est pensée sous la forme d’un point de départ, le point de départ d’une transformation à venir, le Grand Soir est pensé comme un aboutissement, l’aboutissement d’une transformation déjà réalisée.
Expression des mouvements ouvriers libertaires du tournant du xixe et du xxe siècle, la grève générale donne corps au Grand Soir et à la révolution sociale. Dans le contexte ouvrier et syndical de la fin du xixe siècle, la grève générale est pensée comme l’aboutissement d’une multitude de luttes et de transgressions locales et partielles, se nourrissant de leur propre mouvement, de leur propre contagion. À travers la multiplication, d’une part d’institutions ouvrières et de syndicats épousant la totalité des aspects de la vie, d’autre part de grèves et de conflits partiels et autonomes, sans cesse répétés, les mouvements ouvriers libertaires travaillent à une subversion générale de la société, à la dénaturation de l’ordre existant au profit d’un agencement d’ensemble radicalement nouveau, agissant dès maintenant dans tous les aspects de la vie, et dont la grève générale et insurrectionnelle, la « lutte finale » de l’hymne de l’Internationale, se contentent de révéler la puissance. Dans le projet d’une grève générale pensée comme un « maximum » de puissance et d’action (E. Pouget), comme le degré « maximal » de l’« action directe », « lutte quotidienne » et « œuvre préparatoire de l’avenir » ne font plus qu’un. 2 Grâce à « l’incomparable plasticité » de « l’action directe », à son caractère polymorphe et à sa généralité, « les organisations que vivifie sa pratique » peuvent enfin « viv(re) l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent » 3, « jusqu’au déclenchement général ! jusqu’au jour où la classe ouvrière, après avoir préparé en son sein la rupture finale, après s’être aguerrie par de continuelles et de plus en plus fréquentes escarmouches contre son ennemi de classe, sera assez puissante pour donner l’assaut décisif [...] l’action directe portée à son maximum : la grève générale ! » (les italiques sont de nous). 4
Conçue historiquement sur le terrain du travail, des grèves corporatives et du mouvement ouvrier, mais sous la forme d’un arrêt général, ouvert sur la puissance infinie de ce qui est, la grève générale n’est pas pour autant dépendante de ses conditions historiques d’apparition et de mise en œuvre. Si, en effet, Proudhon, un des grands théoriciens des mouvements ouvriers libertaires, a pu définir le « travail » comme « la force plastique de la société » et donc comme la source de sa transformation radicale, parce « qu’un et identique dans son plan » et « infini dans ses applications », c’est justement en le situant « dans son plan » et « comme la création elle-même », ajoute Proudhon. 5 « Force plastique », « activité générique », la puissance de transformation émancipatrice qui s’attache au projet de la grève générale n’est pas liée aux seules modalités du combat ouvrier. Elle traverse toutes les dimensions de la vie et toutes les réalités humaines, quelles qu’elles soient. Et c’est en ce sens que la grève générale est coextensive au projet libertaire.
Daniel Colson
1. Sur ce point voir Michael Löwy, Rédemption et utopie, le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988.
2. Émile Pouget, l’Action directe (1910), éditions CNT-AIT, s. d., p. 11.
3. Ibid.
4. Ibid. p. 21.
5. De la Justice, Rivière, tome III, p. 89.