L’insurrection algérienne qui a eu lieu en Kabylie et s’est développée vers l’Est pendant le printemps et l’été 2001 a porté à un niveau qualitatif supérieur le niveau d’une résistance qui n’avait jamais cessé. Celle-ci, pour exemplaire et héroïque qu’elle ait été, n’avait jamais réellement dépassé le stade de la revendication démocratique classique, avec les modes de délégation de pouvoir, de légitimation électorale et de légalisme que nous connaissons bien. Revenons d’abord sur toute cette période.
Une résistance au quotidien
Cette résistance a été – est – d’abord une tétanisation de chaque jour pour maintenir l’apparence d’une normalité d’existence, pour oser circuler sur certains axes routiers, à certaines heures, pour aller à l’école, au travail, en réunion ou à une fête. Pour les femmes algériennes, elle était encore plus difficile puisqu’elle commençait dans l’intimité du foyer : se voiler ou pas, se farder, mettre une jupe courte, un jean...
Le cimetière était devenu le rendez-vous quasi hebdomadaire de groupes d’amis de plus en plus restreints et le parti pris de la vie devenait un pari improbable rejoué au jour le jour. On ne se posait même plus le pourquoi de l’assassinat, mais le comment, l’art et la manière du meurtre : armes à feu ou arme blanche. Non plus son origine : on savait que ce qui était visé, au travers des femmes, des coiffeuses, des imams professant un islam tolérant, des écrivains, des journalistes, des syndicalistes, c’était une vision d’une Algérie de l’ouverture au monde, de la diversité, de l’universalité.
Oser la vie : oser par exemple revenir d’un marché aux poissons entre deux rafales de mitraillettes (qui tuèrent ce matin-là deux agents de la circulation) pour préparer une soirée de grillades en bord de mer. Oser la vie en risquant la mort des siens parce que les enfants devaient aller jouer un match scolaire de hand-ball à Médéa et pouvaient tomber dans le piège d’un barrage d’égorgeurs. Ou parce que la fille devait aller à l’école alors que le FIS (Front islamique du salut), à l’époque, avait interdit la mixité scolaire sous peine de mort.
Ce qui était évident c’était d’abord la solitude des choix, l’individualisation des comportements. C’était aussi le silence éclatant d’une communauté internationale largement compromise soit avec le pouvoir algérien, soit avec l’islamisme.
Le pouvoir mafieux et sa créature islamiste
Cette résistance, la vision de la société algérienne qu’elle portait, émergeaient dans un paysage nouveau où il fallait réinventer les critères et les valeurs fondatrices de la vie sociale. Les couleurs hollywoodiennes de l’épopée de la libération nationale s’étaient fanées, le mythe du « socialisme spécifique » s’était effondré. Il y a belle lurette que l’État bureaucratique avait implosé, qu’avaient été brouillés les repères de ce qu’on appelait dans certains milieux critiques le « socialisme de la mamelle » et que les rapaces hibernant dans le giron autocratique du boumédiennisme s’étaient réveillés.
Du trop d’État à l’absence d’État, des règles du parti unique édictées dans les salons de la Présidence à celles de l’économie de bazar concoctées dans les restaurants du front de mer, cela changeait beaucoup. Le démembrement de l’État s’accompagne alors d’un démembrement du pays, d’une déliquescence des rapports sociaux, d’une décomposition bidonvillesque du paysage lui-même et transforme le pays en grande braderie au dinar symbolique.
De la marmite que le président Chadli avait ouverte en 1989 (nouvelle Constitution instaurant le multipartisme, économie de marché) était sorti un parti théocratique anticonstitutionnel mais qui allait beaucoup servir le pouvoir – du moins dans un premier temps –, le FIS (Front islamique du salut), mais aussi des forces de contestation démocratiques, vieux partis sortis de la clandestinité : sociaux-démocrates du Front des forces socialistes (FFS), communistes du parti de l’Avant-garde socialiste (PAGS), trotskistes du Parti des travailleurs (PT, lambertiste) ou du Parti socialiste des travailleurs (PST, proche de la LCR française), des courants non FLN à l’intérieur du syndicat unique (UGTA), et des associations revendicatives, essentiellement de femmes.
