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L’anarchosyndicalisme. Quel usage du droit face aux luttes sociales ?
Article mis en ligne le 18 mai 2014
dernière modification le 18 mai 2016

|Alain Gil

Propos d’Alain Gil recueillis par J.-J. Gandini

Question  : Quelles sont les circonstances qui t’ont amené à travailler en usine, et qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser au syndicalisme, la CFDT au départ, avec les responsabilités qui ont alors été les tiennes ? Comment ça fonctionnait : tes heures de délégation, est-ce que tu étais payé pour ces heures et pourquoi n’as-tu pas voulu devenir un permanent ? En outre, au-delà de ton déménagement pour raison personnelle de Grenoble à Martigues, en 1991, cette année semble avoir été pour toi une année charnière. Tu as pris du recul par rapport à la CFDT et tu as décidé, après un temps de réflexion, d’adhérer à la CNT et de créer une section sur ton lieu de travail. Dans ces conditions quelle est ta conception de l’anarchosyndicalisme ?


Réponse
 : J’ai été étudiant en maths-physique jusqu’en 1972, date à laquelle j’ai abandonné mes études. J’ai travaillé en intérim de 1972 à 1975 : en intérim car je ne voulais travailler qu’un minimum pour conserver un maximum de temps libre. J’ai commencé à militer dans le mouvement libertaire en 1972 sur Grenoble, ainsi que dans le mouvement antimilitariste. En 1974, je suis devenu objecteur de conscience insoumis. Fin 1975, j’ai effectué une mission d’intérim dans une entreprise de chimie, Péchiney-Ugine-Kuhlman, pour travailler en fabrication en 3 x 8. Comme je m’entendais bien avec les gens avec lesquels je travaillais, j’ai donné mon accord. À partir de là, je savais qu’une fois que je travaillerais « normalement » dans une boîte, je militerais syndicalement.

À l’époque, pour moi, la seule possibilité qui se présentait, c’était la CFDT puisqu’il était hors de Question d’aller dans une organisation comme la CGT et ne parlons pas de FO ou autres... La CNT, alors, ce n’était que des petits groupes disséminés qui, en outre, étaient plus des groupes anarchistes spécifiques que réellement des groupes syndicaux. La CFDT, par contre, représentait un certain nombre d’intérêts car ça a été sa période la plus intéressante tant en ce qui concerne ses orientations (socialisme autogestionnaire, mise en cause de la nature du travail et du « progrès »,
Question de l’utilité sociale de la production, etc.) que les gens qui y adhéraient localement.

J’ai donc adhéré et j’ai eu tout de suite un mandat syndical, tout en ayant
d’entrée affiché mes opinions, à savoir que je me définissais comme anarchosyndicaliste. J’avais également aussitôt fait part des limites que je trouvais aux orientations de la CFDT (dans ses conceptions autogestionnaires et ses références historiques, Yougoslavie et Algérie, méconnaissant totalement l’expérience espagnole de 1936 à 1939).

Par la suite, avec les problèmes d’exclusion rencontrés par la section CFDT du centre de tri PTT de Lyon-Perrache, dont je connaissais plusieurs militants car c’étaient des copains libertaires, les jeunes de la section de l’usine ont exigé des explications, protesté, entraînant des remous au sein du syndicat. De sorte que le représentant de notre section syndicale au conseil du syndicat (le syndicat regroupait une quinzaine de sections d’entreprise) a démissionné.

C’est moi qui ai été élu par l’AG des adhérents pour le remplacer.

Au syndicat, il y avait énormément de débats, beaucoup d’actions sur le plan local avec des boîtes comme Allibert, où sévissait une très forte répression syndicale. Je suis devenu secrétaire du syndicat en 1983 et, parallèlement, j’ai été élu au bureau et à la commission exécutive de l’union départementale de l’Isère de 1983 à 1989. Depuis 1982, je participais aussi au comité régional chimie de Rhône-Alpes, la plus grosse union chimie de la CFDT, regroupant treize syndicats. Ces fonctions syndicales me permettaient d’avoir beaucoup d’informations et d’éléments d’appréciation pour suivre l’évolution de la CFDT. Les militants, les adhérents ont vite saisi quelles seraient les évolutions futures de la CFDT : abandon de tout projet de transformation sociale, accommodements avec le patronat dont on chercherait à devenir « l’interlocuteur », etc. D’ailleurs les textes qu’a écrit le syndicat et ses interventions dans les divers congrès montrent la justesse des analyses.

Nos désaccords avec la direction confédérale devenaient croissants, mais au niveau de notre syndicat de la Chimie cela se passait bien. J’étais le seul à me réclamer de l’anarchosyndicalisme, mais l’activité menée dans beaucoup de sections se rapprochait en pratique du syndicalisme révolutionnaire : sensibilité des gens, mandat impératif, etc. Pour l’illustrer, en ce qui concerne les congrès auxquels participait le syndicat : les copains qui intervenaient le faisaient sur la base de textes discutés et approuvés en conseil syndical regroupant toutes les sections. Sur Chimie-Rhônes-Alpes aussi cela se passait bien ; on a été de tout temps considéré comme une structure oppositionnelle mais, comme on avait un gros poids numérique (on représentait 20 % des effectifs de la fédération Chimie CFDT), on pouvait difficilement nous faire passer pour un groupuscule « extérieur ». De 1988 à fin 1989 sur Chimie-Rhône-Alpes on a publié une revue d’une certaine tenue les Cahiers Reconstruire (six numéros d’une trentaine de pages). Cette revue abordait non seulement les problèmes internes de la CFDT mais dans sa charte constitutive avançait la nécessité de reconstruire le syndicalisme :
« Le titre même de ces Cahiers est à cet égard une référence historique et définit bien les perspectives qui sont celles des rédacteurs de cette revue : reconstruire un syndicalisme démocratique, porteur des aspirations collectives des travailleurs et d’un projet pour l’entreprise et la société de l’an 2000. »


Question
 : Peux-tu préciser l’ensemble des mandats que tu exerçais, le temps que cela te prenait et si, en contrepartie, tu avais des heures de récupération ou si tu étais payé ? Combien de temps ça a duré ? Et en ce qui concerne cette charte et cette revue Reconstruire, comment s’est faite la rupture avec la CFDT, bref ce qui t’a amené à franchir le pas ?


