Historiquement, au cours de sa brève existence, et à l’exception de quelques velléités très minoritaires (avec et autour de Tolstoï par exemple), l’anarchisme a toujours affirmé son refus de toute religion, théoriquement et pratiquement, et non parfois sans une grande violence, comme en Espagne en 1936. Cette position antireligieuse du mouvement libertaire se heurte cependant, dans le contexte actuel, à une redoutable difficulté. Là où l’anarchisme est né et où il réunit toujours l’essentiel de ses (faibles) forces – en Europe –, le Christianisme est exsangue (actuellement). La seule et véritable menace religieuse à laquelle nous nous trouvons confrontés (en Europe toujours, pour ce qui concerne les anarchistes de cette région du monde, nous en l’occurrence), c’est l’Islam, et avec lui l’Islam intégriste dans lequel les anarchistes d’aujourd’hui ne manqueront pas par ailleurs, de reconnaître – avec horreur ou stupéfaction – plusieurs aspects de leurs propres pratiques passées : violence, spontanéité et autonomie d’action, caractère populaire sinon ouvrier du recrutement, par exemple. En attendant qu’un mouvement anarchiste significatif ne naisse dans les pays et dans les milieux d’origine musulmane, on voit mal de quelle façon les anarchistes (massivement d’origine européenne et chrétienne) pourraient chausser de nouveau leurs bottes antireligieuses contre l’Islam. Sauf à réenfiler avec elles celles de l’ethnocentrisme et du colonialisme (comme en France, pendant la guerre d’Algérie), se retrouver aux côtés de Gollnisch, Régis Debray, Chevènement et autres « républicains » de droite et de gauche, et réaffirmer la supériorité civilisatrice d’une civilisation européenne qui l’a pourtant suffisamment fait savoir pendant plus d’un siècle de domination coloniale dont on mesure mieux d’un point de vue libertaire (mais tardivement) le caractère particulièrement répugnant.
Cette difficulté de l’anarchisme, sur le terrain de la lutte antireligieuse, à sortir du carcan colonialiste et impérialiste de l’histoire européenne et (accessoirement) à éviter des alliances douteuses avec ce qui subsiste d’un camp laïc et républicain ranci par les années, n’est pas seulement d’ordre conjoncturel. Plus profondément ou durablement, elle tient aux conditions d’apparition du mouvement libertaire. En effet, comme toute chose, l’anarchisme est né en un lieu et un moment précis : en Europe, au milieu du XIXe siècle de l’ère chrétienne pour ce qui le concerne. Avec deux conséquences.
1. Sur le terrain social et politique tout d’abord, lorsqu’aux côtés de toutes les autres forces de la modernité, plus ou moins bonnes ou mauvaises suivant les cas et les situations (bourgeoisie, capitalisme, libéralisme politique, scientisme, technique, etc.), le mouvement anarchiste a dû affronter les vieilles dominations longtemps hégémoniques des institutions religieuses [1].
2. Mais sur le terrain de la pensée également dans la mesure où, face aux arguties autoritaires et retorses de la théologie et dans l’âpreté de son combat, l’anarchisme ne s’est pas privé d’utiliser toutes les ressources (non moins retorses et autoritaires) de la raison moderne, de la logique et de la philosophie qui au même moment s’imposaient un peu partout, à l’école, dans le travail, l’économie et le développement des sciences et des techniques. Au risque de se transformer ainsi en une simple variante extrémiste et minoritaire du large éventail de la modernité républicaine, libérale et démocratique.
