Réfractions, recherches et expressions anarchistes
Slogan du site
Descriptif du site
Eduardo Colombo
« Réac » d’hier ou d’aujourd’hui
Article mis en ligne le 14 décembre 2007

par *
logo imprimer

Face à une gauche politique résignée à accepter « que le capitalisme ne mourra pas » [1], et aujourd’hui en franche régression idéologique, la droite dite intellectuelle relève la tête et ramasse tous ces enfants chéris de la bourgeoisie à qui les feux de la rampe, la notoriété, ont rongé les idéaux de jeunesse, esclaves qu’ils sont de leur vanité, courtisans de tous les pouvoirs.

Une pensée s’installe qui a prétention à l’évidence : vouloir changer le monde est, en plus d’illusoire, dangereux. Désirer la révolution, critiquer la démocratie parlementaire, dire que la volonté ne se délègue pas, suscite immédiatement la réponse désabusée : vous êtes en train d’ouvrir la voie aux totalitarismes. De Rousseau au Goulag une seule ligne droite.

Il faut un retour à l’ordre, il faut restaurer l’autorité, non despotique, bien entendu, mais l’autorité nécessaire de l’État, du père dans la famille, du maître dans l’école. C’est presque une mentalité plus qu’une pensée, une nébuleuse composite qui n’arrive pas encore à être un courant organisé, affiché, conquérant, comme l’avait entrepris la « Nouvelle droite » dans les années soixante-dix, mais une idéologie diffuse, rampante, qui s’infiltre partout, dans de textes moraux, ou politiques, ou philosophiques, dans la littérature et les journaux. Elle est visible aussi dans la divulgation et la présentation des théories scientifiques, surtout génétiques et comportementalistes. La diversité est proclamée et publiquement stimulée, dans les limites du politiquement correct, dans la diversité hiérarchique donc. On peut se permettre un goût pour un certain dandysme, iconoclaste peut-être, mais à condition de n’oublier jamais l’ennemi, le mal : l’égalité.

Dans ce climat, l’année dernière, l’écrivain « chiraquien » Denis Tillinac reprend la publication des Cahiers de La Table Ronde [2]et invite tous ceux qu’il voit comme les rescapés de la « déconfiture morale d’une génération qui bientôt, grâce au ciel, sera admise à faire valoir ses droits à la retraite. » (La génération qui avait été dévoyée par l’esprit libertaire de 68, faut-il le dire ?) « Peu importe, dit-il pour qui ils votent, et de quels maîtres ils se réclament. » Ce qu’importe pour lui, c’est qu’ils votent, c’est-à-dire qu’ils acceptent le système représentatif, les « limites indépassables » de la démocratie néolibérale, et qu’ils aient un maître, qu’ils ne fassent pas une critique radicale de l’autorité. Je cite à la cantonade : l’oublieux Debray, l’ineffable Maffesoli, le lacanien Melman.
L’article de ce dernier servira comme exemple et prétexte pour dénoncer l’idéologie profonde qui se propage sous couvert d’un néolibéralisme permissif et maintenant considéré comme dangereux parce qu’il laisse sans assises l’autorité du père. Cette idéologie défend les valeurs traditionnelles représentées par le libéralisme contre-révolutionnaire ; c’est la critique de l’égalité, appelée par locution dévaluative l’égalitarisme [3], aujourd’hui assimilée à la confusion des sexes, qui est leur façon de formuler les efforts de libération de la femme. Ainsi les jeunes sont amenés à un comportement bisexuel en oubliant tout devoir, « celui d’accomplir ceux de son sexe étant le premier que l’individu avait à accomplir » [4]. C’est la critique de la liberté, vue comme la perversion d’un être sans limites asservi à « l’objet prometteur de satisfaction » [5]. L’autorité périclite, et la jeunesse déboussolée va chercher dans la cure psychanalytique – freudisme et lacanisme confondus en un seul corps – ses repères symboliques que, seuls et sans maître [6], ils sont incapables d’acquérir.