Réponse
 : J’avais un mandat de délégué syndical, soit 20 heures de délégation par mois, et je pouvais bénéficier de quelques heures de plus parce que depuis la loi de démocratisation du secteur public de 1982, votée lors des nationalisations, un nouveau droit syndical s’appliquait dans le groupe Péchiney, à savoir un certain volume d’heures de délégations n’étaient plus liées au mandat d’une personne mais pouvaient être réparties par la section syndicale sur les adhérents qu’elle voulait, et qui pouvaient ainsi en bénéficier pour faire une tâche donnée à un moment donné. Pour ma part, j’étais en gros présent les 2/3 de mon temps de travail. Étant posté, c’est-à-dire faisant les 3 x 8, un grand nombre d’heures de délégation se trouvaient en dehors de mon temps de travail – donc là je n’étais pas payé –, mais je les récupérais, du moins en partie ; mais je ne récupérais pas tout pour justement garder une présence suffisante dans la boîte, c’est-à-dire les 2/3 de mon temps de travail normal. Je n’ai jamais été permanent. On me l’a proposé plusieurs fois et je l’ai systématiquement refusé.

La rupture avec la CFDT s’est faite après le congrès confédéral de 1988, celui des « moutons noirs », qui a vu l’exclusion des unions régionales d’Ile-de-France des PTT et de la Santé, ce qui a amené la création de Sud-PTT d’un côté et du CRC Santé (Coordonner, Rassembler, Construire), d’autre part.

Au niveau de la Chimie de Rhône-Alpes, les pressions s’accentuaient, d’autant que des échanges et des rencontres avaient lieu avec d’autres structures locales : transports, banques, des unions départementales, etc.

Mais, au-delà, il me semblait que bien des copains engagés dans cette voie ne mesuraient pas (ou ne pouvaient pas assumer) l’ampleur de la rupture nécessaire : sur le plan pratique des luttes, sur les plans organisationnel et politique.

Tout ça m’a amené à quitter la CFDT en 1990. Fin 1991, je suis arrivé sur l’usine de Fos, muté à ma demande et, là, connaissant certains copains de la section syndicale CFDT, ils m’ont aussitôt proposé de reprendre un mandat, et comme ils étaient intéressants, je me suis dit : essayons. J’ai donc repris un mandat de délégué syndical CFDT début 92 en posant très clairement mes conditions : mon désaccord à peu près total avec la CFDT sur le plan national et l’importance de certaines questions à discuter : la place du travail, la déconnexion entre celui-ci et la production de richesses, tous les débats ouverts par des gens comme André Gorz, Jacques Robin, le courant de l’économie distributive et d’autres. Et toutes les conséquences que cela doit avoir dans la conception même de la réduction du temps de travail, dans le financement de la protection sociale et des retraites. Les copains ont été d’accord. Il s’est ensuite trouvé que j’ai été amené à participer au congrès du syndicat Pétrochimie de la région Étang de Berre, et j’ai proposé à la section de la représenter au conseil syndical ; et, de fil en aiguille, au bout de deux ans, je suis devenu secrétaire du syndicat.

Je travaille dans un gros atelier fabriquant du chlorure de vinyle (intermédiaire pour la fabrication du PVC). C’est le seul atelier où la CFDT était majoritaire, la CGT l’étant d’une façon globale sur l’usine.

Avec ce qui s’est passé fin 1995, plan Juppé sur la Sécurité sociale, remise en cause des régimes de retraites, il y a eu des dissensions au sein de la section et, début 96, sur cet atelier, la plupart des adhérents ont démissionné, les militants aussi, et moi-même un peu plus tardivement car je devais passer le relais au niveau des mes responsabilités puisque j’étais secrétaire du syndicat, c’est-à-dire en octobre 96. Par contre, ceux qui partaient souhaitaient continuer à faire quelque chose. On en a discuté, plusieurs options étaient ouvertes, sachant que, sur notre petit noyau, nous n’étions que deux à connaître la CNT. Pour moi, elle était devenue maintenant crédible : véritable activité syndicale, en développement dans le secteur public (Poste, éducation, santé) mais aussi dans le privé, et l’option m’est apparue possible. On a fait le tour des différentes options et, finalement, un petit noyau s’est décidé pour un syndicat CNT. Pour la petite histoire, ce sont les copains qui n’étaient pas spécifiquement anarcho-syndicalistes qui se sont montrés les plus rigoureux au niveau des statuts, notamment sur le problème de l’indépendance.


Question
 : À propos des statuts justement, pourquoi ce besoin de reconnaissance juridique, alors que le simple fonctionnement affinitaire pouvait être envisagé, et dans le cadre de ces statuts, quel mode de fonctionnement a été mis en place, et puis comment s’affirmer anarchosyndicaliste dans la France actuelle ?