Une vive contestation sociale avait précédé cette libéralisation : en avril 1980 la revendication du « printemps berbère » avait embrasé la Kabylie. En octobre 1988 la jeunesse algéroise était descendue dans la rue. L’armée avait réprimé ces mouvements dans un bain de sang.
Parallèlement, des courants fascisants se réclamant de l’islam montaient en puissance. En 1979, le mouvement des Frères musulmans sévissait déjà sur les campus universitaires pour tabasser les étudiants contestataires et pourchasser les couples. La même année, l’islamiste Mustapha Bouyali montait le premier maquis, collectant armes et argent, construisant des casemates et entraînant ses hommes, avant de perpétrer ses premiers attentats à partir de 1982.
En 1981, l’étudiant Kamel Amzal, militant progressiste berbère, était assassiné à l’université de Ben Aknoun, à Alger. C’est cet islamisme politique moyen-oriental (Égypte, Palestine, Syrie) importé en Algérie sous Boumédienne, porteur d’une haine avérée de la démocratie et de la laïcité, de la femme, prônant la loi islamique (chariaâ) comme contrat social, c’est-à-dire le libéralisme théocratique 2, qui allait être la force de frappe la plus apte à s’opposer impitoyablement aux courants progressistes, avec l’aide du pouvoir.
En 1976, Boumédienne avait déjà donné un signe politique fort de sa bonne volonté aux courants islamo-conservateurs du FLN en tentant de faire passer le projet du Code de la famille
qui fait des femmes des mineures à vie. La contestation des mouvements de femmes, avec à leur tête les moudjahidates (combattantes de la guerre de libération), l’avait contraint à remiser ce projet dans les tiroirs.
C’est en 1984 que l’Assemblée nationale, qui ne comportait en son sein qu’un seul parti, le FLN, avait voté un Code de la famille qui allait à contre-courant d’une Constitution égalitaire.
La violence physique et politique n’avait donc pas attendu, comme on a voulu le faire croire, l’interruption du processus électoral de 1991 pour se déchaîner.
Le chat et la souris ou l’histoire du marteau et de l’enclume
Les portes de l’économie libérale se sont donc grandes ouvertes sur les cadavres des individus les plus dérangeants. Les maquis des islamistes radicaux servent par ailleurs à contrôler – en l’effrayant – une partie de la population et servent de repoussoir à l’occasion des élections, pendant que les islamistes en costume cravate sont nommés à des postes ministériels de tout premier ordre. Pendant les massacres, l’ordre moral s’installe en Algérie.
Un exemple : à Tiaret, ville de l’ouest algérien où nous nous étions rendus il y a quatre ans, le jeu sinistre et démentiel entre les maquis islamistes et le pouvoir nous était apparu dans dans toute son ampleur et toute son horreur. La situation sociale était catastrophique : des salaires d’ouvriers d’entreprises d’État n’avaient pas été payés depuis six mois.
Il y avait plus de 30 % de la population au chômage.
Il y avait déjà eu 800 morts dans la willaya (préfecture), et le maquis des
islamistes survivait, impuni, dans les forêts des monts de l’Ouarsenis, au nord de la ville. Lorsque la pression de la contestation sociale devenait trop forte, ce qui était le cas pendant que nous y étions – fronde syndicale, occupation des usines, réémergence des associations de femmes, de jeunes –, comme par hasard, les maquis descendaient sur la ville, tuaient quelques personnes, égorgeaient des troupeaux et des bergers.
La peur faisait son effet. Les gens rentraient chez eux : on ne risque pas sa vie pour un salaire. Alors, seulement, l’armée intervenait. Le maquis se repliait. Jusqu’à la prochaine fois.
De la résistance passive à l’insurrection
La résistance, désarmée, atomisée, ne s’est pas incarnée jusqu’à présent dans une représentation politique susceptible de renverser le rapport de force. Du point de vue de la pensée, elle se rêve des lendemains laïques et démocratiques, avec une restauration des fonctions publiques de l’État, telle qu’elle est représentée dans la vulgate républicaine classique.
