Il y a quelques décennies ce slogan a coûté sa place à un présentateur TV. Il y a quelques mois, il a valu son élection à Nicolas S. Alors, pour éloigner cette peur, tous ceux qui profitent de la domination et de l’injustice ont recours à ce qui leur a toujours été utile : faire naître, ou favoriser des peurs : peur de l’étranger, de ces « sans » qui sont de plus en plus nombreux dans nos rues à tendre la main, à nous solliciter aux feux rouges, en troublant la paix provisoire et illusoire de notre habitacle automobile. De ces jeunes qui envahissent nos allées en fumant des substances suspectes et en riant très fort, alors qu’il n’y a vraiment pas de quoi rire. Si on expulse les étrangers, avec la violence qu’on sait, si on sanctionne les irresponsables qui tentent de les protéger, si on multiplie les contrôles de police, c’est pour notre bien, c’est évident, pour protéger notre tranquillité. Alors, il faut aider ceux qui nous protègent, et dénoncer : dénoncer les parents sans papiers d’enfants scolarisés, dénoncer les jeunes qu’on voit trop souvent regroupés et qui fomentent sans doute quelque complot terroriste en liaison avec Al Quaida.
« Le gouvernement par la peur est une recette aussi vieille que la domination », écrit Jean-Pierre Garnier en ouverture du dossier de ce numéro. Nos démocraties ne reconnaissent pas volontiers le recours à ce sentiment peu avouable, qui évoque des temps anciens et obscurs, même si elles savent parfaitement l’orchestrer dans ses diverses modulations. Nos mœurs libérales tolèrent mal les intimidations trop évidentes, le consentement est sollicité pour éviter ou cacher la coercition, les peurs latentes sont canalisées pour obtenir l’adhésion. Il s’agit à cette fin de mettre en évidence les risques envisageables (sociaux, politiques, naturels), évalués par les « experts » du pouvoir. Ce pouvoir serait capable, et seul capable, de nous en préserver, selon un « principe de précaution » justifiant l’instauration d’une société du contrôle généralisé (La « société du risque » : une peur qui rassure).
Encore faudrait-il nous interroger sur ce nous rassembleur qui serait mis en danger dans notre « société mondiale du risque ». Posant cette judicieuse question, et dénonçant un amalgame destiné à camoufler les inégalités et les conflits réels, Jean-Pierre Garnier relève que les risques (toujours estimables) pris par les décideurs ont peu de choses en commun avec ceux qu’encourent effectivement les classes dominées, fragilisées et menacées dans leur vie professionnelle et familiale.
Appliqué au départ à la protection de l’environnement naturel, le principe de précaution englobe désormais l’ensemble des sphères de l’activité humaine. Le secteur urbain, avec ses « zones de dangerosité », étant appelé à devenir un de ses principaux champs d’exercice.
Définir, dans le brouillard flottant des inquiétudes et des frayeurs, les vraies peurs, les risques qui les justifient, les précautions nécessaires pour nous en préserver, voilà le rôle qui échoit en dernier ressort à l’État. Définissant les actions légitimes pour rétablir la sécurité, l’État légitime les peurs utiles à l’extension du contrôle de la population (Ronald Creagh, La France et ses peurs légitimes). Se proclamant la seule autorité compétente en cas de danger collectif, instance régulatrice des risques et protectrice des plus faibles, il prend en charge la sécurité des citoyens en échange de leur docilité. Ne pouvant plus ouvertement « faire peur », il fait reconnaître sa nécessité et sa légitimité en rassurant face aux risques qu’il met en relief. Mobilisant en vagues d’inquiétude les inquiétudes vagues, l’État affermit la dépendance des sujets. Et cette dépendance est encore consolidée par les occasions « d’épanouissement personnel » de la société marchande, qui constituent autant de nouveaux pièges étendant le domaine du contrôle.
Piège aussi cette réalisation de soi dans le travail où, avec le risque du dégraissage et du chômage, la reconnaissance du « mérite » opère bien moins que la « pression », le management de la peur qui fait dégringoler ses effets d’étage en étage.
Comment échapper aux manipulations politico-commerciales, à la solitude de la concurrence et à l’isolement de l’épanouissement privé ? Par la résistance lucide, dit Ronald Creagh, et par nos capacités de solidarité créative. Un retournement positif de la peur aussi est possible, ou plutôt l’élan pris dans une peur salutaire (Alain Thévenet, Angoisse, peurs et liberté). Sous la forme de l’angoisse, la peur nous dit que le choix existe, qu’au-delà des risques entrevus s’offre la joie de la fugue et de l’action libératrice, libératrice au moins des énergies bloquées. C’est une brèche ouverte dans l’enfermement. Sur le plan collectif également, sur le plan de l’histoire, la fugue hors des situations anxiogènes est une issue. Dans l’émotion de la révolte et de la colère collectives se revivent, se ravivent, les émotions d’anciennes ruptures et l’effervescence de précédentes brèches dans l’histoire. Une nouvelle allégresse balaie alors, en affrontant les dangers encourus, les représentations dépressives et l’imaginaire figé imposés par la rhétorique et les spectacles de l’idéologie jusque-là dominante.