L’anticléricalisme politique et social
Il n’est pas indispensable de discuter longuement la première de ces deux conséquences. C’est certainement la plus évidente, mais aussi la plus circonstancielle. Concrète et immédiate, la lutte antireligieuse des premiers mouvements libertaires participait d’un combat multiforme contre les forces oppressives en Europe au XIXe et au début du XXe siècle, en particulier dans les pays latins et catholiques, là où les institutions religieuses s’affirmaient le plus visiblement comme forces autonomes, privilégiées et dominatrices. État, Église et capital, armée, clergé et patronat, constituaient alors les trois visages (« analogues » disait Proudhon) d’une même domination, particulièrement visible et aux liens pratiques et théoriques évidents. Une analyse plus détaillée exigerait cependant de voir en quoi ce modèle circonstanciel d’affrontement était déjà (au XIXe siècle) lui-même particulier ou local, propre aux régions catholiques (et orthodoxes ?) de l’Europe, là où la religion passait par un clergé et des institutions puissantes, nombreuses et professionnalisées. Dès cette époque, dans les pays protestants par exemple, les choses étaient en partie différentes. Les rapports (non moins oppressifs en leur genre) du lien religieux y fonctionnaient autrement, d’où, peut-être, les formes particulières que les mouvements libertaires ont pu y revêtir (moins de violence ou affirmation de la non-violence, absence d’anticléricalisme, changements individuels sur le terrain des mœurs et de la morale, etc.). Laissons ici de côté les vastes régions du monde alors dominées par l’Europe, et l’hypothèse que, dessillés des illusions aveuglantes et catastrophiques de la suffisance et de l’oppression coloniales, les anarchistes aient pu penser leur lutte antireligieuse dans le cadre de l’animisme africain par exemple (autrement que dans les fourgons des hygiénistes, des administrateurs et des inspecteurs scolaires), du monothéisme sans clergé de l’Islam sunnite, ou de la complexité invraisemblable du polythéisme hindou, sans rien dire non plus du caractère étrange (à nos yeux) des réalités mystico-religieuses de la Chine et de l’Asie.
Un siècle plus tard tout a changé de toute façon. Le dehors impensé (par l’anarchisme) de l’ancienne Europe coloniale est toujours là, malgré les succès impressionnants d’un capitalisme niveleur et destructeur. Il est même dedans, avec l’Islam (principalement sunnite) par exemple, et bientôt un nombre toujours plus significatif d’autres courants culturels et religieux. Quant au « pensé » du vieil adversaire chrétien, principalement catholique, on peut dire qu’il n’est plus là ou alors dans un état de délabrement que l’on a du mal à imaginer, même si sa résurrection (sous une autre forme de toute façon), est évidemment toujours possible, mais dans une perspective théorique et pratique « d’éternel retour » qui ouvre à l’anarchisme lui-même de tout autres perspectives.
L’anarchisme, la modernité et les pièges de la pensée religieuse
Le second effet des circonstances de la naissance de l’anarchisme – en Europe, au milieu du XIXe siècle de l’ère chrétienne – pose davantage de problèmes. En particulier sur la nature de l’anarchisme et de sa pensée, non plus seulement dans le cadre restreint du lieu de sa naissance ou au cours des quelque soixante-quinze ans de son premier développement, mais à l’échelle beaucoup plus vaste de l’histoire et du monde, dans ce que l’on peut en attendre, pour nous, pour d’autres, et pour plus tard. La position que je voudrais soumettre à la discussion pourrait se résumer en deux points en partie contradictoires :
1. Le premier est le plus important. Produit de la modernité européenne, mais tardivement, au moment où celle-ci était sur le point de déployer tous ses effets (bons et mauvais), l’anarchisme, dans sa dimension sociale et pratique (les différents mouvements ouvriers à caractère libertaire), comme dans sa dimension théorique (les textes de Proudhon et de Bakounine principalement), constitue une rupture radicale avec cette modernité qui l’a vu naître.
