Article paru dans le Monde libertaire de novembre 2018.
Le débat chez les anarchistes et leurs amis à propos de la Palestine entre les deux guerres
C’est une question qui est débattue dans nombre de groupes. En 1934 la revue Plus loin (1925-1939)1 aborde la question à partir d’un récit de voyage en Palestine. Un article du numéro 111 expose les termes d’un débat qui se continuera là et ailleurs jusqu’à la guerre.
Selon le rédacteur de cet article cet exposé a été « le point de départ d’une discussion extrêmement vive sur le sionisme et l’antisémitisme ». Les extraits qui suivent sont assez clairs, ils n’ont pas besoin de plus de commentaires. Il faut juste se rappeler qu’ils sont vieux de près d’un siècle. Ils sont classés par thèmes.
Le sionisme : Maintenant il crée un nouveau patriotisme, il aspire à la formation d’un nouvel Etat, il veut avoir son drapeau, et, pour certains de ses adhérents, il va jusqu’au fascisme. En même temps les prêtres en ont tiré parti, et on constate une reprise de l’activité religieuse.
Le procédé de la colonisation sioniste est bien différent de celui de l’expropriation militaire
La colonisation comporte […] des installations collectives, formant de véritables communautés, qui appliquent les principes du communisme. Ce qui est sympathique dans le sionisme, c’est justement qu’il se présente à nous comme un vaste laboratoire d’expériences sociales. Chaque colonie est un essai libre suivant des méthodes différentes. Les unes pratiquent l’effort individuel. D’autres, et c’est la majorité, sont des collectivistes ou communistes, parfois à tendances anarchistes, mais sans étiquette politique. Toutes sont re1iées par un réseau coopératif qui est le soutien de leur développement. On s’y préoccupe beaucoup du développement intellectuel
Les juifs, eux, voient dans le sionisme le moyen de se libérer, d’avoir une patrie, de prendre conscience d’eux-mêmes et de leur propre dignité. Nous voulons ainsi échapper au mépris que tous les nationalistes font peser sur nous. Mais un mouvement nationaliste cherche à en profiter, un mouvement nationaliste et religieux allant jusqu’au pro-fascisme. Le résultat le plus clair du formalisme religieux est d’empoisonner tout le monde. Le sabbat en Palestine est plus rigoureux que le dimanche anglais, il y a 50 ans !
La question arabe : il existe une organisation syndicale ouvrière bien vivante, et, ce qu’il y a d’intéressant. C’est que les ouvriers juifs s’efforcent d’élever les ouvriers arabes à leur niveau.
Quant aux Arabes, ce sont, quant à la masse, des individus illettrés, arriérés, impulsifs et très suggestibles, vivant dans une véritable misère physiologique et restant sous l’influence des Arabes riches, lesquels n’ont aucun sens de la civilisation moderne. Ils font une charité inefficace, mais n’ont créé aucune œuvre d’entr’aide sociale (hôpitaux, etc.). II n’y a rien de vivant comme effort de coopération arabe.
Eh ! bien, en Palestine, un juif, qui prêchait l’accord et l’entente avec les arabes, a été assassiné par des juifs qui s’intitulent révisionnistes et qui sont en réalité des fascistes juifs
La question arabe se pose. Je n’ai pas beaucoup de renseignements sur elle. Tout ce que je peux dire, c’est que l’agitation arabe paraît avoir été principalement une machination politique et une petite combine anglaise. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a eu exaspération d’un nationalisme par l’autre. En bien comme en mal, c’est grâce aux juifs que les arabes ont pris conscience d’eux-mêmes.
La question juive : Le sionisme est une expérience, intéressante sans doute mais forcément très limitée, qui ne saurait aboutir à résoudre la question juive, ni à supprimer l’antisémitisme. Pourquoi vouloir travailler à la ségrégation des juifs ? On ne peut pas forcer les juifs à. l’assimilation. On s’y est souvent efforcé au cours des siècles et on n’a pas réussi. Il peut y avoir des exemples individuels. Mais la race juive et l’esprit juif sont irréductibles. On a renforcé l’esprit d’exclusivisme qui a trop longtemps régné parmi les juifs, car ils ont toujours cru et ils croient encore être le peuple élu. C’est ainsi qu’on reproche aux juifs d’avoir un esprit irritant, parce qu’ils ont la manie de mettre tout en question. Or ce défaut ils l’ont en commun avec les anarchistes, et, à cet égard, l’esprit critique juif, parce qu’il n’est pas aveuglé par les préjugés habituels […], a rendu · parfois service à la propagande révolutionnaire.
Débattre !
