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Après la guerre de 14-18
Article mis en ligne le 11 juillet 2018
dernière modification le 11 juillet 2019

Les juifs dans la guerre de 14-18

Dans toute l’Europe les juifs se vivent comme des citoyens à part entière du pays où ils vivent. Ils vont donc participer à l’effort national demandé de quelque côté de l’affrontement. Ce sera pour eux comme un témoignage de leur appartenance sans réserve à leur pays, un démenti catégorique aux antisémites qui les accusent d’agir dans l’ombre. Les chiffres parlent d’eux mêmes. Durant les quatre ans de guerre, plus de 1,5 million de Juifs sont mobilisés dont 500 000 Russes. Plus de 36 000 combattants Juifs français sur 180 000 âmes juives de France et d’Algérie et à comparer à une population totale de 39 millions d’habitants. 96 000 Juifs Allemands sont enrôlés sur 480 000 Juifs allemands, sur une population de 65 millions d’habitants. 50 000 Juifs britanniques combattront sur 270 000 Juifs britanniques pour 46 millions d’habitants en Grande-Bretagne. A partir de 1917, 250 000 Américains juifs les rejoignent. Sans oublier les 20 000 Juifs engagés volontaires dans les forces anglaises. Sur 13 millions de morts de la Première Guerre mondiale, on recense 170 000 Juifs morts, dont 90 000 Russes, 12 000 Allemands, 8 500 Britanniques et 6 800 Français.

Après la guerre

Au lendemain de cette guerre horrible, beaucoup tentèrent de faire porter la défaite sur les juifs comme en Allemagne, avec le mythe du coup de couteau dans le dos. Ils seront aussi les responsables de la révolution en Russie. En France, en recherche de reconnaissances, beaucoup adhéreront aux Croix de feu. Pourtant là comme ailleurs l’antisémitisme sera de retour bien virulent dans les milieux d’extrême droite.

Beaucoup de militants juifs s’exileront aux Etats unis ou au Canada. Ils interviendront dans les luttes, dans la presse américaine avec par exemple la Freie Arbeiter Stimme qui existera plus de 80 ans. Ils l’étaient aussi au Canada. Dans une lettre envoyée en 1930, à E. Armand, un anonyme raconte cela : En parlant du mouvement au Canada, j’entends le mouvement anarchiste chez l’élément de langue française ; je laisse de côté celui de langue anglaise qui comprend surtout des juifs de toutes provenance : Russie, Hongrie, Bohème, etc… et qui, entre eux, emploient cette langue, qu’il parlent atrocement, pour se comprendre mutuellement.

En Russie pendant le moment révolutionnaire de 17-21 la question de l’antisémitisme apparait comme dans cet article de la Revue anarchiste de 1922 : Ici je relèverai un fait que je considère de grande importance : c’est l’absence d’antisémitisme dans le mouvement anarcho-makhnoviste. Ceux qui racontent les fables des pogromes anarcho-makhnovistes mentent effrontément. À ce mouvement prirent part de nombreux juifs révolutionnaires. Et ce seul fait suffit à détruire la légende de l’antisémitisme des anarcho-makhnovistes.

L’idée d’aller en Palestine va refleurir. Rappelons nous que pendant la même période le Foyer juif en Palestine se construit et se développe tandis qu’en Europe l’antisémitisme devient dès 1933 une composante essentielle du nazisme au pouvoir.

L’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure

Un gros travail de reconstruction théorique de l’anarchisme est fait dans les années qui suivent la fin de la guerre. Il s’incarne dans ce grand œuvre impulsé par Sébastien Faure dès 1925. Il s’agit de l’Encyclopédie anarchiste. Publiée entre la fin des années 1920 et le début de la décennie suivante elle a comme ambition d’apporter les lumières et l’énergie qui seront nécessaires à ceux qui « animés de l’Esprit de révolte seront résolus à se libérer ». Il s’agit de regrouper toutes les connaissances que peut et doit posséder un militant révolutionnaire ; de les présenter dans un ordre méthodique, en conformité d’un plan général bien conçu et bien exécuté ; et enfin de les exposer sous une forme simple, claire, précise, vivante, à la portée de tous.

C’est en son sein que l’on va retrouver non seulement le sionisme, par le biais de colonies progressistes mais, hélas, des traces d’antijudaïsme.

