LE MOUVEMENT ANARCHISTE AURAIT-IL ÉCHOUÉ ? IL EST VRAI qu’après plus d’un siècle d’intenses luttes pour construire une société sans domination ni oppression le résultat désiré n’a pas été atteint. Serait-ce donc par déni de réalité que nous ne nous résignons pas à abandonner cette lutte ? Nous ne le pensons pas, car ce serait accepter l’argument fallacieux selon lequel la valeur d’une pratique, ou d’un cheminement, est contenue toute entière dans l’atteinte du but ultime qui leur est assigné. C’est dans ses multiples pratiques au jour le jour que réside le succès de l’anarchisme et son indispensable existence.
Les systèmes de domination sont multiples. Les formes libertaires de résistance le sont aussi. Leur combat émancipateur peut s’affirmer dans les luttes contre les totalitarismes et leurs systèmes de surveillance, leur contrôle des communications, comme aussi, de manière constructive, sous des modes d’autogestion anticapitaliste ou de mutuelles autogérées. Tout cela ne va pas sans débat sur des moyens comme la violence, ou des événements comme les révolutions.
Ainsi le dossier de ce numéro discute de méthodes de résistance aux nouvelles formes d’évolution du capitalisme, en l’occurrence la nouvelle hydre des Big Data, mais il raconte aussi celles, plus anciennes mais éprouvées, de l’autogestion et du mutuellisme notamment.
Tomás Ibañez ouvre le débat. Le fait de n’être ni technophobes ni apocalyptiques ne nous exempte pas d’un constat : la digitalisation galopante du monde. Elle introduit un totalitarisme de type nouveau, fondé sur les principes de contrôle exhaustif et de prévention, et, de plus, elle s’accapare de nouvelles sources de profit économique. Par ailleurs, notre résistance aux chants de sirènes du postmodernisme ne devrait pas nous exempter de prendre acte de l’actuel délitement de l’idéologie des Lumières et d’en tirer les conséquences.
Deux articles prolongent cette introduction, sur les hackers et sur la neutralité d’Internet. Ils constatent que la révolution informatique annonce un totalitarisme d’une puissance inconnue à ce jour, face à laquelle il faudra beaucoup d’imagination pour inventer des pratiques de résistance. Un survol de la mouvance anarchiste contemporaine permet de nourrir quelques espérances en ce sens.
Annick Stevens et Bernard Hennequin nous font rencontrer la Scop-Ti de Géménos. Même à petite échelle, les alternatives de ce genre ont déjà en soi de nombreux effets bénéfiques et démontrent par leur pratique qu’une organisation sans chefs ni privilèges est tout aussi possible que désirable. Certes, la forme coopérative ne garantit pas pour autant une organisation complètement libérée de la hiérarchie et de l’aliénation au travail ; mais la rotation des tâches, le salaire quasi-égal pour tous, le plan de formation pour acquérir des compétences et cette intelligence collective en marche sont séduisants.
Le texte de Julien Vignet sur le mutuellisme se rattache à un mouvement d’auto-organisation d’un grand nombre d’expériences volontairement minuscules, fondées sur le consensus et l’affinité, sans représentation ni délégation de pouvoir, radicalement autonomes, et dont la force potentielle réside entièrement sur la libre association de forces libres.
L’analyse juridico-politique de Jean-Jacques Gandini oppose frontalement droit au logement et droit de propriété. Un recours à la théorie de l’abus de droit établit que celui qui donne un usage effectif à une chose – ici le squatter d’immeuble en état de nécessité – mérite d’être protégé par rapport à celui qui l’a laissée à l’abandon – ici le propriétaire absentéiste. C’est en l’espèce le non-usage du droit de propriété qui constitue un déni de droit alors que le logement constitue un besoin social fondamental. Il y a déjà 125 ans, Pierre Kropotkine proclamait que « l’expropriation des maisons porte en germe la révolution sociale ».
Gabriel Kuhn prend de la hauteur par rapport à ce qui ressemble à un dialogue de sourds, celui entre partisans de l’action violente et les non-violents. Dans un camp comme dans l’autre, certains refusent même ce tête-à-tête. Les jugements réciproques peuvent dégénérer en exagérations. Pourtant une vaste majorité reconnaît que même un principe absolu doit trouver ses limites dans certaines circonstances. Et un mouvement qui doit s’élargir est contraint au dialogue. Celui-ci pourra se construire sur une base éthique, une discussion des rapports entre la fin et les moyens en fonction des enjeux concrets de la situation.
Enfin, dans la ligne de ses précédentes réflexions, Daniel Colson met en lumière la position originale et singulière des anarchistes au sujet de la révolution. L’ordre autoritaire et inégalitaire, logique et continu dans ses mises en forme, considère les révolutions comme des failles exceptionnelles et discontinues, porteuses ou non d’un ordre nouveau. Il s’agit toujours, pour lui, de rétablir logique et continuité, et, très vite, inégalité, autorité, contrainte et commandement. L’anarchisme s’oppose à cette conception. Bien loin de s’exprimer dans de rares et uniques moments de folie et d’utopie, l’exception des révolutions constitue, pour l’anarchisme, la trame même de toute réalité humaine aussi minuscule et ordinaire qu’elle puisse être. Et c’est à partir de cette trame discontinue, de ses potentialités de révolte et de libre association, que l’anarchisme peut prétendre affirmer la possibilité d’une authentique émancipation.
C’est parce que c’est dans des situations de fort conflit social que s’éprouve la validité ou non des analyses anarchistes que nous avons voulu consacrer une transversale aux récents événements d’outre-Pyrénées. Qu’il s’agisse d’un peuple s’insurgeant contre la domination espagnole ou de l’affrontement entre deux appareils de pouvoir, ou encore d’un entrecroisement de ces deux conflits, le fait est que ce que l’on a dénommé « la crise catalane » a créé d’importants clivages au sein de l’anarchisme dans ce pays. On a vu des libertaires s’impliquer dans un processus devant déboucher sur la création d’un nouvel État, défendre les urnes, ou s’inscrire dans les comités de défense de la République tandis que d’autres manifestaient leur désaccord et leur perplexité face à ce qu’ils considéraient comme une dérive éloignée des positions anarchistes.
Un sous-dossier poursuit le thème du numéro 39, « Repenser les oppressions ». Alors que la notion de « post-colonial » fait son apparition dans les milieux universitaires, ce court dossier retrace la tradition anticoloniale des anarchistes. Des études récentes montrent l’intérêt de militants anticolonialistes dans des pays comme l’Egypte, les Philippines ou l’Inde pour ces idées, et l’engagement jadis de nombreux anarchistes en France contre le colonialisme et pour les luttes de libération, particulièrement en Algérie.
Suit une deuxième série de transversales avec l’introduction d’Eduardo Colombo à un ouvrage d’Amedeo Bertolo, qui fut sans doute indirectement l’un des inspirateurs de Réfractions. Marie Joffrin et Claire Auzias nous offrent un passionnant dialogue autour de Mai 1968. Et Jean-Christophe Angaut critique la pensée de la philosophe Janicka avec son « essai de théorisation de l’anarchisme contemporain ».
Plus que jamais, A comme RésistAnces !