2. Mais à ce premier point il faut aussitôt ajouter un second qui vient le contredire. Pour une série de raisons qui paradoxalement tiennent également au caractère radicalement nouveau de l’anarchisme, et en dépit du caractère très souvent explicite de ses expérimentations et de ses affirmations initiales (dont la violence, l’ironie, la colère et les coups de ses adversaires n’ont jamais manqué de souligner le caractère intempestif), l’anarchisme n’a pas, de son côté, évité complètement, dans l’âpreté de ses combats, de ses débats et de ses justifications, mais aussi au lendemain de ses défaites, de reprendre parfois à son compte – contre son propre mouvement – des représentations et des cadres de pensée qu’il s’efforçait pourtant si fortement de détruire par ailleurs. Sur le terrain de la raison par exemple, trop souvent réduite au rationalisme étroit et utilitariste du formatage scolaire. Sur le terrain de l’individualisme, trop souvent confondu avec sa forme moderne du capitalisme triomphant. Sur le terrain de l’éducation et de la diffusion des idées, trop souvent réduites à l’idéalisme instrumentalisé de la propagande. Mais aussi, et pour ce dont il est question dans ce texte, sur le terrain de l’histoire émancipatrice, trop souvent perçue à travers le double mirage d’une réforme ou d’une révolution identifiées au progrès ou aux mystères encore plus épais de la dialectique hégélienne et du matérialisme historique.
Et c’est ici que nous retrouvons – une première fois – la question religieuse, la façon dont la modernité a cru dépasser les croyances religieuses alors même qu’elle les reprenait à son compte, et la façon dont l’anarchisme a pu parfois être conduit à faire siennes à son tour les illusions de cette modernité. Comme le remarquent Bakounine et Nietzsche, on ne se débarrasse pas si facilement de Dieu et des dominations bien réelles que son ombre impose à notre vie. Chassé par la porte il revient par la fenêtre, non sous la forme d’immigrés illettrés et clandestins, supposés apporter avec eux des croyances dépassées par l’histoire, mais au cœur même de la modernité la plus arrogante. En effet, comme l’ont perçu avec acuité Proudhon, Bakounine et Nietzsche, c’est au moment où les sociétés occidentales estimaient avoir définitivement dépassé la question religieuse qu’elles adoptaient sa dimension la plus despotique : la croyance dans la destinée de l’humanité, l’adhésion à la vieille providence divine transformée en déterminisme historique ; l’affirmation d’un devenir inéluctable du progrès et de la raison confié à la tutelle de la science et de l’État ; la soumission à des étapes historiques nécessaires, justifiant, sous couvert de pédagogie et de « civilisation », la domination mondiale de l’ordre et des intérêts occidentaux ; l’espérance dans l’avenir radieux d’un monde humain enfin réconcilié avec lui-même où le paradis garanti par le despotisme des prêtres et la loi religieuse – mais ailleurs et plus tard – était fermement invité, au nom de la raison historique (dialectique ou non), à se transformer en despotisme immédiat, mis en œuvre par l’État, les partis et les savants.
La répétition de ce qui est
Après plus d’un siècle de catastrophes et la réduction des prétentions de l’Occident à une fuite en avant économique destructrice, et à terme tout aussi catastrophique, sans autre raison d’être que le nihilisme de sa reproduction indéfiniment élargie, le mouvement libertaire a enfin la possibilité, sinon d’offrir – peut-être – une espérance immédiate effective, tout au moins de mettre à jour la force et l’originalité de son inspiration première, la signification de ses expérimentations passées.
L’anarchisme est né à une date et à un endroit précis, mais comme tout autre chose il ne constitue pourtant en rien le moment particulier d’un devenir historique extérieur et forcément divin qui lui donnerait son sens et ses lois, et dont il conteste justement les prétentions dominatrices. En chacun de ses combats, aussi minuscules qu’ils puissent être, en chacune des situations extrêmement diverses où il a pu et peut se déployer, en chacun des êtres collectifs (Proudhon) ou des agencements, tout aussi collectifs (Deleuze), qui lui donnent corps à un moment et dans un lieu donné, le mouvement libertaire ne se réfère à aucune instance extérieure qui justifierait et ordonnerait ses actes et ses pensées. Dans ses affirmations théoriques comme dans ses expérimentations pratiques, il ne prétend pas être autre chose que les seules situations et circonstances chaque fois singulières qui le font être, hier comme aujourd’hui, ici comme ailleurs. En effet, pour l’anarchisme, et comme le rappellent sans cesse ses textes, ses pratiques et ses proclamations, il n’existe que des situations singulières qui se suffisent entièrement à elles-mêmes, qui disposent chacune de leur propre raison d’être, nous dit Bakounine, à l’exclusion de toute autre, puisque à l’intérieur de ce que l’on peut appeler la néo-monadologie anarchiste, tout être, toute situation, tout événement, tout moment, porte en lui-même – sous un certain point de vue – la totalité de ce qui est, la totalité des réalités possibles en bon comme en mauvais, l’ailleurs comme l’ici, les choses passées comme les choses présentes et futures. En autorisant ainsi cette liberté et cette affirmation absolues que proclament les écrits libertaires, que les différents mouvements libertaires sont parfois parvenus à faire naître – en Espagne, en Ukraine et ailleurs –, mais que toute entité, tout événement porte également et potentiellement en lui-même, puisque sans elles rien ne serait.
