Céline, Rassinier dans la presse anarchiste
par Pierre Sommermeyer
Cet article est paru dans le Monde libertaire de mars 2019.
* * *
Abordons maintenant deux affaires qui vont occuper le devant de la scène libertaire. La première concerne Céline, l’auteur de Voyage au bout de la nuit, la suivante l’affaire Rassinier aura des répercussions bien des années plus tard.
.
Céline et son voyage au bout de la nuit
La question de l’antisémitisme reviendra lorsque le probable retour en France de Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline devient d’actualité. Auteur à succès, célébré pour son Voyage au bout de la nuit il est aussi celui qui a écrit des pamphlets antisémites virulents. Collaborateur, il va suivre l’équipée d’un gouvernement français en exil à Sigmaringen d’où il sera exfiltré et se réfugiera au Danemark. En 1951, amnistié, il rentre en France. Le Libertaire va se saisir de la question. Curieusement !
Nous emprunterons l’essentiel de ce qui suit à Floréal et à son blog [1] . Le 15 décembre 1949 s’ouvrait à Paris le procès intenté contre l’écrivain Louis-Ferdinand Céline, alors en exil au Danemark et accusé d’avoir, par ses écrits, « porté atteinte au moral de la nation en temps de guerre ». Le comité de rédaction du Libertaire va s’intéresser à cette affaire et confier à Maurice Lemaitre, futur poète lettriste, en charge des pages culture, le soin de mener une enquête auprès d’un certain nombre de personnalités de l’époque. Le 13 janvier 1950, dans un article intitulé « Que pensez-vous du procès Céline ? », d’où émane une bienveillance certaine à l’égard de l’écrivain, le rédacteur du Libertaire présente ainsi son enquête : « Le procès de l’auteur du Voyage au bout de la nuit est en cours. Fidèles à notre tradition et pensant que ce procès est plus significatif qu’il apparaît à première vue, nous ne laisserons pas passer l’occasion de mettre devant leurs responsabilités tous les petits conspirateurs du silence, tous les « dans son intérêt il vaut mieux pas… », tous ceux qui ne veulent pas se mouiller, en un mot. Nous poserons la question bien franchement : Que pensez-vous du procès intenté à Louis-Ferdinand Céline ? »
Après avoir énuméré les accusations lancées contre Louis-Ferdinand Céline (lettres parues dans la presse de la collaboration, relations littéraires avec l’Allemagne, position prise contre la Résistance, fuite sous protection allemande, antisémitisme virulent), Maurice Lemaitre conclut son article en ces termes : « Céline a sans doute à se justifier, voire même à répondre de certaines « maladresses », mais à se justifier devant qui ? devant quoi ? Sous une autre forme, une autre occasion, réapparait la critique anarchiste de la justice bourgeoise. La question de la responsabilité et de l’engagement antisémite et collaborationniste de Céline est réduite à des « maladresses » ! Le nombre de réponses à son appel ainsi que la qualité de leurs auteurs est intéressant et montre que le Libertaire à cette époque est vraiment au contact du monde de la culture. On y trouve les noms de Jean Paulhan, Louis Pauwels, Albert Paraz, écrivain et ami de Céline, Albert Béguin, directeur de la revue Esprit, Charles Plisnier, Aimé Patri, Paul Rassinier, présenté « ex-concentrationnaire », Paul Lévy, directeur de l’hebdomadaire Aux écoutes, Marcel Aymé, ainsi que la rédaction du Populaire, une publication socialiste de l’époque. Il s’y dégage une certaine unanimité pour célébrer le talent littéraire de l’accusé, son génie même, pour certains, et estimer que ce procès est inutile, ridicule ou même honteux. Seuls Plisnier et Béguin prennent leurs distances. Pour le premier, Céline est « l’un des plus grands pourrisseurs de la conscience libre ». Pour le second après le Voyage Céline n’a plus écrit une ligne valable. Tout le reste est divagation d’un cerveau malade ou ignoble explosion de bassesse. Tout antisémitisme est répugnant, mais celui de Céline, gluant de bave rageuse, est digne d’un chien servile".