En dépit de différences d’appréhension sur le rôle de l’État dans l’économie de marché et le niveau de centralisme ou de décentralisation souhaitable dans l’organisation de la société, elle est largement d’accord sur la séparation du politique et du religieux (abolition de l’article 2 de la Constitution faisant de l’islam la religion d’État), l’abrogation du Code de la famille, la restauration de la transparence politique et sa prééminence par rapport au militaire, la reconnaissance des différences culturelles par un statut officiel de la langue berbère (tamazight) comme langue officielle et nationale.
Ce qui peut nous apparaître élémentaire, en Europe, est tout à fait novateur et constitue une démarche radicale dans les pays du Maghreb, et a fortiori dans les pays musulmans.
L’insurrection du printemps 2001 en Kabylie, et ce qui en perdure encore aujourd’hui malgré la répression, la manipulation, la volonté de pourrissement et la tentative de régionaliser le problème, en a considérablement développé le niveau.
Très populaire, extrêmement suivie, et ayant fait tache d’huile dans d’autres willayas (Boumerdes, Bouira, à un niveau moindre à Batna, à Annaba, à El-Harrouch dans la willaya de Skikda) elle se pose, au grand dam du pouvoir, comme l’émergence d’un mouvement national, « garantie civile de l’affirmation citoyenne et de la démocratisation de la vie publique », revendiquant « la mise sous l’autorité effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l’État ». Le mouvement, prenant en charge les revendications socio-économiques de la population, demande la création sur tout le territoire d’une allocation chômage aujourd’hui inexistante.
Autonomie, fédéralisme, transformation sociale et contestation globale
Le mouvement va, dans sa globalité, beaucoup plus loin que celui du printemps berbère de 1980. Il a conscience que le pouvoir et les coalitions islamo-baathistes 3 ont toujours réussi à marginaliser, à ghettoïser la Kabylie, y compris vis-à-vis des autres populations berbères (Chaouïs des Aurès, Mozabites de Ghardaïa, Touareg du sud).
Il dépasse la simple revendication identitaire, reléguée au huitième point de la Plate-forme d’El-Kseur (plate-forme des revendications non négociables, qui fait référence absolue dans toute la Kabylie), et attaque le socle du pouvoir, sa légitimité. Il conteste le fait même qu’il puisse être en quoi que ce soit dans la filiation de la Guerre de libération nationale, interdisant au chef de l’État et aux ministres l’accession aux lieux historiques de la lutte de libération comme à Ifri Ouzellagen où est née la Charte de la Soummam.4
Le slogan : « Nous sommes des civils, ils sont des militaires, nous sommes à l’intérieur, ils sont à l’extérieur », reprend l’opposition entre les politiques (assassinés comme Abanne Ramdane) et les militaires, entre l’armée des maquis et l’armée des frontières qui a pris le pouvoir avec Ben Bella et Boumédienne.
Il y a ici volonté de se réapproprier l’histoire algérienne et de dire à quel point l’histoire y est devenue raison d’État, captation privative d’un patrimoine humain face à des acteurs devenus sans mémoire.5
La revendication de la reconnaissance de la langue berbère est, pour le mouvement, partie prenante d’une exigence de transformation sociale, et non pas son élément déterminant. Quant à l’autonomie, elle n’est à l’ordre du jour que pour un petit noyau regroupé autour du chanteur Ferhat Mehnni, le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK). Elle ne l’est pas, en tout cas, pour le Mouvement des assemblées qui craint que le pouvoir ne morcelle les revendications et les vide de leur contenu, même au prix de grandes concessions linguistiques, voire en « kabylisant » complètement l’administration régionale, pour ne rien changer sur le fond.
Qui plus est, il ne pourrait y avoir d’autonomie de la Kabylie sans celle des autres régions, ce qui suppose à la fois une revendication conjointe, une réforme constitutionnelle (par qui ?), et sans que soit posé le problème de la répartition des richesses, la Kabylie étant une des régions les plus pauvres d’Algérie. L’autonomie et le fédéralisme peuvent avoir des significations très différentes ; elles ne tirent leur contenu, comme mode d’organisation, que du projet social global. C’est bien cela que pose le Mouvement des assemblées en s’opposant au MAK, conscient de ce que
l’autonomie ne résoudrait ni le contenu ni la forme du pouvoir et pourrait même, au stade actuel, renforcer les féodalismes tribaux, familiaux et même religieux (marabouts).