Intempestif au présent qui l’a vu naître, mais par excès de ce qu’il affirme, de la totalité qu’il porte en lui, l’anarchisme, à l’inverse de tous les despotismes qu’il refuse, n’est pas pour autant une vérité supérieure et éternelle, une fin et un commencement absolus prétendant, à la façon du Christ, du Coran ou de la Modernité, généraliser et déifier les formes et le moment particulier de son apparition, les transformer en calendrier et en événement transcendants, en modèle indépassable de toutes les situations à venir. À la généralisation du particulier propre au despotisme (de l’État, de la Science, du Capital et de la Religion), l’anarchisme oppose l’universalisation du singulier [2]. L’apparition – au milieu du XIXe siècle, en Europe – des textes et des révoltes anarchistes, bien loin d’instituer un modèle ou de poser un acte et un principe fondateurs, ne constitue que la répétition (au sens théâtral de ce mot) de tous les textes et révoltes à venir. Là où, comme le dit encore Deleuze, « le théâtre de la répétition s’oppose au théâtre de la représentation », puisqu’à la façon du premier nymphéa de Monet, « ce n’est pas la fête de la Fédération qui commémore ou représente la prise de la Bastille », mais « la prise de la Bastille qui fête et qui répète à l’avance toutes les Fédérations » [3]. Et c’est pourquoi Léo Ferré peut s’écrier qu’il parle et prend date pour dans dix mille ans, non qu’il se sente incompris présentement et qu’il s’autorise à le dire à son public, mais parce qu’effectivement son affirmation d’aujourd’hui répète ce qui sera redit et refait demain et plus tard encore, une multitude infinie de fois dont chaque occasion singulière, cause unique d’elle-même, se trouve être, demain comme aujourd’hui, à la fois la même et une autre.
Mais ce que l’anarchisme peut en direction d’un avenir déjà là, il le peut également en direction d’un passé qui ne passe jamais. Voilà ce que la néo-monadologie anarchiste de Proudhon permet d’affirmer. Opposé une nouvelle fois aux prétentions et aux illusions despotiques de la modernité, l’anarchisme ne fait jamais « table rase » du passé. Comme toute autre entité possible, il en est l’héritier, l’héritier vivant d’un passé qui ne meurt pas, dans un rapport où – contrairement à la transmission des titres, des propriétés, des dogmes et des États, ce « grand cortège triomphal » dont parle Benjamin, chargé du « butin » arraché à la multitude infinie de tous ceux qui « jonchent le sol [4] – c’est toujours le vif qui, en se répétant, saisit le vif. Il ne s’agit donc pas seulement ici d’un argument logique pour qui oppression et émancipation, tristesse et joie, souffrance et bonheur, soumission et révolte, n’auraient évidemment pas attendu l’apparition de l’anarchisme pour nouer et déchirer l’existence des êtres humains dans un combat incessant dont il conviendrait de se souvenir (ne serait-ce que pour en tirer des leçons) et de célébrer la mémoire (avec des plaques, des monuments, des musées, des noms d’école, des anniversaires commémoratifs et autres devoirs de mémoire). L’argument anarchiste dont il s’agit ici relève d’une approche néo-monadologique pour qui toutes les situations et les expériences passées, bonnes ou mauvaises, heureuses ou malheureuses, effectuées ou non, sont toujours présentes comme possibles, au cœur même des situations et des expériences présentes qui, en les répétant à leur tour, chacune suivant sa qualité et sa perspective particulières (oppressives ou émancipatrices), choisissent de les affirmer de nouveau et autrement, en constituant ainsi ces séries discontinues de devenirs que Landauer appelle traditions [5], là où « tout regard qui plonge dans le passé ou le présent des groupements humains est un acte qui porte sur l’avenir et construit cet avenir » [6].