Les émotions collectives sont dangereuses pour le pouvoir politique si elles se fixent sur des objets qui lui échappent. Un des mécanismes sociaux du contrôle de l’anxiété parmi les plus efficaces consiste à donner un objet clairement identifiable à la crainte, à la cristalliser en une peur déterminée qui voile les conflits sociaux. C’est à quoi sert la désignation de l’ennemi source de tous les dangers, explique Eduardo Colombo (Les chemins de la peur). Ennemi extérieur, quand la situation internationale s’y prête, mais aussi et surtout l’ennemi intérieur : le membre des « classes dangereuses », mais aussi le déviant et l’hérétique, et d’abord l’ennemi infiltré qui sape la stabilité de notre société. Ce mécanisme du bouc émissaire fabrique de nos jours la figure menaçante de l’immigré, instrument ou propagateur d’un Islam conquérant et terroriste.
Tant que les méthodes de persuasion, de conditionnement et de dérivation restent efficaces et suffisantes, les pouvoirs évitent la coercition brutale ou la limitent à des secteurs marginalisés. Mais ils en reviennent à l’emploi de la force et de la violence dès que leur domination ou le fonctionnement de l’économie capitaliste risquent d’être ébranlés par une crise profonde ou un mouvement social de grande amplitude. Annick Stevens, qui a amorcé dans le numéro 17 de Réfractions une analyse des mouvements sociaux dans quatre pays d’Amérique latine, montre ici comment au Mexique, l’État d’Oaxaca a mis en branle tout son appareil répressif pour mater la rébellion des populations. Et comment, et pourquoi, tout particulièrement dans la capitale, les stratégies de propagation de la terreur ne parviennent pas à saper la détermination des rebelles (Détermination contre terreur au Mexique).
Cette étude des mouvements sociaux en Amérique latine se poursuit dans notre rubrique TRANSVERSALES par un entretien avec l’écrivain et journaliste politique uruguayen Raúl Zibechi. Il met en lumière leur effort vers une double dispersion du pouvoir : la désarticulation du centralisme étatique et la mise en place de formes d’organisation multiples et diversifiées, sur des bases horizontales et communautaires (Disperser le pouvoir : un espoir en Amérique latine).
Si, dans nos démocraties libérales, nous pensons en avoir fini avec les régimes de terreur, nous ne devons pas oublier pour autant qu’il n’y a pas, sur le plan social et politique, de progrès irréversible, que la peur peut toujours être relayée par la terreur. Nous en avons des exemples dans des périodes et contrées pas très éloignées. Et les nouvelles du monde nous parlent tous les jours de régimes répressifs solidement installés. Revenant sur deux régimes qui, sur des modes certes différents, ont appuyé leur domination sur la terreur, le nazisme en Allemagne et la dictature militaire en Argentine (1976-1983), Heloisa Castellanos décrit les ravages durables produits dans la vie psychique des individus par une politique systématique et violente de la peur et de l’arbitraire (Les âmes qu’on malmène).
Ce dossier sur la peur, sur les formes diverses de son expression et de son usage, se prolonge à travers de nouvelles rubriques : dans un témoignage, Eduardo Colombo fait retour sur les antécédents de la dictature argentine à propos de Joaquin Penina, le fusillé de Rosario et des autres « disparus » des années trente. Dans les COMMENTAIRES, qui proposent des analyses plus développées que nos habituelles notes de lecture – celles-ci conservent leur place habituelle –, Pierre Sommermeyer retient d’un ouvrage collectif sur « les logiques totalitaires en Europe » le cas de la terreur généralisée sous le système soviétique, tout en interrogeant les présupposés et les points aveugles des auteurs.
Dans ces commentaires encore, on pourra lire les réflexions d’Edouard Jourdain sur les trois « essais de philosophie anarchiste » de Daniel Colson (Islam, histoire, monadologie) et un article du même Daniel Colson sur l’utile réédition de la Coutume ouvrière (1913) de Maxime Leroy. Cette étude célèbre mais longtemps ignorée présente le grand intérêt, d’une part de mettre en évidence l’originalité d’une conception libertaire du droit, d’autre part d’aider à comprendre pourquoi le projet libertaire a pu rencontrer les premiers développements du mouvement ouvrier. Autre retour sur notre passé, le témoignage de Thom Holterman sur Arthur Lehning, ce militant anarchiste et anarcho-syndicaliste dont la vie a couvert tout un siècle et qui s’est exprimé aussi en historien. Il a été le fondateur en 1935 de l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, et c’est dans le cadre de cet institut qu’il a publié à partir de 1961 les monumentales « Archives Bakounine ».
En TRANSVERSALE, Uri Gordon aborde le problème du conflit entre la Palestine et Israël sous un angle qui n’est pas celui, certes envisageable, de la peur, mais celui de l’examen critique d’un certain nombre de prises de position anarchistes sur la question des « luttes populaires de libération contre des occupants » (Anarchisme, nationalisme et nouveaux États). C’est une interrogation qui revient aussi ces temps-ci dans le « travail de mémoire » sur la guerre d’Algérie.
La commission de rédaction
Sous le titre que nous avons retenu, Politiques de la peur, est paru aussi en octobre 2004 un numéro bien fourni de la revue lignes (176 p., 17 euros). Pour le sommaire, voir
http://www.editions-lignes.com/public/catalogueRevue.php