Réfractions, recherches et expressions anarchistes
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Éditorial
Article mis en ligne le 4 janvier 2019
dernière modification le 24 juillet 2021

par Marcira
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PLUSIEURS OBSERVATIONS OU FAITS ACTUELS ONT PRÉSIDÉ AU CHOIX du thème de ce numéro. Tout d’abord, la situation faite aux migrants et l’utilisation trouble de la catégorie de « clandestins » par les pouvoirs en place, défendant la « forteresse Europe » contre de prétendues invasions en masse tout en utilisant selon la conjoncture ces mêmes « clandestins » comme une variable d’ajustement sur le marché du travail, afin de faire baisser les coûts en introduisant de la concurrence. Ensuite, l’omniprésence des dispositifs de surveillance aux mains de l’État (police scientifique, caméras, fichages, normalisation et bureaucratisation accrues) et peut-être plus encore les formes inédites de traçage des individus induites par Internet et son monde connecté, au service de multinationales siliconiennes. Enfin, la perspective angoissante que sur tout le territoire, des mégapoles smart aux zones rurales (bien qu’avec d’évidentes variations d’intensité), ce soient désormais les gens eux-mêmes qui acquiescent avec enthousiasme à leur transformation en données à profiler. Même ceux de nos contemporains qui sont conscients semblent avoir baissé pavillon et s’accommodent du fait accompli de la mise en réseau de toute chose, d’autant plus soumis au pouvoir totalitaire des GAFAM (Google ; Amazon ; Facebook ; Apple ; Microsoft) qu’il est invisible, lisse et dématérialisé.
Dans ce contexte de contrôle renforcé et remodelé dans ses formes d’actions, il nous a semblé important de faire droit à toutes les formes de résistance qui s’organisent en prenant le contre-pied de la surexposition imposée et intègrent comme principe d’action l’exigence de ne pas être traçable. Autrement dit, d’être une entité discrète. Nous avons ainsi voulu nous intéresser aux secrets, aux discrets, aux furtifs, c’est-à-dire à ces résistants qui ont vu et voient encore dans le fait de s’organiser en secret ou de cultiver des formes de discrétion une véritable pratique sinon de subversion, du moins d’échappement au pouvoir. Et cela, parfois, au risque de la clandestinité. Pour autant, le difficile est que ces termes changent de sens en fonction du côté qui les revendique ou les utilise.
Si la discrétion, en tant que manière de ne pas (se) montrer, semble davantage l’apanage de forces défensives qui cherchent à se soustraire aux réquisits de l’identification à tous crins, la question du secret paraît déjà plus ambiguë. En tant qu’activité feutrée consistant à cacher délibérément des informations, des pratiques ou des décisions, le secret peut tout aussi bien être utilisé par le pouvoir lui-même, tout autant que par des groupes en résistance. Il s’agit donc de montrer avec le plus de clarté possible que les mouvements anarchistes ou assimilés, lorsqu’ils s’emparent du secret, le soumettent à un tout autre usage que ne le fait l’État, par exemple. Une ambivalence du même type surgit à propos de la clandestinité, dont il faudrait déjà savoir si elle est forcée, sans chance aucune d’y faire face, ou si elle n’est que subie, auquel cas il demeure possible, idéalement du moins, de contour- ner les procédures de contrôle bureaucratique. Et de la même manière, l’usage que l’État peut faire de la catégorie de « clandestinité » nous retient de la valoriser en tant que mode de résistance, quand on sait ce que signifie concrètement vivre en clandestin.
Jouer sur ces trois termes, qui désignent tout autant des pratiques que des conditions vécues, confronte par conséquent à une ambivalence que le dossier de ce numéro reflète dans sa structuration même. Un premier bloc thématique expose et détaille diverses formes d’échappement à la société de surveillance. Nous avons souhaité que différents éclairages mettent en évidence les pratiques anarchistes ou libertaires cultivant le secret et la discrétion. En recueillant les témoignages et analyses de personnes engagées contre le totalitarisme des écrans et la tyrannie des normes, en retraçant l’histoire des sociétés secrètes et leurs prolongements philosophiques actuels, en revenant de manière logographique sur l’histoire des pseudonymes dans le mouvement libertaire ou en explorant les brèches ouvertes par l’écrivain de science-fiction Alain Damasio en direction de « devenirs furtifs », les textes qui ouvrent le dossier font la part belle à ces pratiques défensives ou offen- sives qui cherchent à œuvrer dans l’angle mort du pouvoir.
Tout cela s’incarne en définitive dans des personnalités, dans des situations diverses et changeantes en fonction des époques, ce qui n’est pas sans affecter d’ailleurs la volonté de se rendre invisible. Parfois, on cherche à se soustraire à l’identification mais, dans d’autres circonstances, à un autre moment de l’histoire, c’est la recherche de papiers en règle qui devient primordiale. Récits d’insoumis, de réfractaires, de clandestinités subies, les textes au centre du dossier reviennent sur de telles vicissitudes, tissent des ponts entre hier et aujourd’hui et narrent, de l’intérieur, des « jours d’exil », pour emprunter une expression du proscrit Cœurderoy.
Ceux-là se sont trouvés en butte au pouvoir de l’État, qui lui-même ne se prive pas d’utiliser le secret comme un outil de domination, tout comme il se réserve le droit de procéder à des mesures discrétionnaires ou de manipuler le registre de la clandestinité dans son propre intérêt. En ce sens, le secret est tout particulièrement l’enjeu d’une lutte de réappropriation : il y a des secrets d’État que l’on aimerait voir révélés (c’est là ce qui fait dans notre monde toute la réputation des « lanceurs d’alerte ») mais l’on sait aussi que le pouvoir d’État suppose de soustraire des informations au regard du public. Il nous a donc paru nécessaire de terminer ce dossier en explorant un cas très précis d’utilisation oppressive du secret dans le monde professionnel, avant de laisser place à une discussion plus générale sur la question du secret des États nucléaires comme arme de mystification généralisée des populations à l’époque contemporaine.
En dépit de la diversité des registres d’expression que nous avons choisi de mobiliser pour confectionner ce numéro, il est bien évident que ce dossier ne constitue qu’un ensemble d’aperçus de la multiplicité des problèmes politiques, géopolitiques et stratégiques posés par ces trois catégories et modalités d’action que sont la discrétion, le secret et la clandestinité. À l’ère de la surveillance intégrale et d’une servitude volontaire renouvelée où chacun participe de son identification digitale et alimente ainsi le cycle de rotation de tout ce qui peut être vendu sur la base de cette identification, il se pourrait bien que le déplacement du rapport de force passe par l’adoption diffuse d’attitudes discrètes et de pratiques secrètes. Pour autant, nous restons bien conscients que la résistance par le secret n’est pas une fin en soi. Son rôle majeur pourrait consister à servir de préparation lentement mûrie à une revendication en masse, ouverte et au grand jour, qui aurait alors d’autant plus de poids. Mais c’est une autre histoire.
La commission de rédaction




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