« Dieu est le nom que depuis le commencement des temps jusqu’à nos jours les hommes ont donné à leur ignorance. » (Encyclopédie anarchiste, p. 172.)
De quel dieu les anarchistes sont-ils les athées ? Dans l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure, Camillo Berneri décrit le concept de Dieu d’après ce qu’en disent les différents systèmes philosophiques et religieux. Dieu peut être conçu comme créateur de la matière ou comme son ordonnateur, comme inhérent à l’univers ou distinct de lui ; « on peut lui nier toute action sur le monde et sur l’homme [...], et on peut en faire une entité personnelle, intelligente, qui intervient incessamment dans les événements naturels et humains. »
Athées de tous les dieux, les anarchistes ont fait le choix de l’athéisme absolu : « Ni dieu ni maître ! » répètent-ils après Blanqui. Pour eux, la théologie, c’est la science du rien.
Si, selon Bakounine, l’« idée divine [...] est une erreur historiquement nécessaire dans le développement de l’humanité », le dieu qu’il récuse, c’est essentiellement le « fantôme divin » Jéhovah, le dieu chrétien (mais aussi celui des juifs et des musulmans), le dieu « créateur, ordonnateur, juge, maître, maudisseur, sauveur et bienfaiteur du monde », synonyme de « l’asservissement et [de] l’anéantissement du l’humanité au profit de la divinité ».
« L’idée de Dieu [...] est la négation la plus décisive de la liberté humaine »
« Si Dieu est, l’homme est esclave. »
« Si Dieu existait, il faudrait l’abolir. »
Des religions, autres que la juive, la chrétienne ou la musulmane, ont pu concevoir un dieu tellement indifférent au monde que l’homme en serait totalement libéré ? D’autres affirment que Dieu, lassé de son œuvre, aurait abandonné le monde laissant l’homme à sa plus grande liberté.
Qui fait profession de foi athéiste n’en applique pas pour autant une morale anarchiste : on peut être athée et fasciste, l’athéisme est éthiquement neutre. Et, au risque d’aller contre la pensée de Bakounine et contre celle de la grande majorité de mes amis libertaires, j’affirme que la pratique nous montre que la croyance en une « divinité » quelconque peut coïncider avec des comportements parfaitement libertaires. Toujours dans l’Encyclopédie anarchiste, L. Barbedette dit des quakers que s’ils ne se donnent pas l’étiquette libertaire, ils en possèdent effectivement l’esprit.
Près de nous (mais cet état d’esprit a toujours existé chez les tolstoïens, les anarchistes-catholiques des États-Unis et chez bien d’autres), on peut constater plus qu’un intérêt pour l’anarchisme de la part de croyants, intérêt qui, actuellement, peut s’expliquer après l’implosion des régimes dits communistes qui entraîna par là même le rejet d’un certain marxisme qui resta longtemps porteur d’un espoir social. Dans un passé récent pour quelques-uns d’entre nous, lors de la guerre d’Algérie, 1954-1962, le combat commun contre cette guerre et les risques pris ensemble (anars, « parpaillots » et « papistes ») ont tissé des liens, disons-le, fraternels. D’un côté, les soutanes ne se sont pas transformées en drapeaux de révolte ; de l’autre, l’oppression morale et mentale subie dans le passé, et qui encore maintenant perdure, alimente et alimentera notre haine du joug clérical. Et tant que ces amis croyants n’auront pas fait le ménage chez eux (comme nous-mêmes avons à en faire chez nous), ils seront rejetés de nos milieux et des organisations spécifiquement anarchistes (à noter que la CNT-Vignoles, mais c’est avant tout un syndicat, admet dans ses rangs des musulmans et peut-être des chrétiens et des juifs, comme il y a des trotskistes et d’anciens communistes) le rejet idéologique de l’hypothèse Dieu est une chose. La lutte contre l’institution hiérarchique de la papauté et contre toutes les positions réactionnaires ou contre les pratiques des talibans ou les actions des intégristes, plus près de nous, qui s’opposent à la libre disposition de nos corps et de nos esprits, en est une autre. Je pense que l’anticléricalisme primaire est une erreur politique que ne s’est pas privé de pratiquer André Lorulot dans la Calotte. Il écrit pourtant dans l’Encyclopédie anarchiste (entrée « Église », p. 645) :
« Combattre l’Église, ce n’est pas, à proprement parler, combattre tous ceux qui se réclament des idées de cette Église, c’est surtout combattre ses dirigeants et ses profiteurs, c’est combattre les castes sacerdotales. »
Berneri écrit, lui, dans « Le prolétariat ne se nourrit pas de curés » (œuvres
« Les organisations syndicales catholiques se sont démontrées capables, comme à Lomellina, de grèves, de sabotages, d’occupations de terres, et dans la révolution de demain, il serait stupide de se mettre à dos, à cause d’un jacobinisme anticlérical, une grande partie du prolétariat rural en mesure d’entrer dans le jeu des forces révolutionnaires et socialistes. »
Toujours Berneri pendant la Révolution de 1936 (pp. 145-146) déclarant aux délégués espagnols qu’il
« fallait considérer l’anticléricalisme défendu par la CNT [espagnole] et par beaucoup d’éléments de la FAI comme non anarchiste, borné et fou, et que l’un des facteurs de succès des courants fascistes espagnols était cet anticléricalisme [...]. Un anticléricalisme non libéral, quelle que soit sa coloration d’avant-garde, est fasciste. Non seulement fasciste, mais pas très intelligent. Malatesta a toujours réprouvé les fanatiques... de la Libre Pensée ».
La plupart des anarchistes se sont débarrassés, comme on se mouche, du fantôme divin. On peut en rester là. On peut aussi être à l’écoute d’une parole sincère qui n’est pas la nôtre. Prenant la suite de compagnons plus avisés que moi, je ne souhaite que reposer le problème.
André Bernard
& Encyclopédie anarchiste, p. 572.
& Michel Bakounine, Dieu et l’État, Paris, Mille et une nuits, 1996.
& Jean-Marie Guyau, l’Irréligion de l’avenir,
& Jacques Ellul, Anarchisme et Christianisme,
& Camillo Berneri, œuvres choisies, éditions du Monde libertaire, 1988.