CON-FINÉ
par Alain Thévenet
INEDIT
Les vrais exilés sur cette terre, ce sont ceux qui ne peuvent
sortir de chez eux qu’avec la permission de leur maître et
un passeport signé de sa main
Ernest Cœurderoy
(Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques)
Je ne sais plus bien comment cela a commencé, ni même quand. Comme tout le monde j’avais entendu parler du virus, de la Chine, y compris du médecin chinois qui avait lancé l’alerte et s’était pour cela retrouvé en prison d’où il avait été relâché sous la pression et qui est mort, probablement infecté par le virus. Il y a eu beaucoup de pandémies par le passé, sans parler de l’Ebola, mais ça, ce n’était pas grave ; on sait que les Africains, ça se reproduit beaucoup trop et que, comme on leur a pris toutes leurs cultures (au deux sens du terme), ils viennent nous envahir (heureusement, il en meurt pas mal en route). Je les connais bien puisque je vais chaque semaine dans un squat qu’ils occupent et que j’en reçois quelques-uns chez moi pour un travail analytique. Je les aime bien, je les estime et je crois que c’est réciproque. Ils ne sont pas venus mus par un désir adolescent d’aller ailleurs (ce qui serait d’ailleurs légitime), mais poussés par la misère et la terreur que beaucoup d’autres, Juifs par exemple, Roms, etc., ont connues pendant les années 40-45, en France et bien avant ailleurs. J’ai connu petit enfant cette période ; j’en garde des souvenirs de peurs, mais non de terreur.
Et voilà qu‘ « on » nous annonce que c’est la guerre ! D’autres ont suffisamment relevé que dire cela, c’était dire une connerie. On ne fait pas la guerre contre un organisme vivant, certes, mais qui n’est ni un animal, ni même une plante. On fait la guerre contre des nations, pratiquement, donc, contre des humains. Par exemple au Yémen, avec des armes fabriquées en France et fournies à l’Arabie Saoudite. Des travailleurs français, entre autres, fabriquent des armes ; ils sont fabricants de mort. Il faut bien que tout le monde vive ! Euh ! Ça fait bizarre : vivre pour tuer...
Avant
Il y avait eu cette grande manif des hospitaliers. Nous étions nombreux et combatifs vis-à-vis des restrictions imposées aux soignants déjà depuis pas mal de temps, au profit de l’économie capitaliste, qui nécessitait la réforme des retraites. Des manifs partout, pas seulement en France, mais partout dans le monde. Des révoltes que les petites concessions des pouvoirs n’avaient pas interrompues.
Ici, à Lyon donc, une manifestation importante. On se couche à terre à proximité de l’Hôtel-Dieu en criant « L’hôpital il est à nous ! ». Comme son nom l’indique, c’était un hôpital très ancien où exerça jadis Rabelais. Un hôpital pour les pauvres, immense, qui aurait pu accueillir tous les migrants entassés dans des squats et menacés d’expulsion. Mais transformé en ensemble de magasins de luxe afin d’attirer les touristes fortunés. Manifestation importante et aussi le plaisir d’y retrouver des copains et des copines perdus de vue. Tous et toutes on se fait la bise !
Autre moment agréable, solitaire cette fois. Une balade dans les bois, près d’un étang des Dombes. C’est le printemps, les fleurs poussent, les poissons dans l’étang frémissent et le vent me caresse doucement le visage.
Pendant
Et voilà que, tout à coup, il est défendu de sortir de chez soi. On est dangereux, ou ce sont les autres qui le sont. Ou alors il faut une excuse sérieuse et lever le doigt, comme à l’école jadis : « M’sieur Macron, j’ai besoin de faire caca, je peux sortir, s’il vous plaît ? » « Plus tard, retiens-toi, c’est pour ton bien ! » « Je vais faire sur moi ! ». « On verra plus tard, s’il reste des gens pour te soigner ! ». Bon j’exagère un peu, mais ce papier ridicule à signer…
Je le rédige quand même, obéissant ? Si je suis William Godwin (1) , je dois obéir à ma propre raison, sachant que « la raison n’est pas un principe en soi et n’a pas vocation à nous pousser à l’action ; d’un point de vue pratique, il s’agit simplement du rapport et de l’équilibre qui s’établissent entre différents sentiments. Mais « la raison » , même si elle ne nous pousse pas à l’action, est destinée à régler notre conduite, en fonction des valeurs relatives qu’elle attribue aux différentes excitations ». Sachant aussi que « le gouvernement est une question de force et non de consentement ». Quelquefois, la pression du gouvernement est très forte et assortie de sanctions. Nous devons alors répondre ceci : « Vous êtes dans votre rôle en enchaînant le corps et en limitant nos actions […] Annoncez vos sanctions et nous ferons le choix de nous soumettre ou de les souffrir. Mais ne cherchez pas à asservir nos esprits. »
Avais-je ce cher William en tête ? Sans en avoir conscience, ce n’est pas impossible. Toujours est-il que je me suis promené avec le petit papier. Surtout peut-être pour ne pas avoir d’emmerdement. Je me suis donc « soumis ». Je n’avais aucune idée de ce qu’il était préférable de faire dans une telle situation, bien que je me sois assez vite rendu compte qu’il en était de même pour les « autorités », non seulement politiques mais aussi scientifiques, qui se contredisaient sans arrêt…
Sans contact autre que téléphonique, avec mes enfants et petits enfants, avec les copains et aussi avec les migrants que je connais.