Le Code d’honneur des délégués, sorte de règle de bonne conduite adopté à Assi Youssef en juillet 2001, spécifie que les délégués du mouvement s’engagent « à ne pas donner au mouvement une dimension régionaliste sous quelque forme que ce soit » (article 8).
La réflexion est quand même amorcée et, pour la première fois, le pouvoir algérien affirme que le sujet n’est plus tabou. La conscience post-jacobine conçoit qu’une nation puisse se constituer dans l’équilibre de l’un et du multiple. Mais elle peut tout à fait être ultra-libérale et antisociale. Elle peut être aussi culturaliste et anti-universaliste.
Mais le Mouvement des assemblées va encore plus loin : dans la crise de la représentation politique, générale des deux côtés de la Méditerranée, il met en pratique une démocratie directe très exigeante, et l’exemplarité de son mode d’organisation correspond aux formes démocratiques de lutte les plus innovantes que le mouvement social ait créées en Europe au cours du xxe siècle.
L’expérimentation de la démocratie directe, force et difficultés
Que les moyens de lutte doivent correspondre aux finalités que l’on se donne, que la fin ne justifie pas les moyens, que la démocratie doive être un outil pédagogique pour ceux qui luttent, chacun étant toujours l’étudiant d’une liberté qui s’invente, voici le défi que s’est donné le mouvement. Le même Code d’honneur se garde explicitement des dérives bureaucratiques et politiciennes en interdisant à tout délégué « d’utiliser le mouvement à des fins partisanes et de l’entraîner dans des compétitions électoralistes ou dans des options de prise de pouvoir » tout autant que « d’accepter un poste politique quelconque ».
Un document intitulé Structuration, organisation et fonctionnement formalise la démocratie directe.
Tout le pouvoir y est donné aux assemblées générales des villages et des quartiers qui ont elles-mêmes autonomie d’organisation et d’action. Elles se fédèrent en coordination de willaya, chaque unité de base envoyant deux représentants. Enfin, il y a une coordination inter-willaya. Les délégués des rencontres de la coordination ont un mandat strict de porte-parole de leur collectif de base et sont révocables à tout moment. La seule structure permanente est la commission de solidarité, dépourvue de tout pouvoir politique, dont le rôle exclusif est de recenser les blessés, d’assurer la collecte nationale et internationale des médicaments et, pour les cas d’extrême gravité (blessures lourdes par balle de guerre), d’en référer à une commission médicale indépendante constituée par des médecins.
La coordination de willaya est chargée d’appliquer les décisions prises par l’assemblée des délégués. Ce sont des rencontres longues, difficiles et souvent lourdes et épuisantes car l’accord ne peut se faire qu’au consensus ou bien, en cas d’impasse, à la majorité des trois quarts.
La présidence est chargée d’assurer la continuité entre deux grands conclaves et n’a pas de pouvoir décisionnel. C’est une « présidence tournante », c’est-à-dire qu’elle n’est jamais renouvelée et émane des villages qui accueillent la rencontre. C’est dire aussi qu’elle est décentralisée géographiquement. Cette présidence tournante est composée de deux membres de la présidence sortante, de deux membres de la présidence en exercice et de deux membres de la prochaine présidence. Ce collectif, outre qu’il génère ses propres garde-fous face aux dérives autoritaires ou personnelles, permet de gérer la rotation rapide des responsables (de quinze jours à deux mois) en gardant l’efficacité (transmission des compétences acquises sur les dossiers, et apprentissage en vue du futur mandat).
Cette organisation de bas en haut, qu’on pourrait qualifier de post-démocratique (au sens du mode de représentation communément appelé ainsi dans les États occidentaux) 6, est boudée par
les notables kabyles et est considérée avec beaucoup de réserve, quand ce n’est pas avec une franche hostilité, par les partis politiques démocratiques. C’est évidemment leur légitimité qui est mise en cause : ni le FFS, ni le PT, ni le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) n’ont oublié que les émeutiers kabyles du printemps 2001 ont incendié leurs locaux, au même titre que ceux des partis du pouvoir, FLN ou RND (Rassemblement national démocratique – dit parti de l’administration – qui a servi d’appui à Bouteflika lors de sa candidature à la présidence de la République), honnis.