Réponse
 : La rédaction des statuts a suscité beaucoup de discussions sur plusieurs plans. On est parti de statuts types mais on a nous-mêmes défini le mode de fonctionnement et ce que les gens qui s’étaient regroupés ensemble souhaitaient faire : indépendance du syndicat par rapport à toutes les pensées et partis politiques, mode de fonctionnement avec décisions prises par l’AG et rotation des tâches, adhésion : pas simplement prendre une carte mais participer ; pas consommateur mais acteur, en fonction des disponibilités de chacun, bien sûr, donc pas d’adhésion passive, ce qui implique que toute adhésion est soumise à l’AG. Il s’agissait d’avoir une cohérence de comportement avec l’objet du syndicat.

L’adhésion au niveau national n’a pas posé de problème puisque j’étais connu. Elle a même été vue d’un bon œil car c’était la première fois qu’une section se créait dans une grosse entreprise, dans ce secteur de la chimie. Ce qui fait, entre autres, l’originalité de la CNT, c’est que c’est le syndicat local qui définit ses modes d’intervention, son travail, pas le national ni la confédération.


Question
 : Donc les gens qui ont créé avec toi la CNT étaient intéressés par la réflexion sur « quelle société ? » et non pas seulement par les conditions de travail ou le temps de travail ?


Réponse
 : Ce qui m’a agréablement surpris, c’est que les copains ont immédiatement embrayé sur des idées, des notions qui n’apparaissent pas dans le syndicalisme tel qu’on le côtoie habituellement. Dans le cadre des discussions préparatoires à la rédaction des statuts, ont été évoqués non seulement la nature des salaires mais aussi la hiérarchisation, les classifications, le contenu des postes de travail, c’est-à-dire qu’a été remise en cause la division du travail telle qu’elle existe : ouvriers postés/maîtrise/encadrement, pour déboucher sur cette notion : à partir du moment où quelqu’un effectue un travail, quelle que soit sa fonction, salaire identique pour tous. Et ce qui m’a étonné c’est que cela a été accepté pour ainsi dire spontanément.

Ont été également abordés : l’utilité de la production, pourquoi faire tel produit et pas tel autre, etc. Les gens se sont ainsi rendu compte que l’anarchosyndicalisme ne remettait pas seulement en cause le patronat et l’exploitation économique, mais avait toute une critique par rapport au mode de construction de la société, son fonctionnement, ses structures hiérarchiques, etc. et se donnait pour objectif en fait un bouleversement complet de cette société par le biais d’une gestion directe par les gens concernés à leur niveau dans un cadre général fédéraliste.

Cela n’est pas apparu comme « tirer des plans sur la comète » ; les gens étaient convaincus qu’il convenait d’avoir une action en cohérence avec les finalités que je viens de développer. Concrètement, nous avons rédigé un tract sur les salaires, avec à terme le salaire identique pour tous et, dans cette perspective, nous avons posé comme revendication de présenter la revalorisation des salaires de manière anti-hiérarchique, c’est-à-dire que plus un salaire est bas, plus il est valorisé.

C’est long à mettre en place car il y a tout un travail de sensibilisation, et on a voulu que ce soit très bien étayé sur le plan de la logique du raisonnement. On a donc pris une année type comme référence : on a reconstitué les différentes tranches de salaires appliquées le plus finement possible et on a dit : voilà le bilan de ce qui pourrait être fait en matière d’augmentation anti-hiérarchique des salaires.


Question
 : Que représente la CNT actuellement dans ton usine et quelle est son influence ? A-t-elle d’autres contacts locaux ou bien êtes-vous seulement en contact avec le national ? D’autre part, en quoi le droit peut-il être une arme, ou bien privilégiez-vous d’autres moyens de lutte ?


Réponse
 : Une fois les statuts déposés, le syndicat a été enregistré officiellement en préfecture. On a ensuite distribué un tract expliquant le sens de notre démarche et pourquoi on créait un syndicat CNT, accompagné d’un « 4 pages » très bien fait, rédigé par la CNT au niveau national et donnant les grandes lignes de son orientation. La distribution a eu lieu le 21 avril 1997. Le tract a été très bien perçu, notamment la critique du syndicalisme classique, en ce qui concerne la délégation, etc. Et, un mois après, un cahier de revendications a été déposé sur notre atelier – lequel est la raison d’être de l’usine –, cahier conjoint CGT-CFDT-CNT, et toutes les équipes ont été consultées, précisant en retour jusqu’à quel point elles étaient prêtes à s’engager en termes de lutte. Chaque équipe a désigné un délégué, lesquels ont fait une synthèse en retour aux équipes pour information finale et confirmation que tout le monde était bien OK. Au lieu de se contenter, comme la pratique habituelle de la CGT, d’un courrier-navette au patron avec

Réponse selon la même procédure, nous, CNT, avons insisté pour en parler directement à la direction. Nous avons donc demandé une réunion de négociations sur ces points qui portaient sur des embauches, sur l’égalité des salaires et contre l’individualisation, sur une augmentation salariale.
Mais comme il n’était pas

Question pour la direction de recevoir la CNT, la procédure a été la suivante : au nom de la direction, le chef de service a reçu une « délégation du personnel », ce qui permettait qu’il y ait qui on voulait : syndicats classiques, CNT, non-syndiqués, afin de ne pas cautionner la CNT.