Cette discussion avait été précédé d’un autre deux années plus tôt. Cette revue avait invité le fondateur de la Société contre l’antisémitisme (aujourd’hui la LICRA) Bernard Lecache. Deux choses sont à retirer de ce compte rendu (Plus loin N°89 1932), Lecache déclarant « Je suis anti-sioniste parce que le sionisme réduit le droit des Juifs à n’être libres que sur un point limité du globe, sans d’ailleurs y parvenir, et qu’il ne saurait résoudre la question de l’antisémitisme » L’autre point est la qualification radicale de ceux que la presse d’aujourd’hui appelle timidement l’extrême droite israélienne. Pour Lecache il s’agit de fascistes : « La thèse des fascistes juifs ou sionistes d’extrême-droite (Jabotinsky) est que, puisque nos ancêtres ont été les maîtres du pays, nous avons un droit supérieur sur ce pays. Dans un texte programmatique intitulé le mur de fer2, publié en 1923 Jabotinsky avance qu’« il n’y a pas le plus mince espoir d’avoir l’accord les Arabes de la terre d’Israël pour que la "Palestine" devienne un pays avec une majorité juive » plus loin dans cet article il réitère son affirmation et entrevoit la situation actuelle « Cette colonisation ne peut, par conséquent, continuer et se développer que sous la protection d’une force indépendante de la population locale, un mur de fer infranchissable par la population indigène. Voici, in toto, notre politique pour les Arabes. La formuler autrement ne serait que de l’hypocrisie ».
C’est dans ce contexte là que quelques années plus tard Ida Mett, contestera, la façon dont la Révolution Prolétarienne 3 aborde la question de l’existence d’un foyer juif en Palestine. Au mois d’Aout 1937 elle y signe son dernier article titré Trotsky parle de Makhno. Mais en Octobre de la même année cette revue (N° 257) annonce en couverture un article sur la Palestine signé par l’animateur de la R.P. Robert Louzon. A la page 14, il est question en titre des développements de la seconde phase de l’intervention britannique. A la fin de son article Louzon fait un parallèle entre la reprise en main de la Palestine et ce qui fut fait en Egypte par la puissance britannique. Les principaux leaders palestiniens ont été exilés dans les Seychelles, parce que, dit-il, ils s’opposaient à ce que l’on enlève aux habitants traditionnels de la Palestine (arabes et israélites) toute une partie de leur pays pour la donner à des colons européens. Louzon note à ce propos ceci : Je dis bien : des colons ‘’européens’’. Il n’y a en effet que les juifs et les antisémites pour croire encore que les juifs d’Europe sont des sémites. Il s’appuie pour avancer cela sur une conférence que fit Renan au Cercle Saint Simon. Plus loin dans le même article cet auteur parle de l’impérialisme anglo-sioniste puis anglo-juif que les Palestiniens feront reculer.
Devant cette attitude Ida Mett ne peut que rompre. Dans le livre Juifs et anarchistes paru aux Editions de l’Eclat (2001) Sylvain Boulouque cite une partie du courrier que cette militante envoie aux responsables de la revue : « "Alors, toute la presse mondiale qui est aux mains de la finance juive" [...] Quelle honte d’avoir de pareils propos dans les colonnes de la Révolution prolétarienne. [...] En tant qu’internationaliste, j’élève ma protestation contre la souillure des colonnes de la Révolution prolétarienne par la peste raciste. » Elle fait suivre sa lettre d’un post-scriptum : « Je proteste également contre la terminologie employée par Louzon dans ces notes sur la Palestine, qui qualifie de colons des Juifs qui se sont réfugiés en Palestine en quittant des pays d’où ils sont chassés d’une façon abominable. [... Non, camarade Louzon, ce ne sont pas des colons [...] ce sont des réfugiés venus en Palestine, au même titre qu’ils pouvaient venir en France, par exemple ; ce ne serait pas pour coloniser la France, mais pour y chercher asile ».
Au même moment, d’une façon différente la question juive est abordée au sein de la CNT espagnole. Un anarchiste juif marocain, Ben-Krimo4 en appelle, par un courrier, au secrétaire du comité national Mariano R. Vasquez. Il demande de faire de telle sorte que le décret d’expulsion des juifs datant de 1492 pris par les Rois catholiques soit aboli. Ben Krimo avance que ce serait une façon d’agrandir le nombre d’ami de l’Espagne révolutionnaire et d’ouvrir un front au Maroc. La réponse de Vasquez est claire : « Il convient néanmoins de préciser que nous ne pouvons pas battre le fer contre le vieil édit sur l’expulsion des Juifs d’Espagne et réclamer son abrogation pour ouvrir les portes du pays à tous ceux qui souhaiteraient s’établir ici. Ce n’est pas possible, car cela reviendrait incontestablement à prendre l’une des décisions les plus contre-révolutionnaires que nous puissions prendre. Nous savons parfaitement qu’un capitalisme d’une importance d’exploitation considérable s’installerait immédiatement ici, ravivant en conséquence les vieux systèmes. Nous allons probablement perdre du terrain sur nos conquêtes sociales et assister au retour d’une partie du système antérieur au 19 juillet. Mais de là à ce que nous œuvrions en faveur de l’instauration d’une domination capitaliste en Espagne – et il n’en serait pas autrement si nous ouvrions la porte aux Juifs -, il y a un abîme ».
