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Essai d’élucidation d’une nouvelle forme de violence
Article mis en ligne le 15 mai 2014
dernière modification le 15 mai 2016

Pierre-Jean Dessertine :

Dans l’actualité, il est désormais beaucoup question de manifestations violentes de la part de jeunes, en particulier dans les établissements scolaires. Mais nous n’entendons guère, à ce propos, que le discours du pouvoir. Or celui-ci ne peut être que trompeur. En effet, du point de vue de l’idéologie – du système de représentations dont se sert un pouvoir social pour se pérenniser –, la violence est toujours un épiphénomène. Et, à ce titre, elle doit être traitée localement. Ainsi, face à la multiplication des actes violents dans l’institution scolaire, les responsables politiques s’attachant à mettre en évidence des « cas » particuliers (tels les fameux « problèmes des banlieues »), proposent un « plan » de lutte ciblant les « établissements à problèmes » 1. Mais, du point de vue d’une pensée rigoureuse, dans l’exacte mesure où elle devient un problème social, c’est-à-dire un problème suffisamment général pour exiger une réponse politique, la violence n’est jamais un épiphénomène. Que l’État soit requis à intervenir signifie en effet qu’elle ne peut plus être référée à la contingence des passions humaines, mais qu’elle est le symptôme d’une déficience dans l’état social lui-même. Il apparaît ainsi qu’il y a un paradoxe intrinsèque de la visibilité publique de la violence : le discours que l’on tient sur elle est contradictoire avec la raison même qui oblige à en parler. Cette contradiction en dénote une plus profonde : la violence comme problème social est toujours un défi que le pouvoir établi ne peut reconnaître car il remet en cause le système des relations sociales dont il se nourrit.
Il revient donc à une pensée non partie prenante dans ces relations de pouvoir, à une pensée désintéressée, dont, entre autres, les philosophes revendiquent la prise en charge, d’investir ce problème de la multiplication actuelle des manifestations de violence émanant des jeunes générations. Elle seule peut le placer au niveau où il doit l’être : comme symptôme d’une fragilisation du tissu social.

Violence inédite
Une telle pensée est alors obligée de commencer par constater le caractère absolument inédit de ces formes actuelles de violence. Il ne s’agit pas de cette violence bien connue, masculine, collective, émergeant dans des circonstances bien particulières (manifs, fêtes, etc.). Sont concernés aussi bien les filles que les garçons, et toutes les classes d’âge de la jeunesse socialisée ; et ces actes peuvent se produire dans les situations de tension les plus banales de la vie sociale (une mauvaise note, un simple refus de collaboration, etc.). Cette violence ne peut pas davantage être réduite comme expression de groupes sociaux « à risques », ou pathogènes, parce que situés en porte-à-faux du consensus social ou voués à une marginalité irrémédiable : divers événements montrent qu’elle peut venir de personnes ayant donné, par ailleurs, tous les signes d’une socialisation normale. Il s’agit d’une violence inassignable 2.
Mais ce qui surprend par-dessus tout, dans ces nouvelles formes de violence, c’est la facilité d’un passage à l’acte qui n’est empêché ni par la futilité du motif, ni par la conscience d’un interdit qui devrait normalement s’interposer. Ce qui frappe, c’est l’absence de toutes ces puissantes raisons – telles la rébellion sociale, la rivalité, la vengeance, ou autres emportements passionnels – que l’on s’attend à trouver derrière l’acte violent, et qui justifient que les digues de la socialité 3 aient été rompues. La violence actuelle se donne comme arbitraire.

Tel est le sentiment de profond étonnement qui requiert de notre part un effort d’élucidation : une forme de violence inédite est apparue qui, étant à la fois inassignable et arbitraire, récuse toutes les catégories explicatives habituelles. Tout se passe comme si le lien social était resté trop faible, insuffisamment constitué, et qu’il ne pouvait résister à certaines poussées du désir qui sont
par ailleurs anodines. Nous en ferons notre hypothèse de départ : la violence actuelle relèverait d’un déficit de socialité touchant particulièrement les jeunes générations. Pour l’étayer, il convient de mettre au jour un lien entre cette insuffisance et les conditions dans lesquelles, actuellement, les individus accèdent à la vie sociale.
En ce point, on ne peut se dispenser d’admettre cette thèse toute simple : la massivité des changements dans l’environnement social des enfants, depuis deux décennies, a eu des conséquences négatives sur la qualité de leur socialisation.
Il n’est pas question, bien sûr, d’établir des déterminations strictes entre ces changements sociaux et des comportements violents. Nous sommes ici dans l’humain, et ce qui se passe entre la réception d’un stimulus et l’adoption d’un comportement relève d’un processus infiniment riche et complexe échappant de droit à toute mise à plat rationnelle, ne serait-ce que parce que jouent ici un certain nombre de médiations imaginaires qui sont les ressorts même de la motivation humaine, et qui garderont toujours une part d’indéterminé que l’on est fondé à considérer comme la part de liberté. Que l’on accepte simplement nos propositions comme la mise au jour de tendances, de corrélations, qui ne sont intéressantes que dans la mesure où elles mettent un peu plus de lumières sur des phénomènes jusqu’à présent trop restés dans l’ombre, et permettent ce faisant d’alimenter la réflexion collective.