La discussion ayant tourné court, notamment à cause du confusionnisme de la CGT, un préavis de grève a été déposé. Et une grève de cinq semaines s’est ensuivie, menée de bout en bout par l’Assemblée générale du personnel. Pour la première fois, c’est bien l’AG qui décidait. En effet, il n’y avait pas seulement les délégués qui venaient rendre compte et les gens qui disaient « oui » ou « non », mais à chaque fois c’est l’AG qui décidait si on allait ou non rencontrer la direction, sur quelles bases, qui y allaient, et qu’est-ce qu’on faisait, à savoir comment donner à ce conflit le maximum d’écho ?

Une première car, jusque-là, la CGT conservait aux conflits un caractère interne alors qu’il s’agissait que celui-là sorte à l’extérieur. Comme on se doutait qu’il allait durer longtemps, nous avions gambergé sur les moyens d’obtenir de l’argent afin de pouvoir tenir le maximum de temps. Nous avons aussi tenu à ce que chaque proposition, même si elle pouvait être assimilée à une « connerie », soit discutée et tranchée afin que rien ne reste dans l’impasse, et nous sommes intervenus pour le respect strict de ce qui avait été décidé en AG, avec distribution de tracts explicatifs sur les autres sites de l’usine, dans les usines autour de l’étang de Berre avec lesquelles nous travaillions en partenariat (échange de matières premières) et à la population. La direction refusait toujours, bien sûr, de recevoir la CNT.


Question
 : À ce propos, lorsque la CNT s’est créée sur l’usine, en avez-vous avisé la direction, du moins sur le plan formel ?


Réponse
 : On a fait une distribution sur l’usine, de sorte que la direction en
a été avisée indirectement, mais pour nous il était hors de Question de l’informer particulièrement puisqu’elle a des « sbires » chargés de lui ramasser les tracts, même les plus anodins qui circulent. Il faut également signaler que, sur notre atelier, la CGT a bien perçu notre création, allant même jusqu’à dire que le conflit en cours pourrait nous aider à obtenir la représentativité. Par contre, cela n’a pas été le cas de la CFDT, d’autant que parmi les fondateurs de la CNT il y avait deux anciens délégués syndicaux de la CFDT !

Aussi, quand il y a eu des négociations dans le cadre du conflit que je viens d’évoquer, on a imposé, puisque la direction ne voulait pas qu’il y ait la CNT et qu’il n’était pas
question qu’il n’y ait que la CGT et la CFDT, qu’il y ait un représentant de chaque équipe désigné par les équipes elles-mêmes, et ça changeait à chaque fois. La première semaine, ça a marché comme ça, de sorte que la CNT était en pratique présente. Le dimanche suivant, en tant que CNT, on a distribué un tract au marché de Martigues pour populariser le conflit, puisqu’on prévoyait des collectes, et expliquer la façon dont le conflit était mené, à savoir sa gestion complète par l’AG quotidienne des grévistes. Le tract est parvenu dans les mains de la direction qui n’a plus voulu alors recevoir de délégation par le biais des équipes : « Hors de Question d’aider la CNT à faire son nid au sein de l’atelier CVM », déclarait le directeur de l’usine à un militant de la CNT.


Question
 : Est-ce qu’il y a eu justement, à l’occasion de ce conflit, une demande expresse dans le cadre de la représentativité des salariés d’être reçu par la direction en tant que syndicat et, dans la négative, a-t-il fallu s’adresser au tribunal pour obtenir cette représentativité ? Ou bien, est-ce que vous fonctionniez de facto sans avoir recours à ce levier juridique ? En résumé, considérez-vous le droit comme une arme importante dans le cadre de votre combat en tant qu’anarchosyndicalistes ou bien n’a-t-il qu’une fonction secondaire, voire aller jusqu’à l’ignorer ?


Réponse
 : Pour le moment, nous n’avons engagé aucune procédure pour obtenir la représentativité. En effet, on veut que le jour où on le fera, car on le fera, on soit sûr de l’obtenir. On ne veut pas risquer d’essuyer un échec.

Tu sais, en France actuellement, il y a cinq centrales représentatives : CGT, CFDT, FO, CFTC et CGC. Il suffit donc que dans n’importe quelle boîte une personne appartenant à l’une de ces cinq centrales soit désignée comme délégué syndical pour qu’il le soit. Pour n’importe quel autre syndicat, c’est le tribunal d’instance qui peut lui conférer la représentativité, et ce à différents niveaux : établissement, entreprise, branche, localement, départementalement, etc. Donc, soit nous entamons la procédure, soit en désignant nous-mêmes un délégué syndical ce serait alors la direction qui saisirait le tribunal pour contester notre représentativité. Pour le moment, il n’y a pas de délégué syndical CNT sur Atochem-Fos-Port-de-Bouc.