Une sorte de théorisation psychanalytique conquérante, porteuse de cette idéologie, prétend être la seule capable de parler du sujet politique.
Comme le livre de Michel Schneider, intitulé Big Mother [7], exhibe sans accoutrements, même de façon caricaturale, le versant psychologisant de cette idéologie justificative de l’autorité sociale, que nous avons signalé chez Melman, nous prendrons appui sur la critique de ce livre pour marquer l’arrière-plan de la pensée réactionnaire.

Le symbolique, le politique et l’égalité

Considérations intempestives autour d’un livre de Michel Schneider.
« Pour moi, loin de reprocher à l’égalité l’indocilité qu’elle inspire,
c’est à cela principalement que je la loue. Je l’admire en lui voyant déposer au fond de l’esprit et du cœur de chaque homme cette notion obscure et ce penchant instinctif de l’indépendance politique… »
Alexis de Tocqueville [8]

Burke diagnostique le mal, et pronostique le pire pour la Révolution française. Mais au moins la révolution existait. À notre époque, une vie quotidienne délavée inspire aussi à la pensée contre-révolutionnaire la frilosité devant le changement et la peur que l’institué établi, l’autorité de nos pères, la solidité de l’État et l’immémoriale majesté de la loi déclinent ou périclitent. Et pourquoi cette peur ? Parce que notre cher « ordre symbolique » est en train de disparaître dans la déliquescence maternelle et démocratique. Vouloir égaliser les sexes, modifier les règles de la filiation et de la famille, est-ce qu’on ne voudrait pas égaler tous les hommes ? « Songe séditieux, chimère impie et sacrilège », disait Bossuet [9].
Burke renchérit : « ces fictions monstrueuses qui, en inspirant des idées fausses et des espérances vaines à des hommes destinés à cheminer dans l’obscurité d’une vie laborieuse, ne servent qu’à alourdir et à envenimer l’inégalité de fait à laquelle elles ne peuvent mettre fin – inégalité qui mantient l’ordre civil… » [10]

Il paraît que nous sommes des sujets, des êtres assujettis – soumis, asservis – à l’ordre symbolique (à « l’ordre social » aussi ?). « Dans un système symbolique, les liens ne résultent pas de l’action volontaire des individus, ils les précèdent par une tradition et font peser sur eux une contrainte. » [11]

Un État défait, une fonction paternelle défaillante et « l’ordre symbolique dans lequel Freud a pu penser le malaise contemporain » disparaît. Pas l’ordre symbolique comme tel, mais un certain ordre symbolique, reconnaît Michel Schneider, qui ajoute qu’il n’est pas content. Il écrit : « Quant à moi, je répondrai que ce mode de symbolisation, s’il n’est pas le seul, est le nôtre, et qu’il est au cœur de la civilisation au sein de laquelle je pense et je vis. » Ce qu’on peut rapprocher encore de Burke : « …nous avons ainsi uni dans nos cœurs, pour les chérir avec toute l’ardeur de leurs affections réciproques et rassemblées, notre État, nos foyers, nos tombeaux et nos autels. » [12]

Ce contexte idéologique que je souligne d’emblée pour aborder le texte de Schneider est, à mon avis, le creuset dans lequel sont conçues les formulations théoriques qui le conduisent à parler d’une « désymbolisation du sujet politique » liée à un « déclin de la fonction paternelle ».
Commençons par le commencement. Que peut signifier « désymbolisation » ? Ce n’est pas, évidemment pas, à niveau de l’ordre symbolique en tant que système de sens ou de signification propre à toute notion de culture se différenciant de la nature, que le mot « désymbolisation » peut connoter quelque chose. La vie sociale est « un monde de rapports symboliques » pensait Mauss, et Lévi-Strauss concluait que, dans ce monde relationnel de la pensée symbolique, si une seule chose avait du sens, tout l’univers devenait significatif [13]. Lacan reprend la notion et la disjoint en trois registres. Le symbolique lacanien devient ainsi une construction théorique bien éloignée de la symbolique ou du symbolisme utilisé par Freud. Pour ce dernier, dans une interprétation restrictive, le symbole est un signe qui représente de façon indirecte un élément plus primitif ou simple. D’après Jones, « l’image d’un serpent symbolise seulement le phallus, tout en étant associée à l’idée abstraite de sexualité » [14]. Mais aussi, dans un sens plus large, le symbolisme renvoie à toutes les formes de représentation indirecte telles que le Lion représente la force ou le Père l’autorité. À partir de ce registre, alors, le lion pourrait être, dans sa décadence, déchu de sa représentation de la force, et le père, comme un moine défroqué, pourrait être « désymbolisé » de toute référence à l’autorité, si toutefois l’idée d’autorité politique restait en vigueur.