Enfance et espace
Ce qui frappe d’abord, au simple niveau perceptif, c’est un processus de retrait de l’enfance de l’espace. Il s’agit d’un changement profond du paysage humain. Pour le ressentir, regardons les tableaux de vie quotidienne de la peinture à l’âge classique, tels un Murillo, ou un Brueghel : il y avait des enfants partout ! C’est sans doute une pulsion propre à l’enfance que sa diffusion dans tous les interstices des espaces sociaux ; on peut la comprendre comme l’aboutissement du mouvement (au sens propre !) fondamental du processus de maturation de l’enfance qui est, à partir de l’état initial de gisant, appropriation sans cesse poussée plus avant de l’espace. Cette irrigation enfantine de l’espace ne semble plus fonctionner. L’espace se ferme aux enfants. Il y a eu perte dans les espaces de jeux extérieurs au foyer familial disponibles. Les espaces encore non déterminés (terrains vagues) ont souvent disparus ; les espaces publics se sont restreints (diminution des lieux piétons, accaparement d’espaces par les véhicules automobiles) ou se sont policés (comme, entre autres, les espaces voués au commerce), devenant dissuasifs pour l’ouverture imaginaire du jeu. En fait, les lieux publics accueillant pour l’enfant, sont maintenant presque totalement confinés (école, centres aérés et de vacances, activités du mercredi après-midi, etc.). Le domaine ludique s’est trouvé de manière prépondérante enfermé dans le foyer familial, se développant principalement sous la forme d’un espace virtuel (celui des écrans), encore inconnu il y a quelque quarante ans, où le corps de l’enfant sousvit (de sousvivre, si l’on permet ce néologisme construit sur le modèle de survivre).
Ces nouveaux usages de l’espace signifient pour l’enfant un appauvrissement relationnel. Car, dans le même temps où les lieux ouverts au brassage social s’effaçaient, la distribution spatiale de l’habitat évoluait elle-même dans le sens d’une ségrégation accrue. Par exemple l’unité d’agglomération de type villageoise, qui faisait cohabiter la plus grande variété de statuts sociaux, a disparu au profit des « quartiers » déterminés par l’homogénéité d’un niveau social. D’autre part, même dans les institutions ouvertes par vocation à l’ensemble du champ social, des procédures de ségrégation sociale (souvent implicites) se sont mises en place, comme dans l’accès aux établissements scolaires, aux centres de vacances, etc. Et nous savons que la mobilité sociale, dans l’accès aux professions, a clairement reculé depuis vingt ans. À quoi il faut ajouter, pour le plus grand nombre d’enfants, la quasi-disparition de la famille élargie de l’horizon quotidien et, pour une part non négligeable, la monoparentalité. Enfin, le tête-à-tête avec l’écran et ses personnages virtuels et modélisés tient lieu, de plus en plus, de vie relationnelle.

Imaginaire imposé
Si nous voulons approfondir la signification de ces transformations, il faut en considérer l’aspect mental. Il semble que, plus que jamais, l’enfant soit à la merci de l’envahissement par l’imaginaire émanant des pouvoirs sociaux. Il est sans doute de la logique de tout ordre social de s’imposer au moyen d’un imaginaire de nature idéologique. Mais, depuis deux décennies, c’est d’une pression tout à fait inédite que celui-ci pèse sur la conscience des enfants. Il semble, ici, que plusieurs facteurs entrent en synergie :
– Les enfants sont la cible de stratégies d’influence délibérées, hautement rationalisées, vis-à-vis desquelles ils ne sont pas en état de réagir. Face à la vision rendue inévitable de l’image, conçue pour apparaître comme représentant son désir, il manque encore à l’enfant à la fois la capacité suffisante de renoncement au principe de plaisir ainsi flatté (d’en haut, par la valeur sociale que représente, par exemple, une marque commerciale), et les outils intellectuels (discursifs et de connaissance sociale) qui permettraient de relativiser le message en le replaçant comme moyen d’un intérêt particulier. Il y a donc une prégnance difficilement résistible d’un imaginaire social imposé, à valeur idéologique.
– Par ailleurs, la dimension personnelle de l’imaginaire, qui est fonction de la variété des expériences vécues, reste elle-même très fragile dans la mesure où l’enfant n’a pas eu suffisamment d’occasions de la cultiver activement, en particulier à partir des situations de jeu qu’il invente.
– Enfin, il faut remarquer la faiblesse des médiations possibles entre cet imaginaire idéologique et l’enfant. Ces médiations sont fonction de la richesse des relations humaines. Elles se réalisent plus particulièrement par le discours parental, et aussi à travers un complexe d’imaginaires sociaux intermédiaires liés aux diverses appartenances (famille élargie, communautés locales, religieuses, etc.). Or l’importance, la consistance, de tous ces points d’appui, disponibles à l’enfant pour intégrer, relativiser, digérer le tête-à-tête avec les supports (sinon les suppôts) de l’imaginaire idéologique, sont en régression.
Perte dans l’expérimentation corporelle de l’espace à un premier niveau, réduction de la diversité des expériences relationnelles à un niveau plus profond, et, au niveau fondamental où se formule son désir, forte pression d’un imaginaire imposé et standardisé, toutes ses déterminations du milieu social se confortent mutuellement dans le sens d’une sorte d’appauvrissement corrélatif du champ d’expériences de vie sociale, et de l’imaginaire singulier de l’individu. Quel lien peut-on faire entre un tel appauvrissement et l’adoption de comportements violents ?