Cela nous pose effectivement des problèmes. D’ordre matériel, puisque nous ne pouvons faire d’affichage sur les panneaux syndicaux ni distribuer des tracts à l’intérieur de l’usine, ce qui ne nous gêne pas trop parce que dans notre usine les tracts sont distribués par enveloppe-navette, c’est-à-dire par courrier interne : les syndicats ont un correspondant dans chaque atelier, lequel reçoit une poignée de tracts et les met sur les tables. Nous, même si c’est plus contraignant, nous préférons distribuer à la porte de l’usine parce qu’il y a un contact direct et ça nous paraît plus « actif ».
Par contre, pour les « postés », nous faisons le tour des salles de contrôle et ça nous est arrivé effectivement d’être rappelés à l’ordre, d’autant qu’il s’agissait d’un tract que la direction n’avait pas du tout aimé, lors d’un « grand arrêt », à savoir que tous les trois ans on a un arrêt complet de l’usine pour faire un certain nombre de travaux d’entretien. Et la direction est toujours pressée parce qu’il y a énormément de travail à faire ; il y a 1 000 personnes d’entreprises extérieures, spécialisées, qui interviennent, avec donc des problèmes de sécurité, de conditions de travail, etc., et on avait dénoncé toute une série de dysfonctionnements à ce propos. Cela avait rendu la direction folle furieuse, et j’avais été convoqué par le chef de service. Mais j’ai confirmé que je maintenais l’intégralité du contenu du tract. Elle n’a pas alors osé opposer un démenti officiel mais uniquement confidentiel au niveau de l’encadrement. Et le responsable social a ensuite convoqué un des copains de la CNT pour lui rappeler qu’on n’avait pas le droit de diffuser des tracts à l’intérieur de l’usine... Ceci étant, cela ne nous empêche pas de faire de l’affichage avec de grandes affiches de la CNT dans la salle de contrôle. La direction nous demande de les enlever mais ne réagit pas au fait que nous n’obtempérons pas.

Ceci c’est sur le plan matériel. Mais cette non-représentativité a un autre inconvénient : aux yeux des salariés, y compris de sympathisants, la CNT n’a pas la totalité des prérogatives d’un syndicat à part entière.


Question
 : Quelle force représentez-vous sur l’usine ? Quels sont les critères qui permettraient d’obtenir cette représentativité ?


Réponse
 : Le tribunal doit effectivement viser un certain nombre de critères. Un que je citerai uniquement pour mémoire car il est maintenant obsolète, c’est le fameux critère lié à la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. En pratique :
– L’activité développée par le syndicat ;
– L’indépendance financière du syndicat : avoir des ressources propres, c’est- à-dire des cotisations et d’un montant suffisant ;
– L’indépendance vis-à-vis de la direction : afin de se protéger des syndicats « jaunes » ;
– L’expérience des membres du syndicat.

Pour ces critères, il n’y a pas un minimum prévu à chaque fois. Le tribunal fait une appréciation globale : avoir un faible nombre d’adhérents peut être compensé par une forte activité. Pour nous, le critère limitatif serait justement celui du nombre d’adhérents.

Car en matière d’indépendance financière, on a le plus fort taux de cotisation de tous les syndicats (1 %) et c’est calculé sur le revenu annuel net (primes incluses), ce que ne fait aucun autre syndicat. En outre, plus de 90 % de cette cotisation reste au niveau du syndicat de base et donc moins de 10 % à la confédération (6 % actuellement) alors que pour les autres syndicats, leurs cotisations sont insuffisantes pour assurer leur financement puisqu’en général le syndicat de base ne garde pour lui que 10 % à 15 %, le reste partant dans les structures verticales. Les autres syndicats fonctionnent donc avec le budget « éducation ouvrière » du comité d’entreprise et ce qu’ils peuvent récupérer sur les frais de déplacement lorsqu’ils participent à des réunions paritaires prises en charge par la direction.

En ce qui concerne l’expérience, j’ai eu pendant très longtemps de nombreuses responsabilités syndicales, comme rappelé supra, un autre copain a déjà été délégué syndical et membre du CE, un troisième élu plusieurs années au comité d’hygiène et de sécurité, donc, là-dessus, on est bon. Par contre, le problème, c’est au niveau du nombre d’adhérents cotisants : quatre, un cinquième est sympathisant mais sans cotiser.

Il faut savoir que nous avons refusé une adhésion parce que le comportement général du postulant nous paraissait présenter quelques contradictions avec les objectifs de la CNT.

Notre handicap actuel, c’est que n’étant pas représentatifs, on ne peut pas « discuter » directement avec la direction. Par contre, on a un large écho au niveau de notre atelier. Si on veut l’arrêter, on l’arrête ; pas de problème. Ce qui est significatif, c’est qu’on a reçu au moment de la grève énormément de soutien de la part des autres syndicats CNT et, si on décomptait les sommes récoltées par rapport à la taille respective des syndicats, on pulvériserait tout le monde. On a reçu également des soutiens financiers individuels et, d’autre part, ce qui a été symptomatique, il y a eu des collectes faites sur d’autres ateliers, notamment celui qui voisine le nôtre, et celui qui en a été le dépositaire, en l’occurrence un délégué CFDT, nous l’a remis à nous, CNT, directement ; de même pour le service « gestion-comptabilité-informatique » largement féminisé.

En tout cas, nous avons récolté plus de 30 000 F et on a également organisé une opération « péage gratuit » au péage d’autoroute à Salon-de-Provence qui nous a rapporté près de 20 000 F. Et, là, vu les risques encourus, la CGT était en retrait, et c’était « carte blanche à la CNT » ! On a en outre publié tous les comptes de ce qu’on avait recueilli et pris en charge la péréquation au niveau de la paie de chacun – manœuvre assez complexe pour les postés – et en fonction des jours de grève effectifs, pour que chacun sache exactement ce qu’il avait réellement perdu en net. On a donc eu beaucoup de retours positifs sur la manière dont nous avons mené le conflit, et on a eu un large écho au sein de la boîte. Mais malgré tout, le fait de ne pas être reconnu par la direction reste un frein pour un certain nombre de gens.


Question
 : Justement, malgré votre petit nombre, mais vu votre influence réelle et le rôle moteur que vous avez joué pendant cette grève, cela ne vaudrait-il pas la peine de saisir maintenant le tribunal pour obtenir cette représentativité ? Par ailleurs, sur le plan national, comment la CNT se positionne-t-elle sur le plan du droit par rapport au droit syndical, et notamment la participation aux élections ? Avec, donc, un risque de bureaucratisation mais permettant sur le plan pratique de ne pas se marginaliser ?