Nonobstant, Schneider se situe exclusivement dans le symbolique pour parler de « désymbolisation ». En considérant que « la psychanalyse est (…) la seule théorie qui puisse rendre compte aujourd’hui du sujet et singulièrement du sujet politique », il entend assimiler « la psychanalyse » à la doctrine lacanienne du signifiant, du sujet, du phallus et de la métaphore paternelle. Ainsi la « désymbolisation » touche la totalité de l’ordre symbolique, elle est « profonde » et « s’accélère dans les représentations », en infiltrant les « liens sociaux, familiaux et même sexuels », en allant jusqu’à l’« effacement de la fonction paternelle et symbolique de l’État » [15] (on pourrait dire ithyphallique), désymboliser devrait vouloir dire, en bonne logique de logicien, la faire sortir.

Pour accepter cette façon de voir, il faut premièrement croire au signifiant et à l’idéologie androcentrique – ou phallocentrique – qui sous-tend la théorie du Père symbolique. Alors on voit la théorie se transmuer en vérité religieuse : on ne peut pas ne pas croire. Le mécréant est un insensé, dans la mécréance s’engendrent tous les maux. « Le père symbolique, c’est le nom du père. C’est l’élément médiateur essentiel du monde symbolique et de sa structuration. (…) il est à proprement parler insensé de dire dans son cœur qu’il n’y a pas de Dieu, tout simplement parce qu’il est insensé de dire une chose qui est contradictoire avec l’articulation même du langage. » [16]

À coup sûr, deux themata archaïques organisent tout système de signification : la différence des sexes et la différence des générations. Mais, dans la dialectique de l’échange organisé par l’alliance, pourquoi ce sont les hommes qui échangent les femmes et pas l’inverse ? La situation initiale de tout échange « inclut les femmes au nombre des objets sur lesquels portent les transactions entre les hommes », nous dit Lévi-Strauss. Et pourquoi ? Parce que « l’autorité politique, ou simplement sociale, appartient toujours aux hommes ». [17] Lacan reconnaît que, du point de vue de la formalisation, on pourrait décrire les choses parfaitement bien à partir d’un système de coordonnées symétriques fondé sur les femmes, mais il se range à la position de Lévi-Strauss : « le pouvoir politique est androcentrique ». C’est un fait, c’est tout. Et si des bizarreries, des exceptions, des paradoxes apparaissent dans les « lois de l’échange », ils tiennent « au contexte politique, c’est-à-dire à l’ordre du politique, et très précisément à l’ordre du signifiant, où sceptre et phallus se confondent » [18]. Pour Lacan et pour ceux qui le suivent, il y a donc un postulat : l’ordre politique et l’ordre symbolique sont nécessairement patriarcaux.

Ancien paradigme du pouvoir qui fait dériver de la position du père dans la famille la justification de l’obligation politique, mais pour faire accepter cette thèse on doit considérer la famille et la position hégémonique du père comme données par la nature – ou par Dieu –, autrement elle serait tautologique.