Je suis donc sorti avec mon petit papier pour faire des courses et aussi pour faire le tour de mon quartier. Je rencontrais des gens que je ne connaissais pas, ou seulement de vue. On se saluait, avec les « gestes barrière » bien sûr ! On se disait parfois quelques mots et on partageait un sourire. Quelquefois un petit groupe de jeunes, dont le teint, dans mon quartier, est généralement un peu foncé, s’écartaient aimablement pour me laisser passer, tout en continuant à discuter. Des bribes de conversation m’ont fait deviner qu’il était devenu difficile de se procurer du shit. J’ai compatis intérieurement car moi, qui ne devrais pas fumer (de tabac !), confiné solitairement chez moi, je ne l’ai jamais autant fait !
Il y eut aussi ces applaudissements à 20h. Aux fenêtres, on saluait les voisins. Ce confinement, paradoxalement a créé des liens dans le quartier. S’ils avaient existé avant, on peut imaginer que nous aurions été capables de nous organiser face à la pandémie, puisque, si nous ne savions pas grand-chose des risques réels, nous nous serions vite rendu compte que les « autorités » en étaient au même point. Et si cette solidarité subsistait, ce qui est malheureusement peu probable, cela pourrait servir. Cela irait dans le sens de ce que Godwin, encore lui, désigne comme « l’euthanasie du gouvernement », qui mourrait de sa belle mort parce que devenu inutile ! C’est un peu dans le même sens que vont les initiatives comme Notre-Dame des Landes et d’autres qui se créent un peu partout en France mais aussi dans le Rojava ou le Chiapas. L’anthropologue Philippe Descola (qui ne se réclame pas de l’anarchisme) affirme dans une émission de France Culture du 19 janvier : « Il ne sert à rien de s’adresser à l’État, puisqu’il est à l’origine des multiples exploitations, il faut se passer de lui et créer des structures autonomes. »
Une conséquence importante de ce confinement a été de nous faire considérer le corps de l’autre comme dangereux, contre lequel il faut donc édifier une barrière. Quelle expression ! : une barrière , donc un mur entre soi et l’autre. Mais le corps parle, il s’exprime d’une façon beaucoup plus authentique, ou en tous cas complémentaire aux mots qu’on utilise. Lorsqu’on est en présence de l’autre, il nous dit par les expressions de son visage et l’attitude de son corps son approbation ou son désaccord, son ennui, son enthousiasme, etc. Et nous faisons de même. Le téléphone, ni même la vidéo ne peuvent remplacer la présence physique. Nous sommes donc restés fondamentalement isolés.
Dé-confiné
On n‘est pas impunément pendant plusieurs semaines incité à se méfier des autres. L’espèce humaine est une espèce sociale, qui a besoin de vivre en groupe. Comme les loups, par exemple (de loin moins destructeur que les hommes : le loup n’est pas un homme pour le loup !). Quand on sort de notre grotte, on ne sait pas trop quoi faire. Si je vais revoir mes enfants, je ne pourrai pas les embrasser, on n’est plus habitué. Et puis toujours les gestes barrière ! Avec une collègue, nous sommes retournés au squat rencontrer les jeunes qui voulaient discuter avec des psychologues et j’ai revu l’un d’entre eux individuellement, comme avant. Sauf qu’une séance d’analyse reichienne psycho corporelle, avec chacun un masque et à un mètre de distance, ce n’est pas évident !
Sur un plan plus militant, on va essayer de se voir localement dans mon syndicat (CNT Santé Social), de partager nos expériences et nos espoirs. Mais voilà que les politiques veulent consulter tous les soignants. Évidemment, il va avoir des paroles de réconfort, ils vont laisser tomber (provisoirement) la réforme des retraites. Et puis ça va être les vacances et l’enthousiasme d’avant le confinement est un peu tombé. Il va peut-être renaître…
On a beaucoup vanté les « avantages » du travail à domicile. Le premier avantage à mon avis est surtout pour les patrons qui éloigne ainsi un risque pour lui : Au travail avec les autres, on peut au moins les rencontrer et éventuellement, pendant une pose ou avant l’entrée ou après la sortie, parler, se connaître et n’être pas seulement un pion isolé dans une machine économique qu’on peut critiquer puisqu’on la connaît mieux, plus concrètement, que ceux qui la dirigent et n’y cherchent que le profit !
La prochaine fois, saurons-nous pratiquer l’autogestion ?
Alain Thévenet
(1) William Godwin, Enquête sur la Justice politique. Atelier de création libertaire, 2005 pp 33-34 et 169.