Réponse
 : Il faut distinguer deux choses :
– Les mandats de désignation : c’est le syndicat qui désigne pour la durée qu’il veut un ou plusieurs délégués syndicaux selon les effectifs de l’usine, un représentant au CE et un représentant au CHS. Il peut donc à tout moment mettre fin au mandat de tout délégué par simple courrier adressé à la direction de l’établissement. C’est le mode représentatif.
– Ensuite, le mode électif : délégués du personnel, membres du comité d’entreprise (CE) et membres du comité d’hygiène et sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Ces derniers n’étant pas élus directement par les salariés mais par un collège regroupant les élus titulaires des délégués du personnel et membres du CE.

C’est d’ailleurs la raison de la scission entre la CNT-AIT « maintenue » et la CNT-Vignoles. En effet, une fois élu, l’étiquette syndicale disparaît, et le syndicat ne peut pas mettre fin au mandat de l’élu qui l’est pour la durée du mandat, et s’il y a un problème (changement d’orientation par exemple), le syndicat ne peut rien faire.

La position de la CNT-Vignoles, c’est de refuser de participer aux élections au CE car on estime que c’est une institution de collaboration avec la direction, et on n’est pas là pour gérer les œuvres sociales comme le font les autres syndicats. Le seul intérêt, c’est d’obtenir par ce biais des informations économiques, mais par le représentant syndical, lorsqu’on en a un, on les a. Je précise qu’il peut participer aux discussions mais qu’il n’a pas le droit de vote et ne participe donc à aucune prise de décision. Par contre, au niveau des délégués du personnel, on n’est pas pour la participation à ces élections « en soi », mais si une section juge qu’elle y a localement intérêt, c’est accepté qu’il y ait participation. Ainsi, la CNT a des élus dans plusieurs entreprises (dans le secteur du nettoyage : Comatec, Onet, Challacin, à la FNAC, etc.).

Peu à peu, la CNT s’est construite une identité syndicale en accord avec les principes du syndicalisme révolutionnaire, développant son implantation dans les entreprises et dans des secteurs d’activité de plus en plus variés.

En ce qui nous concerne, à Fos, nous n’excluons pas de nous présenter aux élections de délégués du personnel, une fois obtenue la représentativité. Nous ferons les désignations citées précédemment et, pour les élections de délégués du personnel, nous aviserons. Quant aux élections au CHSCT, qui est un lieu important dans une industrie comme la chimie, cela devrait développer un nouveau débat dans la CNT.


Question
 : Qu’en est-il de la représentativité de la CNT au plan national ?
A-t-elle participé à un certain nombre d’élections ? Le droit est-il une arme pour elle ? Agit-elle au niveau du conseil des prud’hommes ?


Réponse
 : La CNT a obtenu la représentativité dans des entreprises de plusieurs secteurs d’activité : le nettoyage (Comatec, Onet, Challacin, etc.), des garages, la FNAC, la Caisse d’allocations Familiales de Troyes, etc. (anecdote sur le plan juridique : la direction a contesté leur représentativité devant le tribunal mais elle l’a fait par écrit alors que le copain de la CNT locale a cité des arrêts de Cour de cassation aux termes desquels la contestation devait se faire en personne par déclaration au greffe, et ce dans le délai de 15 jours : la direction s’est retrouvée forclose et la représentativité confirmée par défaut en quelque sorte !).

Dans le bâtiment, aussi : ainsi la CNT a-t-elle mené, seule, un conflit victorieux sur le chantier du métro de Rennes.

Une réflexion est en cours pour constituer un dossier pour tenter d’obtenir la représentativité au plan national.

Par ailleurs le besoin de formation juridique est fortement ressenti, d’autant plus dans les domaines à faible implantation syndicale, comme l’hôtellerie-restauration par exemple.


Question
 : Justement, le droit est-il pour la CNT une arme de défense au service des salariés ? Existe-t-il une commission juridique, et est-elle constituée de juristes professionnels ou s’agit-il d’une formation sur le tas ?


Réponse
 : Il existe une commission juridique au niveau de la région parisienne, mais elle peut être sollicitée par les autres régions. Elle est animée par un juriste professionnel, proche affinitairement, qui le fait en dehors de ses heures de travail. Il n’y a pas de permanents, que des bénévoles, et les autres membres de la commission sont des militants ayant une certaine formation juridique, souvent apprise sur le tas.
De toute façon, par principe, il n’est pas Question d’embaucher quelqu’un.


Question
 : Est-il prévu une formation juridique de base ? Vous servez-vous du droit en participant à la négociation de conventions collectives par exemple, ou bien les luttes restent-elles le terrain d’actions privilégiées ?


Réponse
 : Pour nous, l’utilisation du droit, c’est-à-dire en pratique le droit du travail ou syndical, est accessoire. Ceci étant, dans des situations individuelles et dans de petites boîtes, la répression syndicales étant ce qu’elle est, on ne peut pas faire l’impasse de démarches aux prud’hommes ou autres.

Mais si ça peut être utile, si même parfois c’est matériellement le seul recours possible, il n’en reste pas moins que l’essentiel des avancées qu’on pourra faire, c’est par les luttes, pas par le droit.


Question
 : Par rapport à ces luttes, qu’en est-il en pratique ? Par exemple, respectez-vous le préavis en matière de grève ou bien prônez-vous la grève sauvage ? Acceptez-vous le risque de vous mettre hors la loi ?