Hobbes établit une différence entre les modes d’accès au pouvoir souverain, lequel dans la théorie du pacte social est un pouvoir institué ; au cas où ce pacte « n’existerait pas » on serait en présence d’une domination par acquisition basée sur un acte de force ; ce dernier aspect comprend la domination paternelle et la domination despotique.
Sir Robert Filmer, avec son Patriarcha, s’insurge contre les théoriciens du contrat qui prétendent que ce sont les hommes qui ont institué le pouvoir politique ; pour lui tous les rois sont pères et tous les pères gouvernent. L’extension des relations de commandement / obéissance attribuée par Filmer à la totalité de l’institution sociale, de la famille à l’État, montre que le noyau de l’argumentation repose sur les structures de domination existantes et demeure un argument d’autorité : il fait « graviter l’entière légitimité de l’ordre social autour du pivot que constituent les toutes premières allégeances apprises par tout enfant » [19]. Ainsi, donc, les hommes ne font pas l’histoire, ils sont assujettis à un ordre qui les dépasse voulu par Dieu. Ce sera l’effort de Locke qui permettra de forger des nouvelles idées pour sortir d’une doctrine qui ne reconnaissait pas aux hommes la puissance [20] de leur action politique, c’est-à-dire la capacité de construire le monde social dans lequel ils vivent.

En suivant des voies détournées, qui passent par la critique nietzschéenne de la notion de sujet [21], nous revenons aujourd’hui à ces anciennes positions d’un sujet asservi à un ordre qui le détermine : le sujet est constitué dans les jeux du signifiant, il est un effet de structure, sa place se situe « dans une élision de signifiant » [22]. Et cet ordre est régi par la métaphore paternelle, par le « Nom-du-Père lié à l’énonciation de la loi » [23]. C’est alors qu’on peut dire que dans l’ordre du signifiant « sceptre et phallus se confondent ».

Maintenant les choses deviennent graves parce que « le sujet assujetti au symbolique » – si on accepte cette conception du symbolique – est soumis aussi à l’existence inéluctable d’un ordre social hiérarchique, autoritaire, androcentrique, en un mot : patriarcal. L’ordre symbolique recouvre la totalité de l’institution de la société et aucune instance instituée par l’homme (ni l’individu, ni l’assemblée, ni l’État) n’a le droit (ou la capacité) de le changer dans sa logique « phallique paternelle » sous peine de déchéance pour l’agent de l’action, condamné à la folie par délit de lèse-majesté. [Folie qui peut prendre des étiquettes vides de contenu, appelées narcissisme, états-limites, infantilisation, indifférenciation maternelle et « égalitariste », quand elles sont apposées sur des formes ou catégories collectives et politiques de la société.]

D’après Schneider, l’État « paternel » est le garant des règles de l’échange et de la filiation dans leur application « normale et légitime », il est « le garant mais non l’auteur – le symbolique n’a pas d’auteur » [24], ce qui parachève la dépossession totale du sujet politique, de l’agent, individuel et/ou collectif, de l’action sociale.

Toute théorie de l’action présuppose un agent, un sujet (subjectum) dans lequel résident l’acte et la puissance. Il peut être asservi au Prince, mais, comme sujet collectif dans l’histoire, il est l’inventeur, le créateur, de tout système symbolique. Il peut s’aliéner à sa création, n’empêche que s’il l’a faite il peut la refaire. Même à niveau individuel, le monde change parce que l’un ou l’autre, ou ensemble, les pauvres acteurs de l’histoire, inventent, n’acceptent pas, nient, se révoltent, s’insurgent.
Prétendre que le sujet de l’action politique est par essence assujetti à « un ensemble extérieur et cohérent de significations sur lesquelles le désir, la demande et le besoin n’ont pas prise » signifie régresser à un temps antérieur à Pic de la Mirandole et continuer à vouloir faire de l’homme une créature de Dieu-le-Père.

Devant l’énormité des conséquences épistémiques de telles affirmations, Schneider paraît reculer : certes les règles de la filiation et de l’alliance sont historiques. Mais « c’est précisément leur caractère relativement immuable à travers les siècles, en l’occurrence les millénaires, qui devrait inspirer le désir de conserver ces règles inchangées ». De toute façon « elles s’imposent sans conditions ni restrictions à chacun en tant qu’universelles » [25].

