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Anarchisme et Non-Violence
Marcel Viaud
Article mis en ligne le 25 mars 2005
dernière modification le 25 mars 2018

Ainsi plus de vingt-cinq ans se sont écoulés depuis le sabordage de cette petite revue et du groupe qui l’animait.

Pour de nombreuses raisons, il n’est pas facile aux initiateurs de se repencher sur ce passé, pas facile pour ceux qui n’ont en rien renié cette expérience de regarder en arrière. Les protagonistes ne peuvent que porter témoignage d’une tentative qui fut ce qu’elle fut.

De même, il est difficile aujourd’hui d’évaluer ou d’analyser l’apport du courant non violent en général dans la volonté de libération et de justice du mouvement révolutionnaire qui continue. De même, ce n’est pas à nous de dire si cette revue et ce groupe ont pu laisser quelques filiations d’importance.

Certes, si l’on considère le monde qui bouge, on arrivera à discerner dans les combats engagés de-ci, de-là, comme une « suite » de l’esprit et des techniques que nous avions essayé de promouvoir.

Pour mémoire, nous ne citerons que les plus récents : les manifestations monstres de Belgrade face au dictateur serbe, ainsi que les coups médiatiques du sous-commandant Marcos. En septembre 1997, la marche des Indiens zapatistes sans terre pour contraindre les autorités mexicaines à respecter les accords précédemment conclus sur la distribution des terres.

« Dans le cabaret de la globalisation, l’État se livre à un strip-tease au terme duquel il ne conserve que le minimum indispensable : sa force de répression. Sa base matérielle détruite, sa souveraineté et son indépendance annulées, sa classe politique effacée, l’état-nation devient un simple appareil de sécurité au service des méga-entreprises. Au lieu d’orienter l’investissement public vers la dépense sociale, il préfère améliorer les équipements qui lui permettent de contrôler plus efficacement la société.

« Que faire quand la violence découle des lois du marché ? Où est la violence légitime ? Où l’illégitime ? Quel monopole de la violence peuvent revendiquer les malheureux états-nation quand le libre jeu de l’offre et de la demande défie un tel monopole ? N’avons-nous pas montré dans la pièce n° 4 que le crime organisé, le gouvernement et les centres financiers sont tous intimement liés ? N’est-il pas évident que le crime organisé compte de véritables armées ? Le monopole de la violence n’appartient plus aux états-nations : le marché l’a mis à l’encan...

« Si la contestation du monopole de la violence invoque non les lois du marché, mais les intérêts de « ceux d’en bas », alors le pouvoir mondial y verra une agression. C’est l’un des aspects les moins étudiés (et les plus condamnés) du défi lancé par les indigènes en armes et en rébellion de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) contre le néolibéralisme et pour l’humanité.

« Le symbole du pouvoir militaire américain est le Pentagone. La nouvelle police mondiale veut que les armées et les polices nationales soient un simple corps de sécurité garantissant l’ordre et le progrès dans les mégapoles néolibérales. » 1

Citons aussi le long et difficile combat en Afrique du Sud contre l’apartheid ; s’il ne fut pas toujours non violent, il put éviter les effusions de sang majeures et il utilisa souvent les techniques du boycott et de la désobéissance civile.

On peut remarquer également les grandes manifestations civiques qui ont brisé le régime autoritaire communiste en RDA et la chute très symbolique (et réelle) du mur de Berlin.

La résistance et la lutte non violentes contre les régimes autoritaires semblent exister aux quatre coins de la planète, démontrant leur universalité et leur non-dépendance par rapport à une quelconque croyance religieuse, quoique le bouddhisme et le christianisme soient souvent cités comme origines de ces formes de lutte.

Par contre, force nous est de constater que partout dans le monde, dès que des conflits ou des mouvements de libération apparaissent, les luttes sont très rapidement armées, et souvent fortement, sans qu’il semble y avoir de problème de financement. On se massacre avec beaucoup d’efficacité.

Bien entendu, cela s’explique par le soutien de telle ou telle grande ou moyenne puissance qui espère ainsi tirer les marrons du feu, défendre ou replâtrer ses intérêts économiques, politiques et militaires. On peut dire qu’il en est de même pour les luttes qui recourent au « terrorisme ». Quelle que soit la légitimité de la révolte du départ, le combat sombre inéluctablement dans les manipulations, le dévoiement du but libérateur et la violence aveugle. Toute révolte ou situation révolutionnaire armée entraîne par souci d’efficacité une organisation hiérarchisée et paramilitaire, ce faisant de nouveaux rapports de pouvoir se créent, se substituant aux anciens en cas de victoire.

Ce processus est illustré en ce moment d’une manière quasi caricaturale en Afrique noire ; mais nous pouvons le constater également dans l’ex-Yougoslavie, en Albanie, en Afghanistan et ailleurs.