Réponse
 : Il y a eu effectivement des grèves qu’on peut qualifier de sauvages ou ne respectant pas certains préavis, dans les PTT par exemple.

Ce n’est pas un problème pour nous si les rapports de forces sont en notre faveur, c’est-à-dire si les gens sont déterminés, car il ne faut pas être suicidaire non plus.


Question
 : Dans ces cas de figure, la CNT a t-elle été en butte à des formes de répression ? A-t-elle fait l’objet, par exemple, de poursuites devant les tribunaux, car actuellement tend à se développer une politique judiciaire engageant des poursuites non seulement contre les militants syndicaux mais aussi contre les syndicats en tant que tels comme on vient de le voir pour la Confédération paysanne à Rodez ? Et si ce n’est pas encore le cas pour la CNT, est-elle prête à aller jusqu’au bout et assumer ce genre de risque ?


Réponse
 : Il y a eu plusieurs cas. Aux PTT, il y a eu des sanctions disciplinaires : mutations, passages devant la commission administrative, mises à pied pouvant aller jusqu’à un an sans salaire. Une maîtresse auxiliaire dans l’Éducation nationale a été virée aux Mureaux en juin 1997, mais l’action de la CNT, manifestations de rue à l’appui, a permis sa réintégration au bout de six mois de lutte.

Plusieurs autres luttes victorieuses contre des licenciements pour activités syndicales ont été menées notamment dans le nettoyage (Comatec).

Par contre, la CNT n’a pas encore été poursuivie en tant que syndicat dans un conflit d’entreprise. Mais cette menace que l’évolution de la politique judiciaire que tu citais rend de plus en plus pressante ne saurait constituer un frein à l’action de la CNT. Oui, nous assumerions ce risque.


Question
 : Dans le cadre de l’orientation générale de la CNT, est-elle prête à pratiquer le boycott, tout en sachant qu’il est actuellement considéré comme illégal, en liaison avec des associations, en matière de produits toxiques par exemple ? Qu’en est-il de la syndicalisation dans certains secteurs comme l’industrie nucléaire ou d’armement, les forces de répression ou l’administration pénitentiaire ?

Pour synthétiser, la CNT ne se considère-t-elle pas comme un organisme de défense catégorielle mais plutôt comme un instrument de changement général des conditions de vie dans la société avec des liaisons sur le plan international, contre la mondialisation à la sauce en cours ?


Réponse
 : En ce qui concerne l’appareil répressif ou les gardiens de prison, il y a effectivement une position de principe : pas de syndicalisation par la CNT dans ces corps-là.

Sur le plan du boycott, je sais qu’il y a des discussions en cours au plan national mais, à titre personnel, j’estime, et cela depuis que je fais du syndicalisme, que le boycott devrait être utilisé comme une arme de premier plan.
T
u rappelais justement le boycott des pneus Kléber-Colombes par Que Choisir ? il y a une vingtaine d’années et je suis tout à fait surpris qu’à l’époque il n’y ait pas eu de soutien de la part des syndicats ouvriers.

Je suis donc pour le boycott pour plusieurs raisons :
– Pour son efficacité : par exemple, le boycott des boissons contenant des colorants il y a quelques années en Allemagne et qui eut un impact considérable ;
– Parce qu’il entraîne une participation individuelle effective des gens, du plus grand nombre bien sûr, pour que ce soit efficace.

Donc pas de problème pour passer outre à la loi actuelle si nécessaire. Bien sûr, en fonction de situations ciblées, comme en cas de répression syndicale, par exemple, la CNT pourrait appeler les consommateurs à boycotter telle ou telle marque ; mais aussi boycott permanent pour des produits ne respectant pas les normes de sécurité ou défectueux en série (comme en cette fin août pour les peugeot 406 qui « tirent sur la droite »).

Ceci étant, la CNT est encore un syndicat en construction, avec beaucoup de tâches matérielles à résoudre, de sorte qu’au niveau des orientations générales il y a un certain nombre de choses qui n’ont pas pu être abordées et vraiment discutées, mais personnellement, je le répète, sur le boycott je suis très ferme.


Question
 : À ce propos, la CNT ayant une philosophie – au sens propre du terme – alternative de la vie en société, cela ne présuppose-t-il pas naturellement l’usage de ce genre d’armes ou d’autres, puisqu’on ne peut pas se contenter de produire, mais se poser les questions : quoi produire ? pour quoi ? pour qui ? Et par là se baser sur la notion d’éthique, au sens de Kropotkine, pour contester le droit actuel lorsqu’il est contraire aux valeurs de liberté, d’égalité, de solidarité, de dignité ? voire s’appuyer sur d’autres normes que le droit ?


Réponse
 : Je pense que l’anarchosyndicalisme a effectivement une philosophie globale parce qu’il ne raisonne pas seulement en terme de « masses » et de « classes » mais intègre la dimension individuelle, mettant ainsi en cause tout ce qui s’oppose au fait que l’individu ne peut pas vivre et s’épanouir pleinement, c’est-à-dire non seulement la structure capitaliste mais aussi toutes les structures hiérarchiques, autoritaires, le rapport dominant/dominé. S’il y a des réflexions au sein de la CNT sur le mandat impératif, la rotation des tâches, etc., c’est bien parce que l’anarchosyndicalisme est conscient qu’à partir du moment où se met en place une certaine forme de hiérarchie, se crée un système inégalitaire. Donc l’anarchosyndicalisme intervient non seulement sur les lieux de travail mais également à l’extérieur puisque le mode de production capitaliste intervient sur le type de logement, l’occupation de l’espace, etc., mettant forcément en cause l’ensemble du système dans toutes ses dimensions.

