Le PCI savait beaucoup, mais préféra dire peu. Essayons de comprendre pourquoi. Au cours de la seconde moitié des années soixante, une conjoncture particulière, autant internationale (Vietnam, négociations sur le désarmement nucléaire, mouvements de libération du Tiers Monde et de protestations dans les pays métropolitains) que nationale (victoire communiste aux élections de 1968, crise du centre gauche, dégel du monde catholique) ouvre au PCI une opportunité à saisir : abattre la discrimination anticommuniste qui dure depuis quarante ans et conquérir une légitimité de parti de gouvernement.
Le détachement, lent mais continu, du PCI de l’URSS, conséquence de l’invasion en Tchécoslovaquie, contribue aussi au progrès dans cette direction. Gagner l’insertion complète dans le système politique devenait ainsi, pour les dirigeants communistes, la priorité stratégique majeure à qui toute autre exigence politique devait être sacrifiée.
Mais cette tentative rencontrait deux difficultés : d’un côté l’anticommunisme obstiné des partis du centre (PSDI 2, PLI 3, droite de la DC 4), de l’autre les résistances internes à une évolution social-démocrate. La complexe mosaïque des composantes communistes se présentait ainsi : gauche de Secchia 5 , soviétophile et hostile à une tactique modérée, gauche d’Ingrao 6, très antisoviétique mais favorable à une ligne radicale proche de 68, droite amendolienne 7 favorable à une ligne modérée mais pas disposée à rompre avec l’URSS, centre de Longo 8 et de Berlinguer 9, d’une grande modération dans la politique intérieure et favorable à un détachement graduel d’avec l’URSS.
L’opposition de la droite anticommuniste qui soutenait que le détachement d’avec l’URSS était plus simulé que réel, aurait dû accélérer cet éloignement. Mais la situation interne du parti empêchait une telle accélération, sous peine d’une considérable scission à gauche. Ce qui serait apparu aux dirigeants communistes comme un défi insupportable. C’est à l’intérieur de ce cadre qu’il faut comprendre l’action du PCI lors des années de la stratégie de la tension.
Le PCI identifia le danger de coup d’État dès le début de 1969 : en avril, le secrétaire de l’organisation, Cossutta 10 envoya diverses circulaires aux fédérations, sollicitant, entre autres, l’envoi d’informations sur les mouvements dans les forces armées et l’extrême droite. Une riche moisson d’indications commença à arriver à Rome. En novembre, une note de Galleni 11 reprend des informations recueillies dans des milieux florentins :
« L’ami maçon nous a fait savoir que les groupes fascistes s’agitent, ont des armes, et nous invite à la vigilance... Il y a deux jours, deux missinistes 12 , écoutés par hasard par un camarade, disaient que vers les 14-15 décembre il y aurait « une grande chose nationale » qui devrait « créer dans le pays un grand fait nouveau ».
Un document du 25 novembre 1969, de Milan, va dans la même direction et rapporte une intense agitation au sein de l’Association des marins d’Italie 13, où l’on aurait discuté, entre autres, d’une expédition punitive contre Mario Capanna 14 et de l’infiltration, pour renseignement, de trois personnes dans le PCI.
Ces deux circonstances – demeurées longtemps inconnues – seront plus tard corroborées par l’enquête de Salvini 15 en 1995 (ce qui confirme la qualité des sources du PCI ).
Le Massacre 16 prit donc relativement par surprise le groupe dirigeant communiste qui fit sur-le-champ avertir Moro 17 (ministre des Affaires étrangères à l’époque) de prendre des précautions spéciales lors de son retour de Paris, craignant à l’évidence qu’un attentat contre lui puisse succéder au massacre. Et donc imaginant que le massacre ne soit qu’un élément d’un complot plus vaste visant à un coup d’État. Nombreux sont les signes de cette préoccupation, y compris dans le procès-verbal de la réunion du Parti qui se déroula quelques jours plus tard.
Segre18 mentionnait un rapport de l’ambassadeur français à Rome qui parlait d’un coup d’État imminent, et Bufalini 19 ajoutait :
« Il a été dit à un sénateur socialiste que l’attaque de l’ Observer contre Saragat 20 viendrait précisément de Wilson. La raison en serait la crainte de Brandt et de Wilson que le Pentagone intervienne brutalement dans la situation italienne. »
Ce rapport nous fait comprendre que le PCI était convaincu de la culpabilité de Valpreda 21 et de ses compagnons, mais ceci n’entrait pas en contradiction avec l’hypothèse du complot de droite, parce que le PCI était convaincu que le danseur n’était pas un anarchiste mais un provocateur fasciste. Donc, le PCI, malgré son erreur de jugement sur Valpreda, ne mettait pas un seul instant en doute l’origine de droite de l’attentat et son lien avec un dessein subversif plus complexe, qui ne pouvait pas ne pas bénéficier de soutiens puissants au sein des services de sécurité et des plus hautes charges de l’État.