Le programme politique qui en découle est simple : « La constitution moderne (sic) du moi s’était effectuée selon des idéaux verticaux assurant la cohésion sociale autour de modèles d’autorité », il faut les défendre et renforcer les identifications construites à travers la filiation paternelle – incarnation de la loi –, l’Église, l’Armée, l’École (la bonne, celle qui transmet ces idéaux), « foules conventionnelles » qui sont, paraît-il, des « mises en forme « civilisées » du conflit œdipien. »

Nous aurons ainsi un État souverain, un gouvernement qui commande et une « démocratie représentative » bien ficelée. Cependant, nous sommes déjà sur une pente rude, Dieu est mort, et est-il possible de faire vivre une démocratie sans Dieu ? se demande Schneider.

« La démocratie est la forme historique de la décadence de l’État. – La perspective qu’ouvre cette décadence certaine n’est pas d’ailleurs à tous égards malheureuse… une invention mieux appropriée encore que n’était l’État triomphera de l’État » [26], pensait Nietzsche. Tout en étant un ennemi de l’État, il l’était aussi de l’égalité, cet « instinct de troupeau », disait-il.

Nous voilà devant le grand épouvantail : l’égalité. Vouloir tout niveler, « fléau de la société » s’écriait Brissot. « Doctrine anarchiste qui veut niveler talents et ignorance, vertus et vices, places, traitements, services. » Dans le langage de nos jours : vouloir réduire les différences c’est vouloir instaurer l’illimité, l’indifférencié, l’indéterminé, l’apeiron d’Anaximandre, le trou sans fond maternel et mortel. C’est souhaiter échapper à l’inéluctabilité de la loi [27] dictée par un législateur extérieur – Dieu ou les ancêtres – et prétendre abolir « les grandes divisions qui fondaient jusqu’ici l’ordre symbolique et l’ordre social » [28]. Nous devons comprendre que ces divisions sont : la différence des sexes en ce qui concerne l’ordre symbolique, et pour l’ordre social l’asymétrie entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent.

Mais l’erreur de base est de croire que l’ordre symbolique fonde la différence de sexes, il est construit sur elle. Ce qu’il fonde est la différence hiérarchique des sexes, la valence différentielle (F. Héritier) entre les sexes.

L’argument autoritaire voudrait que l’égalité homme-femme annihile les différences, casse le sceptre que tient le père et fasse sombrer la société dans la masse amorphe, composée d’individus privatisés, nuls et insignifiants. La spécificité de l’homme et de la femme établit une différence générique qui ne touche pas les diverses capacités différentielles des individus, sauf quand elles sont introduites dans les formes de socialisation traditionnelles.

Diversité s’oppose à uniformité et non à égalité. « La politique, écrit Hannah Arendt, traite de la communauté et de la réciprocité des êtres différents. » Et les hommes sont essentiellement divers dans leurs opinions, dans leurs capacités, dans leurs désirs. « L’humanité est un tout collectif, dans lequel chacun complète tous et a besoin de tous », parce que toutes les capacités différentielles sont situationnelles, hic et nunc, distribuées de façon aléatoire dans la population, elles ne peuvent créer un rang, un ordre, une classe, une hiérarchie sociale. Un espace public où les hommes sont égaux est la condition de la liberté politique [29]. Sans l’égalité, la liberté est privilège.

Suivant une noire prophétie de Tocqueville, Schneider imagine un état de société – nommé avec l’oxymore « despotisme démocratique » – en train de s’accomplir déjà chez nous, où « s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer » la jouissance d’une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, « et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’Âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; […] que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » [30]

Comme le remarque Castoriadis [31], Tocqueville décrit, avant de se laisser porter par son imagination, un état de la société défini par « l’égalité des conditions » et non un régime politique, et il le fait sur une toile de fond qui est l’Ancien Régime. Schneider décrit un état social d’apathie, d’abandon des responsabilités politiques de la part de sujets isolés et renvoyés à la sphère privée, dans les pays riches, phénomène que nous constatons tous, et il déploie sa description sur la nostalgie des valeurs bourgeoises du capitalisme industriel.