L’anarchisme et l’histoire religieuse de l’humanité
De ce qui précède on peut tout d’abord tirer deux grandes conséquences.
1. Libérés du lourd modèle théologique de l’histoire, tel qu’il avait été répété scrupuleusement et tout aussi lourdement par la modernité, nous ne sommes plus obligés de nous étonner ou de nous scandaliser du « retour » du religieux. Le religieux « revient », mais comme toute chose, à travers la série infinie et imprévisible des événements et des situations que ce mot répète et modifie à son tour. Le religieux « revient », et il est à la fois le même et pourtant chaque fois différent et surprenant, dans l’archaïsme de ce qu’il ramène comme dans le caractère facétieux ou sinistre de ses nouveautés et de ses inventions – dans la morale laïque et athée par exemple, ou encore dans la pensée révolutionnaire la plus anti-religieuse, mais aussi bien sûr sous ses formes apparemment les plus traditionnelles alors même que leur déjà vu nous prépare d’imprévisibles surprises.
2. Libérés des prétentions exorbitantes et dominatrices de la modernité européenne et occidentale, nous ne sommes plus obligés de nous référer à l’étroit canton d’une Europe amputée de son passé. À la suite d’Elisée Reclus et de son étonnante tentative pour décrire la « variété infinie » des civilisations et des « individualités géographiques », pour faire la généalogie des mille manières dont « la nature prend conscience d’elle-même », pour mettre à jour « le lien intime qui rattache la succession des faits humains à l’action des forces telluriques » et la façon dont « la société actuelle contient en elle toutes les sociétés antérieures » [7], nous pouvons à notre tour nous tourner vers l’ensemble des cultures humaines présentes et passées que cette modernité avait cru trop facilement abolir et qu’elle s’efforce toujours de recouvrir sous le filet de ses équivalences et la généralisation du marché et de la marchandise. Aux innombrables expériences et situations des traditions qui ont vu naître l’anarchisme – un jour et en un lieu – nous pouvons joindre les ressources infinies des autres cultures et traditions, déconstruire, pour elles comme pour nous, les rapports de domination dans lesquelles elles sont prises, sélectionner et associer, ailleurs comme ici, toutes les révoltes, affirmations, spontanéités et modes d’être nécessaires à une transformation émancipatrice de ce qui est. Nous pouvons répéter un mouvement qui se réclame de l’anarchie, de sa multiplicité et de ses différences, mais aussi de la capacité des êtres à ne dépendre que d’eux-mêmes, de la singularité de leur rapport au monde puisque chacun d’entre eux, sous le point de vue qui le rend unique et irremplaçable, est porteur de tous les autres.