Cette analyse demeura cohérente après le massacre. Elle se renforça même grâce aux nouvelles qui, parvenant des nombreux contacts que le Parti possédait dans tout le pays et dans tous les milieux sociaux, remontaient continuellement jusqu’à la direction nationale.
Dans les archives de la direction communiste, nous notons encore (les archivistes du PCI, en fait d’écrémage, n’avaient rien à apprendre de ceux du ministère de l’Intérieur) certains fragments de ce complexe travail de renseignement :
– Luciano Guerzoni 22, dans une lettre du 20 avril 1973, affirme que les émissaires d’une centrale non précisée contactaient les officiers des carabiniers pour leur demander quelle serait leur attitude en cas de coup d’État.
– Un rapport de la région de Venise de juin 1973 parlait de l’avocat Gian Galeazzo Bracaleone de Padoue (l’intermédiaire d’Almirante 23 pour les contacts avec les services secrets) et du trafic d’armes dans le port de Venise.
– Fabio Invinkl 24 envoyait le 23 mars 1973 une note sur l’attentat contre l’oléoduc de San Dorligo.
Nombre d’épisodes montrent la minutie du travail de renseignement du PCI. La tentative de coup d’État de Borghese 25 eut lieu dans la nuit du 7 décembre 1970, mais elle fut révélée par le Paese Sera 26 le 17 mars 1971 et confirmée au parlement par le ministre Restivo 27 le 18 mars. Officiellement, c’est ce jour-là que le PCI découvrait la tentative ratée de Borghese. Mais ceci ne résiste pas au plus élémentaire raisonnement : Paese Sera était une courroie de transmission du PCI, son enquête avait duré au moins plusieurs semaines et il est tout à fait irréaliste de penser qu’il n’en ait pas informé le PCI.
En fait, tout laisse supposer que le PCI s’était lancé dans une difficile négociation avec le gouvernement ayant pour but de s’entendre sur la manière de rendre public l’événement du 8 décembre. Pour la première fois, le gouvernement de la République devait admettre qu’il y avait eu une tentative de coup d’État et expliquer l’important retard avec lequel il en avait informé les autorités judiciaires.Ces confessions auraient pu déclencher une dynamique incontrôlable.
Le groupe dirigeant communiste devait, quant à lui, trancher entre des exigences contradictoires : d’un côté, il était impossible de taire un épisode aussi grave, et il était donc nécessaire de pousser les hauts cris. D’un autre côté, il fallait compter avec le risque de ne pas réussir à contrôler la base. Il fallait donc trouver un point d’équilibre, très délicat, entre la dénonciation et la modération, entre le dévoilement et le maintien de la stratégie d’insertion.
Un autre moment difficile arriva entre octobre et le 5 novembre 1972, lorsque le secrétaire de la DC, Forlani 28, occupé par un règlement de comptes avec ses adversaires dans son parti, révéla que les tentatives d’abattre la démocratie n’avaient pas cessé et qu’il avait « des documents prouvant » que le plus dangereux était en cours. Le PCI courut là carrément le risque de se faire dépasser par un démocrate-chrétien dans la dénonciation du « complot noir » !
Le PCI s’est également montré fort bien informé lors du massacre à la préfecture de Police de Milan (17 mai 1973 ). De fait, récemment, l’ex-secrétaire du PCI de Trévise, a révélé aux juges qu’il avait été contacté le 15 mai 1973 par le comte Pietro Loredan 29 (une des figures les plus ambiguës de la stratégie de la tension), qui lui aurait dit que dans deux jours il y aurait un attentat de la droite contre une haute personnalité de l’État. Della Costa 30 se rendit à la fédération milanaise pour rencontrer Giancarlo Pajetta 31 et Alberto Malagugini 32. Ceux-ci, lorsqu’ils entendirent cette nouvelle, auraient immédiatement informé le chef de cabinet du préfet de police Gustavo Palumbo 33. Le récit est plausible (quoiqu’il n’ait pas été confirmé par Palumbo), mais pourquoi le communiste de Trévise ne s’est-il décidé à le faire qu’en 1995 ?
Car c’est là tout le problème : que savaient les dirigeants communistes, et qu’ont-ils gardé pour eux jusqu’à aujourd’hui ?
À l’évidence, le PCI n’a négligé aucun instrument pour s’opposer à la stratégie de la tension : manifestations de masse, dénonciation publique, action parlementaire et, par-dessus tout, recherche d’alliances dans les autres partis pour faire front au péril. Il n’est guère difficile de deviner qu’il y ait eu, parmi tant d’actions différentes, une forme quelconque de « diplomatie secrète ».