A l’entrée Judaïsme on peut lire ceci « Les juifs de France, affranchis par la Révolution française, abandonnent peu à peu ces méticuleuses pratiques. La plupart des jeunes juifs deviennent libres penseurs, socialistes ou anarchistes » jusque là tout va bien puis le lecteur tombe là-dessus : « il y en a beaucoup qui épousent des chrétiennes - surtout si elles sont riches ». C’est signé G. Brocher et ce fut publié au début des années trente.

La notice sur l’antisémitisme sera rédigée par Voline (1882-1945) qui de par son extraction (son vrai nom est Eichenbaum) sait de quoi il parle. Il énonce clairement tout ce qui va rendre difficile par la suite la compréhension du fait juif par les anarchistes. Il reprend à son compte l’affirmation de Reclus disant : « les Juifs constituent, à certains égards, une nation, puisqu’ils ont conscience d’un passé collectif de joies et de souffrances, le dépôt de traditions identiques ainsi que la croyance plus ou moins illusoire à une même parenté. Unis par le nom, ils se reconnaissent comme formant un seul corps, sinon national du moins religieux, au milieu des autres hommes ». Voline ajoute « C’est avec un certain sentiment de fierté, de supériorité même, - sentiment parfois trop souligné - que, généralement, les Juifs gardent et portent, à travers le temps et l’espace, leurs qualités... et leurs défauts ».

Si Voline ne qualifie pas d’antijudaïsme l’hostilité immémoriale contre les juifs il reconnait que le terme même d’antisémitisme est récent et que son sens est différent : « Ce terme lui-même surgit à cette époque précisément. Cependant, le mouvement porte aujourd’hui un tout autre caractère. Il a changé d’aspect. Le sentiment religieux n’y joue plus qu’un rôle secondaire et auxiliaire, ou même ne joue plus aucun rôle du tout ».

Il est inutile de paraphraser ce que Voline disait au début des années trente. Il suffit de le citer : L’antisémitisme de nos jours a deux bases. D’une part, il est l’expression d’une nouvelle vague de nationalisme, du chauvinisme le plus écœurant, dont la poussée fut favorisée par les événements de la fin du siècle passé (guerre franco-allemande), ceux du commencement du XXe siècle (guerre russo-japonaise, rivalités et luttes coloniales et économiques entre plusieurs grands pays capitalistes, nouvel élan du mouvement internationaliste et révolutionnaire stimulant les tendances opposées) et, surtout, par la guerre et les mouvements divers de 1914-1918. D’autre part, il est le résultat d’un calcul et d’une action politiques de certains gouvernements qui cherchent ainsi, comme ce fut déjà le cas aux temps lointains, à faire dévier le mécontentement, les colères populaires.

Plus loin dans sa notice il ajoutait cela : L’antisémitisme n’est aujourd’hui, qu’une des faces les plus hideuses du nationalisme le plus bas ; une des manœuvres, un des instruments de la réaction la plus farouche. Il est une des plaies saignantes de notre société en pleine putréfaction. Il est une des manifestations de la contre-révolution en marche qui, profitant de l’ignorance, de l’inconscience des uns, de l’impuissance momentanée des autres, joue sur les plus mauvais instincts pour arriver à ses buts. Voline décédera le 18 novembre 1945 sans avoir pu prendre connaissance de ce qui prit par la suite le nom de Shoah.

C’était avant le nazisme en action. Le régime hitlérien avec ses affidés se chargera de réaliser tout cela et même plus que cela. Un autre auteur de cette Encyclopédie est Camillo Berneri (1897-1937). Il publiera un peu plus tard, en 1935 aux éditions Vita un curieux opuscule intitulé Le juif antisémite . On peut déduire de sa collaboration à l’œuvre commune qu’il avait lu l’article de Voline et que d’une certaine façon il continue cette réflexion sans en être partie prenante, donc avec un certain recul.

Mais qu’est ce que donc un juif ?

Berneri va beaucoup lire pour tenter de comprendre cela. Il a du parcourir l’Encyclopédie de S. Faure qui contient un grand nombre de fois le mot juif (480). A la lecture du livre de Berneri le lecteur s’aperçoit que le juif, en tant qu‘individu comme en tant que concept passe à travers les doigts de l’auteur sans pouvoir s’y fixer. Soixante ans plus tard un sociologue juif, Zygmunt Baumann , qualifiera nos sociétés actuelles de liquides. Dans une interview il explicite son idée en ces termes « Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister… Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la « modernité liquide ». C’est bien ce qui se passe dans cet écrit.