Le FFS, après avoir déclaré, par la bouche de son président Aït Ahmed, que ce mouvement était une création des services de sécurité (sic), a même promu de faux délégués (appelés délégués Taiwan) pour discuter avec le pouvoir. Et deux de ses élus ont même participé, à Tizi-Ouzou, à une cérémonie de décoration des gendarmes mis en quarantaine par la population.7
La démocratie directe est le principal facteur qui a permis au Mouvement des assemblées de Kabylie de résister à tous les coups de force et à toutes les manigances, de continuer à mobiliser massivement. Chacun en a une claire conscience même si des difficultés apparaissent. Par exemple, la démocratie directe est un mode lourd et lent quand il faut prendre des décisions urgentes. Le mécanisme du consensus au sein de l’assemblée générale, en ce qu’il suppose discussion, controverse, approfondissement des concepts et capacité d’écoute, est très productif dans le temps, il motive profondément et durablement, mais il est difficile à gérer dans l’urgence. On a même vu des délégués hostiles au mouvement (mais élus par la base dans leur village ou leur quartier) se référer à la démocratie directe pour empêcher que des décisions urgentes ne soient prises.
Une autre contrainte est liée à la composante sociologique du mouvement, à ses pesanteurs, à ses traditions, que la démocratie directe reflète sans pouvoir toujours la modifier.
De la tradition à la subversion
Paradoxalement le Mouvement des assemblées reprend à son compte le nom des anciennes structures collectives traditionnelles, villageoises et féodales : les Aârouchs. Ceux-ci ont toujours permis aux Kabyles de réguler leur fonctionnement, y compris dans la diaspora, et de se dispenser de trop de relations avec les pouvoirs occupants (turcs, français). Mais le Mouvement des assemblées en a complètement bouleversé la composante et les finalités.
Ce n’est pas la première fois que les sociétés en crise de renouvellement se reposent sur des modes anciens d’organisation pour se propulser dans l’avenir. Il en fut ainsi en Ukraine en 1917 avec
la commune rurale (le mir) ou en Catalogne (collectivités libertaires de 1936-1937). Cela faisait dire à Marx, en 1881, à propos de la Russie, que la transformation sociale ne pouvait aller sans « un retour des sociétés modernes à une forme supérieure d’un type “archaïque” »(cité par Jaime Semprun dans son excellent ouvrage Apologie pour l’insurrection algérienne paru à l’Encyclopédie des nuisances).
L’archaïsme qui subsiste dans le mouvement est lié à la représentativité des femmes : elles en sont tout simplement absentes, alors qu’elles sont majoritaires dans le mouvement associatif et que tous les partis démocratiques ont mis en tête de leur programme l’égalité des droits et l’abrogation du Code de la famille. D’ailleurs, le rapport critique de l’inter-willaya de Tubirett-Imceddalen d’août 2001 notait, comme point faible, l’absence de l’élément féminin. Les militants et les délégués reconnaissent cette réalité et sont constamment interpellés sur elle. Ils récusent que cette absence soit exclusion volontaire. Nous le croyons. Ce qui est certain, c’est que les Aârouchs, mouvement populaire, à composante très rurale, qui tire sa légitimité de la rigueur d’un système électif « assembléiste », reflète la composante sociale de la Kabylie. Aucune femme ne se présenterait dans son village au suffrage des habitants. Si elle doit s’exprimer, elle ira manifester ou militer ailleurs que chez elle, là où il n’y a pas son père, ses frères ou ses oncles. C’est aussi un autre problème que la démocratie directe ne règle pas encore : celui du volontarisme politique.