Et c’est ici que nous retrouvons la question religieuse. Un retour qui pour le coup n’autorise plus aucun compromis. En effet : dès lors que l’anarchisme affirme son refus des distinctions modernes entre le présent (la modernité) et le passé (toutes les périodes antérieures), entre l’ici (l’Occident) et l’ailleurs (le reste du monde), il lui faut bien expliquer comment il peut hériter de ce passé et de cet ailleurs, les faire siens, alors même qu’ils sont si fortement et si durablement marqués par des représentations religieuses dont l’anarchisme refuse radicalement la dimension oppressive. Comment peut-on hériter de ce que l’on refuse ? Sans doute, et comme ce texte s’efforce de le montrer, l’anarchisme dispose-t-il, théoriquement, des moyens de penser un héritage auquel, pratiquement cette fois, aucun être présent n’échappe par ailleurs, y compris lorsqu’il prétend faire table rase de tout. Comme le montre la néo-monadologie anarchiste, si le passé ne passe pas et si l’ailleurs est ici, c’est à travers une répétition où tout événement présent, toute situation présente, tout être présent est à la fois le même et un autre, et ceci à travers un processus incessant d’évaluation, de sélection, de séparation, de recomposition et de réagencement de ce qui est, d’expérimentations pratiques et théoriques où peut justement se construire un mouvement émancipateur capable de défaire toute forme d’oppression. Mais comment cette recomposition libertaire des forces issues du passé, cette volonté de ne rien laisser perdre des moments émancipateurs (même les plus menus et les plus fugitifs) pourrait-elle opérer au cœur même des rapports oppressifs, et plus particulièrement de rapports religieux où la figure de Dieu et des dieux constitue justement la justification la plus achevée de la domination et de la dépossession de soi-même ? Parmi les nombreuses manières de répondre à ces questions on peut, pour conclure et à titre provisoire (ou de programme), proposer trois approches possibles – de la plus extérieure à la plus intérieure, de la plus grossière à la plus fine – et qu’il resterait à mener à bien.
1. La première est certainement la plus grossière et la plus contestable. De façon humoristique, on pourrait la rapporter à l’image évangélique du partage entre le bon grain et l’ivraie. Comment séparer le bon grain des révoltes et des luttes du passé, de l’ivraie de leur travestissement religieux ? Comment, grâce à l’anarchisme et au milieu du fatras des croyances et des pratiques anciennes, mettre à jour et distinguer des révoltes et des luttes forcément privées de la conscience d’elles-mêmes puisque l’anarchisme n’existait pas encore [8] ? Révoltes mises à nu, radicalement coupées des oripeaux idéologiques qui les ont d’abord enveloppées, luttes sans mots pour dire leur vérité (ou dont on aurait coupé le son), sans projets et sans drapeaux adéquats à ce qu’elles sont (à nos yeux), parce que soumises aux brumes et aux mensonges d’une perception primitive du monde, cette première exhumation du passé peut ainsi sembler très proche du regard moderne dénoncé dans ce texte, le simple inventaire historique d’un passé doublement mort, parce que passé et parce que soigneusement séparé de ses expressions subjectives. Mais on ne touche pas impunément au passé. Cette première réappropriation savante et comptable d’un passé réduit à une simple préhistoire peut bien être rudimentaire et grossière. Elle n’échappe pas aux implications de l’approche monadologique. Ne serait-ce qu’en raison de l’écho que ce passé très particulier de révoltes, de luttes, d’oppression et de souffrances (les bâtisseurs de la grande muraille en Chine, Spartacus et les esclaves romains, la sécession de la plèbe romaine, etc.) risque toujours d’avoir en nous comme dans le cœur (ou l’âme ?) du savant le plus ossifié, que ce soit sous la forme vague et négative du regret, du manque, de la mauvaise conscience et de la perte, mais aussi parce qu’en touchant de tels événements nous ne pouvons pas, à la façon de l’angelus novus de Walter Benjamin, ne pas être tentés de « ressusciter les morts », et de « nourrir » ainsi notre « force » présente de la vie, de l’autonomie et de l’affirmation subjective des révoltes et des oppressions du passé [9].
