Au moment où nous bouclons la rédaction de ce numéro de printemps 2020, nous voici déboussolés, tenus de vivre seuls ensemble au temps du Covid-19. Confinés sur ordre d’un gouvernement qui s’est appliqué à achever le saccage de l’hôpital public, pour la seule santé de l’économie, après avoir éborgné des centaines de Gilets jaunes. Le coronavirus, maladie zoonotique, c’est-à-dire issue d’une contagion de l’animal à l’homme, renvoie, quant à sa genèse, à la destruction des milieux naturels par les activités industrielles. Il n’aurait pas été si létal sans l’incurie de l’État, mais pas non plus sans l’existence des maladies de « civilisation », facteurs de « co-morbidité » : asthme, diabète, obésité, affections cardiovasculaires, cancers. Il a suscité, en Chine, des mesures drastiques de contrôle et de surveillance : quarantaine, hauts-parleurs, drones, applications de traçage du virus sur smartphones. Par le biais de cette surenchère technologique, la Chine s’éveille désormais en nous, entretenant la peur de la liberté, et des habitudes serviles qui resteront, à moins d’essayer de comprendre ce qui nous arrive.
Mais déjà, des feux d’une ampleur et d’une intensité extrêmes avaient ravagé pendant six mois l’Australie, de eptembre 2019 à début mars 2020. Six millions d’hectares brûlés et avec eux plus d’un milliard de mammifères sans compter les autres espèces. En Syrie, pour échapper aux massacres de la guerre civile et à la destruction de leur pays, les habitants s’exilent encore par dizaines de milliers : c’est la plus importante population de réfugiés au monde. Au Chili, le peuple se révolte contre un ordre néo-libéral inique et violent. Ceci n’est qu’un maigre échantillon. De toutes parts, les avis de tempêtes s’accumulent. Le délitement social, environnemental, humain, semble gagner chaque jour un peu plus. Comme si la trajectoire sur laquelle nous sommes embarqués pointait inéluctablement vers l’effondrement.
Le terme, spectaculaire, se prête fort bien à la médiatisation. C’est d’abord ce qui nous a retenus au moment de confectionner le dossier du présent numéro. Depuis quatre ou cinq ans, les discours sur l’effondrement de « notre » civilisation thermo-industrielle se répandent sur la scène publique, dans les médias généralistes et, suprême ironie, jusque dans la bouche des agents de la catastrophe (le Premier ministre français s’est ainsi déclaré « obsédé » par cette question). Dans le même temps, loin de désamorcer les velléités d’action politique, de tels discours sont l’occasion pour nombre de jeunes gens de se « politiser » face à des enjeux écologiques colossaux : rien de moins qu’une question de vie ou de mort à l’échelle planétaire. Voilà des interrogations qui englobent et dépassent assurément les schémas classiques centrés sur la lutte des classes ou la critique de la société du spectacle et du fétichisme de la marchandise. En France, sous l’impulsion de Pablo Servigne, une discipline scientifique en devenir a même été pensée pour rendre compte des effondrements passés, présents et futurs, tout en nous préparant à vivre ce qui viendra après : la collapsologie, dont le registre emprunte aux sciences de la nature, aux sciences sociales, à la psychologie ou encore aux spiritualités indigènes.
Si, définitivement, les beaux jours sont en train de finir et si, dans ce contexte funeste, de nouveaux problèmes et de nouvelles pratiques politiques émergent, qu’avons-nous à en dire, nous, revue de recherches et d’expressions anarchistes ? Quels Sisyphes nous faudra-t-il être, luttant avec une abnégation désillusionnée pour éviter que le monde ne se défasse ? Alors que pendant une bonne partie du XXe siècle l’anarchisme des grandes organisations (en France, en Espagne, dans le monde anglo-saxon) est resté majoritairement productiviste et progressiste, l’enjeu dramatique souligné par la collapsologie nous force à réviser nos fondamentaux. Peut-on encore sérieusement avancer que la question écologique (pandémies et infections liées au gigantisme industriel, épuisement des ressources, dérèglements et migrations climatiques, extinction des populations animales, etc.) se réglera par la magie d’une révolution sociale et d’une réappropriation collective de l’appareil productif ? Nous tentons, dans ce dossier, de placer la réflexion critique au bon endroit, afin qu’il en découle une compréhension pertinente de ce qui nous arrive.
La collapsologie pose des constats clairs, autant qu’elle laisse en suspens de redoutables difficultés. Par exemple, ne doit-on pas différencier effondrement de l’écosystème et effondrement du capitalisme ? Un effondrement est-il un processus lent ou un basculement brutal et irréversible ? L’anticipation de l’inéluctable peut-elle être le ferment d’un agir, et comment ? Aurait-on une chance d’y échapper à la condition que tout le monde renonce aux avantages sociaux et accepte de vivre avec l’équivalent actuel du niveau minimum de revenu, en France le RSA ? Face à ces questions, nous pensons avoir de quoi répondre. Un héritage anarchiste reste à disposition, qui établit depuis Kropotkine, Reclus ou, dans une veine plus libertaire, Thoreau, les liens indissolubles entre la société humaine et le milieu vital. En nous appuyant sur ces sources, nous nous sommes efforcés de prendre du champ par rapport aux avis de tempêtes qui se focalisent sur le futur imminent. Pour nous donner, avant tout, le temps de penser (ce qui, après tout, fut aussi selon certains une des étranges vertus de la période de confinement). Ainsi le dossier s’ouvre-t-il sur deux textes qui replacent les discours sur l’effondrement dans l’histoire des mouvements écologistes radicaux des années 1960-1970, ce qui permet déjà d’en interroger la pertinence politique.