Les raisons pour lesquelles elle a été tenue secrète ont probablement été diverses. Protéger les sources, vérifier l’exactitude des « informations confidentielles », etc. Mais il est vraisemblable que les considérations de politique générale ont eu le plus d’importance : ne pas aggraver les rapports avec la DC, tenir compte des humeurs de la base et surtout éviter à tout prix de perdre le contrôle de la situation.
Nous ne savons pas avec exactitude ce que le PCI savait de l’affaire du massacre. Raisonnons par l’absurde, et faisons l’hypothèse qu’il ait obtenu des preuves certaines, définitives, de la compromission de l’Otan, des services secrets et de membres de la DC ; qu’aurait-il fait ?
Publier ces preuves aurait eu des conséquences difficilement mesurables :
a La réaction de fureur de l’opinion publique aurait renversé n’importe quel gouvernement et réclamé des élections anticipées.
b. Les accusés auraient nié même l’évidence et, dans l’intervalle, se seraient opposés à toute éventualité d’élections anticipées.
c. Ce qui aurait abouti à une impasse, pendant laquelle les combats de rue auraient été gravissimes.
d. L’Otan et les services américains n’auraient pas pu supporter un tel défi, parce que la révélation de leur implication dans des massacres perpétrés dans un pays allié aurait eue des conséquences irréparables.
De ces prémisses, il est facile de déduire que la situation se serait emballée et que tout serait devenu possible. Le PCI était-il disposé à affronter des dynamiques aussi dévastatrices ? Nous ne le croyons pas, et il est simple de penser que son choix fut celui d’utiliser ces informations dans une partie politique où alternèrent menaces et promesses, protégées à l’évidence du secret nécessaire. Et cette partie politique doit impliquer, au-delà de la DC, l’Otan. Il faut obtenir avec celle-ci une entente prévoyant la légitimation du PCI (et donc la destruction de la cause principale de la stratégie de la tension). À l’évidence, le PCI doit offrir en échange des assurances adéquates sur la stabilité des alliances militaires du pays. Et c’est précisément ce qui a lieu entre 1973 et 1975.
Jusqu’en 1969, la politique extérieure du PCI se base sur l’opposition à l’Otan. Il réclame que l’Italie en sorte immédiatement. Le 15 mars 1972, le xiiie congrès du PCI s’ouvre à Milan et, dans le discours inaugural, Berlinguer ne fait plus allusion à la sortie de l’Italie de l’Otan. Malgré la réaction américaine glaciale aux offres de Berlinguer, le PCI persiste dans cette voie, rendant toujours plus explicite son choix en faveur du maintien de l’Italie dans l’Otan, jusqu’à l’interview de Berlinguer au Corriere della Sera 34 , le 5 juin 1976, dans laquelle le secrétaire général du PCI affirme « se sentir plus en sécurité sous le parapluie de l’Otan ».
Le PCI retourne donc sa veste quant à sa position à l’égard de l’Otan précisément au cours des années de stratégie de la tension, c’est-à-dire au moment même où la compromission de la première dans la seconde aurait dû accentuer l’hostilité communiste envers l’Alliance atlantique.
Il est difficile de ne pas voir dans cette démarche, en tout opposée à celle que l’on eût pu attendre, la recherche d’une issue négociée à la stratégie de la tension. Les articles publiés par Berlinguer dans Rinascita 35 en octobre 1973 dans lesquels la proposition de « compromis historique » était énoncée, prennent, insérés dans ce contexte historique, un tout autre sens. Le compromis historique impliquait une reconnaissance réciproque entre la DC et le PCI comme partis de gouvernement. En ce sens, il était quelque chose de différent et de plus qu’une formule pour un gouvernement DC-PCI. Mais un tel choix eût-il été compatible avec l’approfondissement de la vérité sur les massacres ? Si la poursuite de l’enquête avait fait émerger la compromission des secteurs concernés de la DC (et donc, avec elle, des services de sécurité, de la hiérarchie militaire et de la police), que serait-il resté de cette proposition ?
Il y a un fait qui porte à réfléchir : à la différence de ce qui arriva lors de l’affaire Sifar (une bagatelle, par rapport à ce qui s’était passé entre 1969 et 1974), le PCI ne fit aucun effort pour imposer une commission d’enquête parlementaire.
Aldo Giannuli
Traduction de l’italien :
Jean-Manuel Traimond
1. Sifar : service secret qui en 1964 avait fiché et mis sous surveillance plusieurs milliers de dirigeants politiques et syndicaux de gauche en prévision de troubles sociaux ou politiques. À la suite de cette affaire, le service fut remanié et son chef limogé, mais les pratiques de manipulation ne cessèrent pas pour autant.