C. Berneri utilise le biais des différentes attitudes des juifs par rapport au refus de leur judéité pour essayer de comprendre ce qu’ils sont. Pour lui en effet « le Juif n’existe pas mais les juifs sont là ». Il va tenter tout du long de comprendre ce paradoxe. Il va poser la question nationale et reprendre à son compte l’assertion de Reclus « les juifs constituent une nation puisqu’ils ont conscience d’un passé collectif de joies et de souffrances, le dépôt de traditions identiques ainsi que la croyance plus ou moins illusoire à une même parenté » .

Il va séparer la judéophobie et la haine des juifs : « l’antisémitisme se présente comme une théorie raciste et comme une attitude sociale tandis que l’antijudaïsme et l’anti-mosaïsme sont essentiellement des attitudes théologiques ou philosophiques ». Pour Berneri il y a trois catégories, l’anti-mosaïsme (rejet de la loi), l’anti-judaïsme (rejet des juifs) et l’antisémitisme qui est dit-il « une théorie raciste et comme une attitude sociale tandis que l’antijudaïsme et l’anti-mosaïsme sont essentiellement des attitudes théologiques ou philosophiques ». Il ne croit pas à l’existence d’une race juive mais à un fait : « les juifs sont là ! ». C. Berneri va consacrer un chapitre entier de sa brochure à Otto Weininger, philosophe viennois qui se suicida à 23 ans après avoir écrit semble-t-il des ouvrages importants tel que Sexe et caractère qui sera considéré entre autres comme un exemple d’antisémitisme. Converti au christianisme Weiningner considère le judaïsme comme « l’extrême de la couardise. […] Notre époque n’est pas seulement la plus juive mais la plus féminine. […] Comme les femmes, les Juifs collent ensemble, mais ne s’associent pas comme des individus libres ».
Avant de s’attaquer à Karl Marx, Berneri n’oublie pas Proudhon dont il dira qu’il est possible, en se basant sur les écrits de ce dernier, de dire que « Proudhon a été seulement antijudaïque en tant que nationaliste et antimolochiste en tant que socialiste ».

C’est pourtant le théoricien londonien qui va être l’objet d’un règlement de compte pendant 16 pages sur les 100 que contient cet opuscule. Berneri va s’attaquer donc à Marx, tout en prenant un curieux détour : « Je considère Karl Marx comme un antisémite non à cause de ce qu’il a écrit sur les juifs mais à cause de ce qu’il n’a pas écrit et fait en faveur des juifs ». Ayant dit cela il reprochera à certains polémistes de faire de Marx un ancêtre doctrinal en citant hors contexte certains des jugements marxiens, tout comme « James Guillaume, aveuglé par sa haine, a présenté Marx comme un pan-germaniste à la Bismarck. ». Une fois ceci asséné il n’en a pas fini avec le théoricien allemand. Il s’inspire du Karl Marx d’Otto Rühle pour déclarer que « L’évasion du judaïsme de Karl Marx fut due à un complexe d’infériorité dont l’orgueil et l’avidité de succès et de puissance furent les protestations évidentes » Berneri va s’acharner sur Marx dans les pages suivantes. Son réquisitoire commencé page 62 se termine page 78 par cette phrase assassine « Le peu d’importance de la question juive reste pour moi la preuve la plus évidente d’un refoulement mental de son entité sémite. » A la lecture de ces pages il est difficile de faire la part de la critique du supposé antisémitisme de Marx et du désaccord politique propre à un anarchiste.

Nous terminerons par ces quelques phrases qui résument bien la positon de cet éminent militant qui mourra bientôt assassiné par les communistes en Espagne :
« Un juif peut lutter pour l’émancipation juive, mais il ne peut le faire qu’en étant contre la tradition religieuse et nationaliste du judaïsme et contre les tendances petites-bourgeoises qui prévalent chez les juifs »

Les sans-patrie juifs me paraissent particulièrement destinés à fonder les bases de la grande famille humaine. Alors le Juif errant d’hier et d’aujourd’hui sera dans la Terre promise : promise à l’homme par sa volonté d’histoire de liberté et de justice. Ce n’est pas Dieu qui appelle : écoute Israël. C’est la douleur universelle. C’est le monde du Travail qui marche, malgré les fils barbelés des préjugés nationaux et de caste, vers un avenir meilleur ».
Le lecteur aura remarqué tout comme moi qu’aucune référence n’est faite au nazisme qui fait plus que pointer son nez, ( ce texte est paru en 1935) ni au sionisme qui se renforce en Palestine.

Pierre Sommermeyer