L’américain David Watson, contributeur depuis les années 1960 de la revue trimestrielle Fifth Estate, nous gratifie d’un fort témoignage portant sur le déclin et la timide renaissance de la ville de Detroit, où les nouveaux militants écologistes reprennent selon lui le flambeau du combat pour une autre vie avec une dignité que n’aurait pas reniée Camus. Toni García, alias José Ardillo, récent auteur de La liberté dans un monde fragile : écologie et pensée libertaire (de Reclus à Aldous Huxley), fait preuve de moins de mansuétude. Dès qu’on remet la collapsologie en perspective, en cultivant l’histoire des liens entre anarchisme et écologie radicale, son discours cesse d’impressionner et il devient possible de s’atteler à la seule tâche déterminante aujourd’hui : par où commencer. S’il prenait au sérieux les principes fondamentaux de l’écologie, dit l’auteur dans des développements qui ne manqueront pas de susciter la discussion, alors l’anarchisme devrait abandonner une grande part des postures révolutionnaires qu’il a adoptées jusqu’à aujourd’hui, et qui participent du désastre auquel il prétend pourtant s’opposer.
Les deux textes suivants actualisent cette mise en perspective des constats et propositions avancés par la collapsologie. Composés d’entretiens, avec le journaliste Pierre Thiesset pour l’un, et pour le suivant avec la rédaction du journal suisse Moins !, qui incarnent le mouvement de la décroissance dans sa tendance libertaire, ils reviennent sur les impensés des discours sur l’effondrement. On y trouvera des distinctions que nous espérons utiles entre collapsologie, décroissance, survivalisme, écologie sociale et communautés anarchistes. Ainsi replacées dans le champ plus large d’un anarchisme écologique (ou si l’on préfère d’une écologie libertaire), les thèses fondamentales de la collapsologie sont ensuite discutées par deux textes aux antipodes, que nous avons choisi de placer en vis-à-vis. D’un côté, Bertrand Louart, se revendiquant de l’héritage de Mumford, Illich et de l’Encyclopédie des nuisances, soumet au lecteur une critique des ouvrages des collapsologues français, en qui il voit le nouveau visage de la technocratie. De l’autre, Pablo Servigne, qui a bien voulu reprendre le questionnement là où il l’avait laissé dans le numéro 32 de Réfractions (Entre techno et éco, quelle logique pour l’avenir ?, printemps 2014), retrace son parcours théorique, souligne les références auxquelles il tient et adresse, sur cette base, un appel et un défi aux anarchistes du XXIe siècle.
Dans le texte qui clôt ce dossier, Renaud Garcia réinvestit le fonds historique de l’anarchisme et s’attache à revivifier la notion kropotkinienne d’entraide, dont l’épreuve du confinement a précipité la redécouverte. Une évidence face à l’impasse de la compétition sans frein, mais aussi une idée galvaudée si elle se limite au care ou à la bienveillance. En minorant systématiquement la dimension de la révolte, l’entraide revisitée par les collapsologues devient un instrument de neutralisation des conflits historiques, à l’opposé des intentions premières de Kropotkine lui-même, et de tout anarchisme conséquent.
Le dossier se prolonge en revenant en anarchive sur Gustav Landauer, un des grands théoriciens de l’alliance entre critique culturelle et critique sociale de la société industrielle. Jean-Christophe Angaut présente un passage de l’Appel au socialisme précisément consacré à l’éventualité de la fin d’un monde. Outre une première Transversale sous forme d’entretien traitant des alliances possibles entre Gilets jaunes et collapsologie, deux autres textes évoquent de première main des situations de tension actuelles : au Rojava et à Hong Kong (la Chine, encore). Une bonne partie des comptes rendus de lecture est consacrée à des ouvrages incitant à poursuivre les recherches sur le thème du dossier. Nous signalons également la parution du recueil Abats l’État !, mis en forme par des membres du collectif de Réfractions, qui rassemble des textes de notre ami et membre fondateur de la revue, Eduardo Colombo.
Si les articles du dossier central se présentent parfois comme des analyses fouillées, et d’autres comme des témoignages étoffés, ainsi qu’il est d’usage pour une revue de « recherches » et d’ « expressions », il faut encore mentionner les textes du poète Nicolas Gey qui le ponctuent. Cet artiste fasciné par la question du pic pétrolier utilise une foule de registres linguistiques (dont on ne retrouve ici qu’une toute petite partie) pour dire en quelques vers ou strophes ce que d’autres développeraient en plusieurs pages. Nous remercions pour terminer le sculpteur Michel Jacucha ainsi que Rafaëlle Gandini Miletto pour leur précieuse contribution aux expressions graphiques et poétiques de ce numéro. Si les lectrices et les lecteurs en entament la lecture comme on aborde sur une île au milieu de la tempête et s’ils se donnent le temps de refuser l’injonction à l’urgence, alors il ne sera pas loin d’avoir atteint son but !
La commission de rédaction