Et comme, d’autre part, il essaye de dépasser au maximum le corporatisme, il met en avant la notion de solidarité : ce qui se passe dans l’atelier voisin me concerne, ce qui se passe dans mon quartier me concerne.

Je rappelle que, traditionnellement, le syndicalisme a deux formes de structuration : une « verticale » par branche, la chimie par exemple, du local au national, et même à l’international, en passant par le départemental et le régional, et une « horizontale », c’est-à-dire interprofessionnelle par le biais des unions locales et départementales. Et, si on regarde l’histoire des syndicats dans différents pays et à diverses époques,
on se rend compte qu’on a un poids respectif de l’un et de l’autre très variable, et qui n’est jamais innocent. L’anarchosyndicalisme dans son histoire, le début de la CGT française ou la CNT espagnole, a privilégié la structuration interprofessionnelle, alors que lorsque j’étais à la CFDT, et à la CGT, c’est la même chose, on avait les plus grandes difficultés à faire fonctionner les UL et les UD qui, au fil des ans, se sont vidées de leur substance. Les structures régionales sont, elles, purement bureaucratiques.

À partir du moment où il est prôné que ce sont les gens eux-mêmes qui se sont regroupés ensemble qui vont décider ce qu’ils veulent faire arrive l’épreuve de vérité : est-ce qu’ils seront capables de mettre en œuvre ou pas ? C’est cela l’essence de l’anarchosyndicalisme. Que les gens participent à l’activité de leurs sections, premier point qui va à l’encontre de ce que l’on connaît en général, que les décisions soient collectives, c’est- à-dire que la personne mandatée rende compte en s’en tenant à ce pourquoi elle a été mandatée, qu’il y ait rotation des tâches, même si ce n’est pas toujours évident à mettre en place, pour éviter que ne se recréent, même à leur corps défendant, des spécialistes. La démarche même implique un changement, une évolution des rapports entre individus. Il y a donc un côté « formateur » qui est fondamental, c’est la pierre angulaire car sans ça... Le fait aussi que soit sans cesse rappelée, affirmée et mise en pratique la notion de solidarité.


Question
 : Sur le plan international, qu’en est-il concrètement ?


Réponse
 : Bien sûr, c’est le sujet de grosses discussions. Sur le plan européen, dans certaines branches d’activité, plusieurs rencontres se sont déjà produites avec déjà un certain suivi, dans le domaine de l’éducation par exemple, entre CNT française, CGT espagnole, SAC suédoise, USI italienne, et avec des organisations dites « syndicalistes alternatives » comme UNICOBAS en Italie ou SUD-éducation en France. Je citerai aussi les transports ferroviaires, mais, là, la CNT est peu présente. Mais elle participe par ailleurs à des mouvements plus globaux, la marche contre le chômage (Amsterdam, Cologne), etc.

Une question qui fait clivage est celle de la nature ou du champ de ces rencontres : d’une part, ceux qui souhaitent tenir des rencontres le plus large possible sans s’en tenir à l’étiquette anarchosyndicaliste, d’autre part, ceux qui privilégient d’abord la constitution d’un pôle anarchosyndicaliste revendiqué.

Ce clivage se fait entre les organisations mais se retrouve aussi sans doute au sein même de ces organisations.


Question
 : Ces échanges restent-ils informels ou des rapports juridiques se sont-ils mis en place, c’est-à-dire création d’un organisme international avec des délégués nationaux auprès de cette structure, permettant de mieux faire rayonner les idées anarchosyndicalistes et à terme les rendre plus crédibles ?


Réponse
 : En ce qui concerne une structuration plus élaborée sur le plan international, on n’en est pas encore là car les points de vue sont assez différents selon les pays. Pour le moment, ça fonctionne de facto assez bien par secteurs d’activité, en particulier dans l’éducation, dans le secteur de la communication et du spectacle, dans le secteur des jeunes (FAU-CNT, CGT Jeunes d’Espagne, SAC et SUF de Suède).
D’autre part, rencontres et échanges se développent pour l’organisation lors des manifestations internationales comme la manifestation du 29 mai 1999 à Cologne lors de la deuxième marche contre le chômage, la précarité et l’exclusion.

Citons aussi la conférence de solidarité internationale des syndicalistes révolutionnaires tenue à San Francisco du 1er au 5 juin 1999 avec la participation des IWW américains, canadiens et australiens, de la WSA (section US de l’AIT), de la SAC et de la SUF suédoises, de l’ASGM d’Australie, de la FAU allemande, de la CNT française, d’une délégation de la KCTU coréenne.

De nombreux messages et collaborations écrites sont parvenus d’Espagne, d’Indonésie, de Sibérie, d’Angleterre (dockers de Liverpool), d’Italie, d’Inde, du Bengladesh, du Nigéria, d’Afrique du Sud, du Chili.

À noter que plusieurs syndicats de l’AFL-CIO (métallurgie, aluminium, employés de livraison, et même... un syndicat de strip-teaseuses) désireux de tisser des liens avec les anarchosyndicalistes participèrent à une de ces journées.

Sur le plan des initiatives prises : mise en place d’un réseau des travailleurs de l’éducation, projets de création de syndicats internationaux dans la restauration et l’informatique, collecte d’informations sur les multinationales afin de répondre au capitalisme mondial par une solidarité et des luttes mondiales.

Alain Gil