Dans le numéro suivant du Libertaire, Lemaitre continue son plaidoyer en faveur de Céline. Le procès fait à Céline est un procès de sorcellerie. Ce dernier a d’ailleurs envoyé au
Libertaire un message où l’on peut lire ceci : Cher ami. Voilà qui fait du bien dans l’état crevant où je me trouve ! et la meute au cul nom de Dieu ! Quel hallali ! Dix ans qu’on me traque. Pante, voué à toutes les routes du monde ! Quelle vie ! de cachots en huttes glacées ! Ah, « Hors la loi », cher Libertaire, c’est moche ! Surtout vioque – cinquième fois grand-père, vous imaginez ! Ils vont quand même me passer bientôt au pal, j’imagine. – Je suis promis à la foule – animal d’arène – la foule, la plus grande hypocrite du monde. Je voudrais me traîner là-bas pour voir, si je peux… mais je suis à bout… à plus tenir debout… même pour la curée faut encore une bête à peu près sur pattes ! Je voudrais pourtant les voir en face… Votre bien amical, L.-F. Céline " . Dans ce numéro on trouve les noms d’André Breton, Jean Galtier-Boissière, directeur du Crapouillot, Albert Paraz, Jean Dubuffet, René Barjavel, Gaëtan Picon, Morvan Lebesque, futur collaborateur du Canard enchaîné. Seul Breton prend ses distances : Mon admiration, ne va qu’à des hommes dont les dons […] sont en rapport avec le caractère. C’est vous dire que je n’admire pas plus M. Céline que M. Claudel, par exemple. Avec Céline, l’écœurement pour moi est venu vite ; il ne m’a pas été nécessaire de dépasser le premier tiers du Voyage au bout de la nuit, où j’achoppai contre je ne sais plus quelle flatteuse présentation d’un sous-officier d’infanterie coloniale. Il me parut y avoir là l’ébauche d’une ligne sordide. ».
Cette enquête prend fin avec le numéro du 27 janvier 1950. Un encadré signé par la rédaction précise qu’il ne s’est jamais agi pour nous de défendre Céline, non plus de l’attaquer. Simplement, à travers son cas, nous avons voulu nous élever contre les procès d’opinion. Précisant cela, les rédacteurs expriment par ailleurs le fait qu’un certain nombre de lecteurs trouvait qu’on en faisait trop et terminent avec cette phrase pour le moins curieuse si ce n’est choquante en l’état : Mais nous n’admettons pas que les juges qui condamnent les insoumis, les objecteurs, qui gardent en prison les mineurs, condamnent un homme qui au moins a eu, lui, le courage de ses opinions. ». Dans le même numéro on trouve cette fois les noms d’Albert Camus, de Benjamin Péret, d’Alain Sergent et de Jean-Gabriel Daragnès, peintre et illustrateur, ami de Céline. Si les deux derniers se rangent aux côté de Céline. Péret et Camus font montre d’une opposition radicale. Pour Péret : Toute son œuvre constitue une véritable provocation à la délation et, de ce fait, devient indéfendable à quelque point de vue qu’on se place car la poésie ne passe pas, quoi qu’en disent ses thuriféraires, par la bassesse et l’ordure ». Le poète s’insurge contre « une campagne de « blanchiment » des éléments fascistes et antisémites qui se développe sous nos yeux ». Camus abonde dans ce sens : « […] Mais vous ne m’en voudrez pas d’ajouter que l’antisémitisme, et particulièrement l’antisémitisme des années 40, me répugne au moins autant. C’est pourquoi je suis d’avis, lorsque Céline aura obtenu ce qu’il veut, qu’on nous laisse tranquilles avec son cas. »
Cinq militants du groupe Sacco-Vanzetti de la Fédération anarchiste interviennent alors, dans le même numéro : En admettant même que Céline ait « la meute au cul », écrivent-ils, cette meute ne nous paraît pas comparable à celle qui s’acharne contre les persécutés sociaux d’Espagne, de Bulgarie, de Bolivie, de Grèce, d’Europe orientale, des Indes, du Vietnam ou, sans aller si loin, d’Afrique du Nord et de France (voir mineurs, déserteurs, etc.), ce sont ceux-là, ces lampistes, ces révolutionnaires, ces inconnus sans panache, qu’il est dans la tradition du Libertaire de défendre et non ceux qui ont le mépris de la masse, ceux qui sont bien assez grands pour se tirer des mauvais draps dans lesquels ils se mettent ».
En conclusion de cet épisode je ne peux que me demander où sont passés les juifs exterminés. Vraiment oubliés ? C’est bien ce que l’on va voir avec le chapitre suivant consacré à la « question » Rassinier.
Un livre, les camps, les chambres à gaz et un débat
Il ne s’agit pas ici de faire le procès de Paul Rassinier, d’autres l’ont fait et bien mieux que je ne pourrais le faire. A cet égard le travail de Nadine Fresco [2]est incontournable . Il s’agit de comprendre comment et pourquoi le milieu anarchiste et proche a été si longtemps ouvert à son discours. Pour cela il faut se replonger dans l’atmosphère politique et intellectuelle du moment. La guerre est terminée, le nazisme a été vaincu et plus que vaincu il a été éliminé. Le monde est en train d’être partagé entre les puissances victorieuses. La conférence de Yalta en février 1945 en a jeté les bases. Les vainqueurs ont fait un procès aux vaincus à Nuremberg du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946. Les anarchistes qui ont traversé la guerre sont enfermés dans la tragédie espagnole qui avait commencé par un été, révolutionnaire, trop bref en 1936 et au cours de laquelle les stali