Ceci nous amène à dire que malgré leur peu de développement, les recherches et analyses menées à notre modeste échelle, mais aussi par d’autres, pour trouver des alternatives à la violence armée, restent toujours pertinentes.

L’effort demandé est de taille, il est fait appel à une prise de conscience individuelle et collective dégagée du modèle dominant que sont le capitalisme triomphant et arrogant, le pouvoir de quelques-uns sur la multitude et le développement d’un individualisme compétitif et égoïste, et ce particulièrement dans les pays industrialisés.

Nous avons toujours essayé de ne pas nous laisser aller à un idéalisme naïf et angélique. Sans les ignorer, mais parce qu’il existait certains apriorismes contre la psychologie et la psychanalyse, il semble que nous ayons sous-estimé l’importance des pulsions d’agressivité et de dominance qu’a toujours montrées l’espèce humaine dans le déroulement de son histoire.

Lors du colloque international de Grenoble 2 de mars 1996, Roger Dadoun nous a entretenu de la « pulsion de mort » et de la « pulsion d’emprise ». Il y a là une évidente matière à réflexion que nous n’avons jamais abordée dans la revue ANV, et c’est là une de nos nombreuses lacunes.

Nous étions surtout attentifs aux nouvelles formes de contestation non violentes (cf. les numéros spéciaux sur le Happening et sur le Living Theatre).

Par ailleurs, quand des critiques furent avancées, signalant l’apport d’un certain esprit religieux dans le mouvement libertaire, ces critiques furent repoussées avec dédain, la quasi-totalité du groupe étant athée et fort peu concernée par cet aspect du problème.

Depuis 1974, bien des événements se sont déroulés, et chacun a continué vaille que vaille son chemin, chacun participant selon ses forces au mouvement libertaire.

Il semble qu’il faille marquer d’une pierre blanche ce Colloque international sur la culture libertaire. Nous avons cru nous reconnaître dans un certain nombre de questions posées et dans les exposés développés alors ; et nous avons pris plaisir aux éclairages nouveaux donnés par telle ou tel.

« Depuis que quelques penseurs ont défini ses grandes lignes, il y a près de deux siècles, le projet anarchiste semble fixé dans ses conceptions et ses pratiques essentielles. [...] Pour expliquer cette continuité, bien des exposés libertaires n’hésitent pas à convoquer les philosophies les plus antiques ou à évoquer une nature humaine immuable ou quelque éternel esprit de révolte. Notre planète a pourtant bien changé au cours de cette période : croissance galopante de la population, développement cancéreux des zones urbaines, apparition de revendications nouvelles, résurgences des superstitions et des spectres bellicistes du passé, dégradation accélérée de l’environnement, robotisation des humains et hominisation des machines, fin de l’ère industrielle et, sans doute, de l’âge de la consommation généralisée. » 3

« Seule l’éducation non violente et libertaire peut créer une vraie culture humaniste » 4

Si le désir de révolution (au sens large) perdure, ce n’est plus peut-être exactement ce genre de bouleversement radical qui a cours dans la mouvance libertaire. Nous assistons, par contre, à l’émergence de nombreuses et multiformes poches de résistance, comme le dit le sous-commandant Marcos. Ces actions de refus, de rupture, d’essais alternatifs ont la caractéristique commune dans le plus grand nombre des cas d’être a-violents. L’éventail des luttes est large ; l’esprit libertaire y est souvent présent même lorsqu’il n’est pas nommé ; le champ d’application recouvre des domaines les plus variés : citons, par exemple, l’émergence de syndicats de base qui court-circuitent la bureaucratie et la hiérarchie syndicale dite représentative, les SEL (services d’échanges locaux) qui fonctionnent sans utilisation d’argent, les associations ou groupes de pression comme Droit au logement ou le soutien aux immigrés sans papiers, les coopératives d’échange de savoir, les groupes autonomes qui surgissent pour telle ou telle action ponctuelle.

Comme le dit Jacques Semelin :

« Si la soumission des hommes ne dépend pas uniquement de la violence qu’ils subissent mais aussi de l’obéissance qu’ils consentent, alors une stratégie de résistance est possible qui consiste à refuser d’obéir et de collaborer. » 5

Le procès Papon fut exemplaire à ce sujet puisqu’il projeta à travers les médias et l’opinion publique le problème de la soumission à l’autorité.

Nous pouvons imaginer également que la guerre d’Algérie n’aurait pas eu lieu si la minorité d’insoumis et de déserteurs avaient pu saisir l’opinion et entraîner un refus généralisé de la majorité des appelés devant l’impopularité de ce conflit.