Les notes sont de Gianni Carrozza.
2. PSDI : Partito Social Democratico Italiano, issu d’une scission d’avec le Parti socialiste (parrainée par les Américains), accusé d’être aux ordres de Moscou. Très anticommuniste.
3. PLI : Partito Liberale Italiano.
4. DC : La Démocratie chrétienne est le parti le plus important parmi ceux qui gouvernent l’Italie de l’après-guerre pendant un demi-siècle, très lié à l’Eglise et aux Américains. Ce parti occupe tous les rouages de l’État.
5. Pietro Secchia, dans la direction communiste, est le point de repère des anciens partisans qui cultivent le mythe d’une résistance trahie et rêvent d’une insurrection dont le PC prendrait la tête. Il est écarté du pouvoir réel dans le parti au début des années 60.
6. Pietro Ingrao, père noble de cette gauche du PC qu’il quittera après 68 pour donner vie à
Il Manifesto, un groupe qui essaye de sauver la suprématie du parti en récupérant timidement l’idée des conseils. Après 68, il est mis au frigo et sorti au moment de rappeler à l’extrême gauche ses origines communes.
7. Giorgio Amendola, dirigeant du PCI, issu d’une famille de tradition libérale ; on disait de lui que dans les années 30 il avait adhéré à la direction du PCI (où il avait été coopté d’office).
8. Luigi Longo, ancien combattant de la guerre d’Espagne, secrétaire du PC, assure la transition entre Togliatti et Berlinguer.
9. Enrico Berlinguer, issu d’une riche famille sarde, d’abord à la tête des Jeunesses communistes, il devient secrétaire du PC après Togliatti et Longo. Très impressionné par le coup d’état au Chili, il sera le maître d’œuvre du projet de « compromis historique » avec la DC et donc du refus de gouverner l’Italie sans l’aval des Américains, même si les électeurs lui avaient donné la majorité relative au Parlement.
10. Armando Cossutta, responsable de l’organisation, qu’il dirige de façon très ferme. Depuis toujours considéré comme l’homme des Soviétiques.
11. Galleni : fonctionnaire de la direction du PC.
12. Un missiniste appartenait au MSI, Movimento Sociale Italiano, le parti néo-fasciste italien de l’après-guerre (n.d.t.).
13. L’Association des marins d’Italie : association d’extrême droite composée d’anciens combattants de la République sociale italienne (RSI), qui avait été liée aux nazis jusqu’à la fin de la guerre.
14. Mario Capanna, chef du Movimento Studentesco (Mouvement des étudiants) de tendance maoïste, particulièrement implanté à l’Université d’État de Milan.
15. Guido Salvini, juge milanais qui hérite dans les années 90 de l’énième enquête sur le massacre de la Piazza Fontana et établit les responsabilités des services secrets et des néofascistes.
16. Le Massacre de la Piazza Fontana, depuis le début identifié aussi comme « massacre d’État », a lieu le 12 décembre 1969 à la Banca Nazionale dell’Agricoltura à Milan.
17. Aldo Moro, chef de file de la « gauche » démochrétienne, plus disponible à une collaboration avec le PC, et pour cela mal vu par les Américains. Plusieurs fois membre ou chef du gouvernement. Il sera tué par les Brigades rouges en 1977.
18. Segre : dirigeant du PC.
19. Paolo Bufalini, membre de la direction du PCI.
20. Giuseppe Saragat, chef du PSDI, président de la République à l’époque.
21. Pietro Valpreda, membre du groupe anarchiste du « 22 mars » de Rome. Emprisonné, il sera libéré seulement après quatre années. Des procès successifs écarteront définitivement sa responsabilité.
22. Luciano Guerzoni : dirigeant de la gauche de la DC.
23. Mario Almirante, chef du MSI, parti néofasciste.
24. Fabio Invinkl : correspondant de l’Unità à Trieste.
25. Junio Valerio Borghese, ancien chef de la Xe MAS, unité d’élite de la République sociale italienne particulièrement engagée dans la guerre contre les partisans et ensuite à la tête de groupuscules d’extrême droite.
26. Paese Sera, quotidien romain officiellement indépendant, de fait totalement contrôlé par le PC.
27. Franco Restivo, démochrétien, ministre de l’Intérieur.
28. Arnaldo Forlani, à l’époque secrétaire démocrate-chrétien.
29. Pietro Loredan, démocrate-chrétien, entretient des rapports avec plusieurs néofascistes impliqués dans les attentats de cette période.
30. Della Costa, ancien secrétaire régional du PCI dans la région de Venise.
31. Giancarlo Pajetta, membre de la direction communiste, ancien partisan.
32. Alberto Malagugini, membre de la direction du PCI.
33. Gustavo Palumbo, chef de cabinet du préfet de police de Milan.