L’avenir
Aujourd’hui, l’avenir apparaît bien sombre. L’Algérie ne s’est pas soulevée. Le pouvoir ne cède sur rien et se crispe sur la perpétuation de ses privilèges. L’islamisme, armé et légal, perdure, avec une arrogance renforcée par la Concorde civile décrétée par le président Bouteflika. L’armée refait son apparition en Kabylie pour protéger la gendarmerie et gérer sa sortie des casernes.8
La solidarité extérieure avec le mouvement des Aârouchs est rendue difficile : monopole de l’information dans les médias lourds (Libération et le Monde) par une unique force politique algérienne ; extrême mauvaise conscience et fort refoulement de la gauche vis-à-vis de son passé colonialiste ; et enfin absence historique et durable de vision et d’engagement des mouvements révolutionnaires européens et euro-centristes à l’égard de l’Algérie en particulier et de l’Afrique en général.
Malgré tout, il y a fort à parier que c’est dans ce mouvement, et à partir de ce mouvement, que les nouvelles donnes politiques vont naître en Algérie. Cela mettra beaucoup ou peu de temps et coûtera peut-être encore beaucoup de vies. Mais comme le disait un homme très pondéré au cœur des émeutes de Tizi-Ouzou : « Nous sommes allés trop loin et avons eu beaucoup trop de morts pour revenir en arrière. » Pendant ce temps, les jeunes émeutiers criaient : « Oulesh smah oulesh » (pas de pardon), « Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts.
Georges Rivière
1. Aârouchs : pluriel de aârch, à l’origine un ensemble de tribus. Dans la lutte actuelle, quand on évoque le terme « aârch », cela signifie les représentants d’un village (Tajmaâth ou Djema’a). Le nombre de représentants pour un village est proportionnel au nombre d’habitants. Cette structure communautaire, extrêmement ancienne, a pris un contenu absolument nouveau.
2. L’islamisme politique prône en économie une doctrine ultra-libérale : démantèlement radical de l’État, suppression des partis et des syndicats, charité comme mécanisme de répartition des richesses, etc. Dans la communauté musulmane, Dieu, au travers de sa révélation au Prophète, est le seul référent et le seul garant de la justice et de l’harmonie.
3. Islamo-baathiste : terme générique employé en Algérie avec une forte connotation critique qui fait référence au parti Baath au pouvoir en Irak ou en Syrie et à son alliance avec l’islamisme. Il synthétise tout ce que récuse l’actuel mouvement algérien : le panarabisme du FLN et le panislamisme des conservateurs.
4. La Soummam est la grande rivière qui traverse la Kabylie. Le 20 août 1956 se tient le premier congrès du FLN avec les délégués de toutes les régions d’Algérie.
5. Même la commémoration du quarantième anniversaire de la signature des accords d’Évian, le 19 mars, pose le problème de la légitimité du pouvoir, c’est-à-dire de la continuité de la filiation avec les combattants de la libération nationale.
6. Le mot démocratique est, sous la plume de l’auteur de cet article, lié au mode d’organisation parlementaire aujourd’hui contesté. Le mouvement social ne se fige pas dans cette forme. Il est précisément en train, au seuil du deuxième millénaire, de réinventer la dynamique de réappropriation du pouvoir des individus sur leur propre existence, qui a été celui de la démocratie, puis du socialisme, avec des fortunes diverses.
7. Le boycott des prochaines élections et la destruction des urnes auxquels appellent les Aârouchs suppose que ces partis, majoritaires en Kabylie, seront absents de l’Assemblée nationale et que la région n’aura aucune représentation lors de la prochaine législature.
8. Au début du mois de mars 2002, après des mois de silence, Bouteflika vient d’annoncer la constitutionalisation de la langue berbère (Tamazight) déjà décrétée langue nationale. C’est la seule revendication de la plate-forme d’El Kseur à laquelle le pouvoir accède. Comme par hasard, il sectorise les exigences dans le sens de la régionalisation en sachant pertinemment qu’en ayant l’air de céder, il remet un fruit empoisonné dans les mains de ses adversaires. Qui va maintenant unifier les multiples dialectes de Tamazight, dans quel cadre ? Même des islamistes radicaux comme Bjeballah se disent d’accord... à condition que la transcription du berbère se fasse en arabe !
Algérie, l’insurrection libertaire du Mouvement des assemblées dit des Aârouchs 1