Ces dernières années, toute une littérature universitaire et militante (majoritairement anglo-saxonne) se rapporte aux expériences et aux mouvements libertaires actuels à partir de la catégorie de « politique préfiguratrice » (prefigurative politics). Dans les textes francophones, cette expression tarde encore à se faire sa place. On emploierait plus volontiers l’expression « utopies concrètes » forgée par Ernst Bloch si celle-ci n’était désormais si galvaudée (au point de pouvoir être utilisée par le président Macron, ce qui n’est jamais bon signe).
Quoi qu’il en soit, que vaut le rassemblement sous ces étiquettes du mouvement Occupy en Amérique du Nord, des ZAD en France, plus généralement des tentatives de communautés libertaires, rurales ou urbaines, des zones autonomes temporaires, voire de certaines composantes des mobilisations altermondialistes ? Que signifie préfigurer la communauté anarchiste à venir, ou concrétiser ici et maintenant dans une expérience la société nouvelle qu’on souhaite voir advenir ? Pourquoi insister sur le fait que les pratiques de lutte actuelles ne doivent pas entrer en contradiction avec les finalités qui les motivent ? Cela veut-il dire notamment que la révolution sociale ne serait plus à l’ordre du jour, mais ferait place à des expériences locales, diverses, multicolores, reliées entre elles par des réseaux informels ? Ou bien qu’elle devrait désormais se concevoir différemment, à la manière dont quelqu’un comme Gustav Landauer l’envisageait ?
C’est donc aux notions d’utopie et de préfiguration que s’intéresse ce nouveau numéro de Réfractions, conçu et réalisé dans une période où nous avons plus que jamais besoin d’imaginer un meilleur futur et d’œuvrer concrètement à le rendre présent. Tout ce lexique de l’utopie réelle et de la préfiguration ne peut manquer de susciter des interrogations. D’abord parce que, comme toute tentative, celles qui tentent de concrétiser l’utopie et de préfigurer un avenir libertaire s’exposent inévitablement à une fin prématurée ou à l’échec – que ce soit celui des expériences elles-mêmes ou de leur extension et reproduction dans d’autres lieux et sous d’autres cieux. La pire forme de cet échec étant peut-être la défiguration du projet qu’elles portaient initialement. Ensuite parce qu’il n’est pas certain que les idées portées par ce nouveau vocabulaire n’aient pas, à leur tour, été préfigurées dans l’histoire du mouvement anarchiste. C’est en effet une préoccupation ancienne pour les anarchistes que de mettre en cohérence les moyens et les fins, de mettre en acte la morale qu’ils professent et d’affirmer la force à la fois destructrice et créatrice de l’imaginaire subversif – ou tout simplement, comme chez les syndicalistes révolutionnaires, de vouloir « construire la nouvelle société dans le moule de l’ancienne ». Et surtout, il n’est pas certain que ces « politiques préfiguratrices » ne soient pas toujours soutenues, d’une manière ou d’une autre, par un désir de révolution, avec pour horizon une transformation globale et radicale de l’état de choses, et pour point de départ un rejet tout aussi radical des rapports de domination existants.
Préfigurations : par ici l’utopie ?
Article mis en ligne le 24 juillet 2021
dernière modification le 30 octobre 2024