Durant les dix années d’existence de la revue et du groupe, il ne fut pas ou peu abordé la question de l’économie, plus par manque de compétence que faute de curiosité. Il semblait tacitement acquis que le « marché », ou le capitalisme, était la bête à abattre, mais aucune analyse sur son développement, aucune prospective sur la toute-puissance de la mondialisation, son cortège d’injustice et la paupérisation généralisée. En conséquence, le rôle de l’état et du droit ne fut pas non plus considéré à la lueur des nombreux éclairages apportés par l’hégémonie des multinationales et du grand capital. Quant au droit, plus particulièrement, si nous l’avons évoqué, nous pensons qu’il serait maintenant utile de repenser la question, et de réévaluer son importance positive quand il est séparé de l’état et qu’il est l’émanation de la société tout entière. Un des fondateur de la revue ANV, Lucien Grelaud, écrivait : « [Le droit] est le complément naturel de la morale, de l’éthique, il règne sur les actions ayant une influence directe sur la marche et la vie de la société, à l’encontre de celle-ci, il émane du « for intérieur » et échappe à son empire.

Pour être acceptable et justifiable, il doit donc tendre vers la justice et y préparer. » 6

Quelques années auparavant, les anarchistes-communistes de Noir et Rouge abordaient également la question du droit, et Alexéi Borovoï écrivait en conclusion :

« L’anarchisme n’est pas un rêve imaginaire, mais une réalité qui tend à donner une vie, un sens réaliste et logique à cette révolte de l’esprit humain contre toute violence. Pour cela, il ne doit parler par fictions comme « cette liberté absolue, illimitée » par rien et par personne, cette négation du devoir, cette irresponsabilité totale, etc.

« Disons-le ouvertement, l’anarchisme admet, et doit admettre, le « droit », son « droit libertaire ». Ce droit ne ressemblera ni dans son esprit ni dans sa forme à la juridiction de la société contemporaine, la société bourgeoise, la société capitaliste ; il ne ressemblera pas non plus aux « décrets » de la dictature socialiste.

« Il sera organiquement provoqué par cette inquiétude de l’esprit qui sentant en soi la force de création, la soif d’actes créateurs, réalisera ses désirs dans la réalité, dans des formes accessibles pour les hommes. La garantie de ce droit sera la responsabilité pour ma liberté et la liberté des autres. Comme tout droit, il doit être défendu. La forme concrète de cette défense ne peut pas être indiquée d’avance. Elle correspondra aux besoins réels de la société à ce moment donné. » 7

Il convient d’observer un paradoxe : le fait que l’état-nation dépérit, que son pouvoir diminue sans cesse face à l’économie libérale mondialisée. Les anarchistes devraient se réjouir quelque part de cette perte de pouvoir, eux qui ont tant combattu l’état. Et, pourtant, force est de reconnaître qu’aujourd’hui, c’est un des derniers remparts pour pouvoir assurer des activités non rentables au yeux des tenants du néo-libéralisme, mais indispensables aux hommes. Entre autres, l’éducation, la santé, les transports sur la totalité du territoire y compris vers les lieux éloignés des grandes métropoles.

Enfin, autre question jamais abordée, parce que tabou chez les anarchistes réputés laïcs et athées, ce que nous pourrions nommer, plus qu’une philosophie, une spiritualité. Dans notre quête de justice, de liberté, d’humanisme, d’équité, notre haute conception des capacités de l’homme, compris indépendamment d’un matérialisme étroit et de toute idée de religiosité, ne pouvons-nous discerner là une poursuite spirituelle ? à moins qu’il ne s’agisse d’une recherche éthique 8.

De toute façon, la question méritait d’être posée.

Marcel Viaud

1. « Pièce n° 5. Légitime violence d’un pouvoir illégitime ? » La figure 5 se construit en dessinant un pentagone : Sous-commandant Marcos, in le Monde diplomatique d’août 1997.

2. La Culture libertaire. Actes du colloque international, Grenoble, mars 1996. Atelier de création libertaire, Lyon, 469 p., 1997.

3. Ronald Creagh : « L’anarchisme en mutation » in la Culture libertaire, op. cit., p. 25-26.

4. Gerda Fellay : « Une éducation libertaire », ibidem, p. 68.

5. Jacques Semelin dans le numéro 177 de la revue Autrement, collection Mutation, mars 1998, p. 154.

6. Anarchisme et Non-Violence, n° 7, p. 8, 1967.

7. Noir et Rouge, n° 24, pp. 71-72, mai-juin 1963.

8. En son temps, un de nos précurseurs, E. Armand, avait défini dans les Principales tendances de « l’Unique » et des individualistes à sa façon, une sorte de code moral dont l’actualité demeure valable, même si le vocabulaire est devenu quelque peu désuet. L’Unique, juillet 1953-mai 1955 (et sans doute après).