Il faudra (chose impossible à faire dans le cadre de cet article) distinguer les tendances lourdes d’une société – comme la sécularisation pour l’Occident (désacralisation, perte d’un point de vue externe, garant autant de la « vérité » que de l’organisation de la polis) et le déclin constant d’une obéissance de type traditionnelle – des régressions, oscillations, inversions de surface qui nous aveuglent si facilement, nous, contemporains.

Problématique aussi est la façon dont Schneider confond, ou traite comme synonymes, État, gouvernement, régime, trois concepts bien différents. L’état de la société attribué constamment à la « démocratie » est en réalité lié à un régime politique d’oligarchies à participation limitée, régime qui peut être plus ou moins libéral mais en aucun cas démocratique. Sauf si on pense qu’un régime démocratique « c’est en réalité le gouvernement de l’élite (aristokratia) avec l’approbation de la foule » [32].

Et pour finir, quel sens y a-t-il à dire que l’État est « une Maman qui nous rêve » [33] ? Le pouvoir aux femmes, l’autorité aux mères. « La domination a changé de sexe, si l’on peut dire, au fil du siècle écoulé. » [34] La société se féminise et le pouvoir politique devient « maternel » [35]. L’État, tendre et doux, « immense et tutélaire », se fait écrasant et mortifère comme une mère trop proche. Le Père symbolique a perdu son rôle « dans l’édiction d’une loi, la filiation et la transmission du symbolique », et il continue – depuis la belle époque que représentait encore la Vienne du début du XXe siècle – « sa lente et irréversible disparition » [36]. Laissant, donc, les enfants – les citoyens, ces sujets assujettis – sans défenses devant la toute-puissance maternelle.

Je trouve ahurissante la vision d’un État et d’une société, la nôtre, où « règne une douce emprise », qui fait du sujet politique « un être de détresse (maintenu) contre un sein qui assure la vie ». Que chacun juge…
Mais du point de vue épistémologique on ne peut pas glisser aussi allègrement du niveau individuel au niveau social sans une théorie intermédiaire ou généralisatrice que permette d’unifier le champ. La relation de l’adulte au pouvoir politique et aux institutions qui le matérialisent n’est pas la relation de l’enfant à la mère. Ni les modulations de l’attachement, ni la construction de la relation d’objet, ne peuvent être métaphorisées comme formes de la dépendance, de l’indifférenciation ou du retrait de la sphère politique. Il faudrait construire une théorie psychosociale, comme celle de Kardiner, par exemple, avec l’idée de « personnalité de base » et de « systèmes projectifs », ou celle de E. H. Erikson et les « prototypes d’identification », etc. Le passage direct des conceptualisations psychanalytiques à la sociologie, ou même à la philosophie politique, est, généralement, un leurre.

Laissons les fantasmes de « papa-maman » pour le divan, et essayons de réfléchir, avec nos connaissances analytiques, à une vraie théorie des relations de pouvoir, et participons à la construction, en constant devenir, du sujet politique.

Eduardo Colombo

Notes :

[1Comme le veut Jacques Delors (le Monde, 6. 10. 2003), et comme l’avait affirmé Michel Rocard : « le capitalisme a gagné » (Le Monde, 19. 6. 2003).

[2Cahiers de La Table Ronde. Paris, nouvelle série, printemps 2004.

[3Charles Melman, « Les jeunes chez le psychanalyste », Cahiers, p. 57.

[4Ibid.

[5Melman, p. 60.

[6Melman, p. 61.

[7Michel Schneider, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique. Ed. Odile Jacob, Paris 2002.

[8. Alexis de Tocqueville : La Démocratie en Amérique. Ed. Génin, Paris, 1951. Vol. II, p. 393.

[9Bossuet : Oraisons funèbres. Tallandier, Paris, 1972, p. 96.