2. Il existe une seconde façon de se réapproprier le passé. Elle est proche de la première, car il s’agit également pour elle de séparer le bon grain des révoltes (ou des rapports de classes et d’oppression) de l’ivraie des illusions et des habillages idéologiques et religieux dans lesquels elles sont prises. Mais cette séparation se veut à la fois plus fine, plus large et plus respectueuse de l’autonomie et de l’affirmation subjective propre à chacun de ces événements. Pour elle, il ne s’agit plus seulement de distinguer entre d’une part des pures situations d’oppression et de révolte, et d’autre part une conscience erronée de ces situations qu’il conviendrait, au nom de la modernité par exemple, d’écarter radicalement. Dans cette seconde approche, plus subtile ou plus anarchiste parce que soucieuse de l’autonomie de l’autre, il s’agit au contraire, de considérer qu’il existe forcément un lien entre la dimension subversive et émancipatrice de ces événements du passé (ou d’ailleurs) et les raisons qu’ils se donnent, les déploiements discursifs et imaginaires qui donnent corps à leur autonomie subjective. Il ne s’agit plus seulement d’accueillir des luttes passées dépouillées de tout ce qui fit leur singularité, entièrement livrées à notre interprétation réductrice et objectivante, mais au contraire des luttes disposant de leurs propres justifications, déployant leur propre raison d’être (Bakounine), affirmant leur propre autonomie subjective, certes plus ou moins religieuses ou étranges à nos yeux, mais porteuses par elles-mêmes d’une expression et d’énoncés émancipateurs originaux – sui generis disait le latiniste Proudhon -, capable de nous étonner en tout cas et d’enrichir nos propres raisons d’agir et de lutter. Révoltes chinoises des turbans jaunes taoïstes (IIIe siècle), avec leurs cultes et leurs étranges banquets où femmes et hommes mêlent égalitairement leur souffle, ismaéliens réformés d’Alamut, avec leurs forteresses et leur interprétation tout aussi étrange de l’Islam (XIIe siècle), néo-franciscains de l’Italie chrétienne du XIIIe siècle, hussites tchèques du XVe siècle, camisards protestants des Cévennes, ou mouvements juifs hassidiques de l’est de l’Europe ne constituent pas seulement les moments les plus visibles d’une lutte des classes archaïque mais objective et le plus souvent imperceptible. Taoïsme, Islam, christianisme et judaïsme plus ou moins déviants mis en œuvre par les grands mouvements de révolte transmis par l’histoire (chichement et pour ne s’en tenir qu’à ces courants religieux) ne sont pas des habillages plus ou moins mensongers qui, faute d’un projet révolutionnaire explicite encore à naître, seraient parvenus à tromper les révoltés qui se réclamaient d’eux, à les asservir à l’ordre religieux et idéologique qu’ils croyaient dénoncer et combattre et dont ils n’auraient été finalement qu’une variante. Dans cette seconde appropriation du passé, il convient au contraire de prendre au sérieux l’infléchissement radical et la singularité de la recomposition que les révoltés opèrent au sein des idéologies religieuses de leur temps, ce que cette singularité peut nous apprendre et ce que nous pouvons à notre tour prendre en elle.
3. La troisième et dernière façon de s’approprier et de répéter les différents héritages émancipateurs du passé ne peut qu’être esquissée. Bien que dans le prolongement de la seconde, elle se distingue très nettement des deux autres. Elle n’opérerait plus par images et donc par simple distinction extérieure, que ce soit en isolant radicalement les luttes émancipatrices du fond social, culturel et religieux dont elles émergent (mais en les privant ainsi de tout point de vue propre) ou en faisant la part du feu entre les représentations religieuses et oppressives d’alors, et les tentatives plus ou moins originales et désespérées des révoltés et des déviants pour les utiliser et donc les retourner contre elles-mêmes, faute de mieux, en attendant les idéologies révolutionnaires à venir. Dans cette troisième manière de se réapproprier le passé, il s’agirait au contraire – par retour à l’inspiration première de l’anarchisme, comme par retour à l’origine de toute chose – d’étendre notre évaluation et notre analyse des rapports d’oppression et d’émancipation à l’ensemble des forces et des rapports composant ces sociétés passées, et donc à des représentations, des perceptions et des relations qu’il est convenu de qualifier de « religieuses » mais qui, hier comme aujourd’hui – de la plus grande à la plus petite de ses compositions –, portent en elles la totalité des possibles.
Daniel Colson