Le débat dépasse le milieu français. Emma Goldmann5 le 28 Aout 1938 intervient pour répondre à Réginald Reynolds, un pacifiste britannique, critique radical de l’impérialisme britannique qui affirmait en 1937, que “ L’immigration juive en Palestine a commencé peu après la première guerre mondiale. Elle a été puissamment soutenue par des intérêts capitalistes importants, qui ont obtenu des concessions profitables dans la Mer morte. Les propriétaires fonciers arabes ont vendu leurs terres aux nouveaux venus, mais les Arabes, dans leur ensemble, n’avaient rien à gagner et tout à perdre, dans cette opération » Il continuait en disant « Le pays qui avait été une patrie pour les Arabes pendant des générations fut livré à une race (sic) étrangère en raison du prétexte fragile qu’il avait appartenu aux Juifs 2000 ans auparavant ! » Son article est publié dans Spain and the World organe anarchiste publié par Freedom Press en Angleterre en soutien à la révolution espagnole. Suite à cet publication Reynolds est accusé d’antisémitisme.
En 1938 Emma Goldman intervient dans le journal Freedom à ce propos. Dans un courrier adresser à « nos amis anarcho-sionistes là bas » elle dit ceci : « Comme je le connais bien, j’ai pu assurer en toute tranquillité à mes amis juifs que Reginald Reynolds n’a pas le moindre atome d’antisémitisme dans son esprit, même s’il est vrai que son article donne malheureusement une telle impression. »
Elle va exposer une opinion qui reflète bien celle que l’on retrouvera dans le mouvement anarchiste après la guerre. « De fait, je m’oppose depuis de nombreuses années au sionisme, qui n’est que le rêve des capitalistes juifs dans le monde entier de créer un Etat juif avec tous ses accessoires : gouvernement, lois, police, militarisme, etc. En d’autre termes, ils veulent créer une machine étatique juive pour protéger les privilèges d’une minorité [de Juifs] contre une majorité [de Juifs] ». Puis elle ajoutera ceci : « Peut-être mon éducation révolutionnaire comporte-t-elle quelques graves lacunes, mais on m’a toujours appris que la terre devait appartenir à ceux qui la cultivaient. Ses sympathies profondes pour les Arabes ne devraient pas empêcher Reginald Reynolds de reconnaître que les Juifs ont cultivé la terre en Palestine. Des dizaines de milliers d’entre eux, des idéalistes jeunes et dévoués, sont partis en Palestine pour cultiver la terre dans les conditions très difficiles que sont celles des pionniers. Ils ont défriché des terres abandonnées et les ont transformées en terres fertiles et en jardins fleurissants. Attention : je ne dis pas que les Juifs ont davantage de droits que les Arabes, mais le fait qu’un socialiste affirme que les Juifs n’ont rien à faire en Palestine me semble exprimer une étrange conception du socialisme ». Elle va ensuite argumenter sur le droit des sionistes comme de tous les juifs à l’indépendance nationale. Elle finira ce texte en précisant que sa position n’est pas dictée par mes origines juives. Elle ajoutera J’ai combattu toute ma vie pour l’anarchisme, seul capable de mettre fin aux horreurs du régime capitaliste et de garantir l’égalité et la liberté à toutes les races et tous les peuples, y compris les Juifs. Reynolds répondra en contrant vigoureusement les argument d‘Emma Goldman.
En France, Daniel Guérin organisera en 1939 un colloque sur la situation en Palestine avec la participation de révolutionnaires juifs, arabes et anglais6.
Aout 39 le nazisme plonge le monde dans la guerre. Un monde qui en sortira tout à la fois transformé et traumatisé. Beaucoup de militants juifs anarchistes mourront dans les camps de concentration comme le père du mathématicien Grothendieck, Alexander Shapiro, d’autres survécurent comme Voline.
Pierre Sommermeyer
1 - https://bianco.ficedl.info/article1675.html
2 - https://www.legrandsoir.info/le-mur-de-fer.html
3 - Consulté mai 2018 http://cras31.info/spip.php?article50
4 - Son vrai nom est Léon Azerrat Cohen)
5 - La totalité de cet échange est consultable le sur le site web Ni patrie ni frontière
http://www.mondialisme.org/spip.php?article1147
6 - Consulté mai 2018 http://www.danielguerin.info/tiki-index.php?page=Chronique+biographique