[10Edmund Burke (1729-1797), libéral « contre-révolutionnaire », réactionnaire ou de droite, connu au niveau politique par ses Réflexions sur la révolution en France publiées en 1790. Citation tirée de P. Manent, Les libéraux, Paris, Gallimard 2001, p. 382.

[11Michel Schneider, op. cit., p. 200.

[12Burke , in P. Manent, op. cit., p. 379.

[13Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss. » in Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, PUF, Paris, 1968, p. XLVII.

[14Ernest Jones, Théorie et pratique
de la psychanalyse, Payot, Paris, 1969.
« La théorie du symbolisme », p. 116.

[15M. Schneider, op. cit., p. 241.].

Ainsi conçue, cette « désymbolisation » n’est autre chose qu’une pétition de principe, conséquence du faire dépendre la logique de l’ordre symbolique de « la loi du père » et de séparer en trois registres distincts la signification du monde. Si symboliser veut dire introduire quelque chose dans le lieu du signifiant et de sa logique phallique[[Jacques Lacan,
La relation d’objet.
Le Séminaire, livre IV. Seuil, Paris, 1994.
Le signifiant et le Saint-Esprit, p. 51.

[16Ibid., p. 364.

[17Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris, 1967, p. 136.

[18Jacques Lacan,
op. cit., p. 191.

[19Robert Filmer (1588- 1653), Patriarcha, L’Harmattan, Paris, 1991, et le chap. sur Filmer dans le livre de John Dun, La pensée politique de John Locke, PUF, Paris, 1991. Citation p. 83.

[20De nos jours on a oublié la distinction – aristotélicienne et scolastique, centrale chez Spinoza
et fondamentale
en politique – entre potentia et potestas :
la puissance comme capacité (« le pouvoir de créer »), et la puissance comme domination (« le pouvoir de commander »), en confondant ainsi la capacité, qui peut établir une relation synergique compatible avec l’égalité dans l’action collective, et la domination, une relation asymétrique entre celui ou ceux qui commandent et celui ou ceux qui obéissent.

[21Voir Friedrich Nietzsche : La volonté de puissance, I. Gallimard, Paris, 1995. ‘Le nouveau concept de l’individu’, p. 282 et sq.

[22Jacques Lacan, Écrits. Seuil, Paris, 1966, p. 677.

[23Jacques Lacan , Les formations de
l’inconscient.
Le Séminaire, livre V. Seuil, Paris, 1998, p. 191.

[24M. Schneider, op. cit., p. 225.

[25Ibid.., p. 227

[26Fr. Nietzsche, Humain, trop humain, Libr. Gén. Française, Paris 1995, pp. 303-304.

[27Pour rappel : dans le mythe freudien du père primordial, ce sont les frères qui ont instauré la loi et le père mort a été intronisé comme fantôme pour soutenir l’obéissance.

[28M. Schneider, op. cit., p. 199.

[29Voir Eduardo Colombo : De la Polis et de l’espace social plébéien. Paris, 1990.

[30Tocqueville, op. cit., Vol. II, p. 433.

[31C. Castoriadis, Figures du pensable, Seuil, Paris, 1999,
pp. 148-149.
La montée de l’insignifiance, Seuil, Paris, 1996, pp. 66-67.

[32Platon, Ménexène,
238c7-239d2.

[33M. Schneider, op. cit., p. 61.

[34Ibid., p. 51.

[35Voir note 16. Si les femmes ont obtenu une certaine reconnaissance, très timide encore, de leur capacité (potentia) dans la vie sociale, elles sont loin, bien loin, d’avoir obtenu une place dans l’institution politique de la société. Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi une société plus égalitaire devrait nommer en termes de différentiation sexuelle l’agent de l’action politique. Mauvaise idéologie qui faisait dire jadis
à un psychanalyste : Tout ce qui est pointu est masculin, tout ce qui est rond est féminin.

[36M. Schneider, op. cit., p. 67




Site réalisé sous SPIP
avec le squelette ESCAL-V3
Version : 3.87.91
Version Escal-V4 disponible pour SPIP3.2