In-différence
En ce point, il paraît légitime de proposer la thèse que le comportement violent soit l’expression d’un déficit de culture de la communication. Nous prenons le mot « communication » dans son sens fort, indiqué par l’étymologie, « mettre en commun », donc trouver un terrain commun qui permette l’échange, ce qui présuppose que l’on parvienne à dépasser la différence entre soi et l’autre donnée initialement. La culture de la communication est pour nous la culture de ce dépassement des différences pour trouver un terrain d’entente. Nous disons alors que l’appauvrissement évoqué plus haut défavorise systématiquement le développement d’une culture de la communication.
Ces passages à l’acte violent, qui se produisent en des circonstances qui ne suffisent pas à les expliquer, en seraient le symptôme. Tout se passe comme si les jeunes personnes incriminées n’étaient pas en mesure d’adopter le comportement socialement acceptable, simplement parce qu’en leur imaginaire propre celui-ci n’était pas disponible. On pourrait interpréter qu’elles n’avaient pas cultivé la communication avec autrui de manière suffisamment variée pour que l’éventail de leurs comportements possibles, dans les situations de conflit, soit ouvert jusque-là. Ce qui aurait manqué à ces jeunes, c’est d’avoir été confrontés plus souvent à des tensions avec autrui à un moment où ils pouvaient être en situation de trouver et d’accepter, de la part de personnes plus âgées, des modèles pour les gérer. Ce qu’ils auraient cultivé par contre, et à l’envi, ce sont des situations, en général virtuelles, où le désir est incessamment rabattu sur des positions régressives parce qu’il n’a pas à sortir de son omnipotence tautologique première pour prendre en compte la singularité d’un autre. On en serait ainsi resté à un flou de l’image de l’autre où s’estomperaient ses traits singuliers, le rendant inapte à la reconnaissance personnelle de laquelle naît, selon Lévinas 4, le sens de la responsabilité à son égard et la conscience d’un interdit de violence le concernant, mais le rendant apte au traitement le plus primaire du désir selon l’expéditive logique du bon et du mauvais.
Une véritable culture de la communication, c’est une culture de la différence : apprendre à reconnaître, à jauger, à juger, à gérer les différences sans remettre en cause le lien social ; avoir une perception affinée des différences et de la manière de les aborder parce que l’on a été confronté à de multiples différents, in vivo, et que l’on s’en est sorti (rien de tel, sans doute, que le jeu collectif, surtout s’il est spontané avec ses règles immanentes, pour apprendre cela). Cette culture est en régression. Certes on socialise l’enfant – au sens où on l’insère dans ce qu’on croit être les bons codes sociaux – mais on néglige son acquisition du sens social (de la socialité). On le laisse volontiers livré à une culture de la non-communication, majoritaire sur les écrans qui lui sont consacrés (pensons à ces situations complètement centrées sur un héros dont la fascination narcissique pour ses attributs de force rend naturelle la violence qui en découle). Le véritable malheur qui monte, c’est peut-être bien « l’in-différence » dans les relations, qui conduit, bien sûr, à l’indifférence tout court, et à être désemparé lorsque la différence s’impose malgré tout, ce qui peut se résoudre par un acte violent.

Harmoniques
Plusieurs remarques peuvent permettre d’étoffer cette thèse et d’en éclairer les harmoniques :
– On entend de tous côtés des plaintes sur ce qui serait une déficience de plus en plus prononcée des parents quant à leur devoir d’éducation envers leurs enfants. Il semble qu’il y ait là un jugement faussé par l’occultation de l’impact de l’imaginaire idéologique sur l’enfance. L’enfant, avançant dans sa croissance, est naturellement porté à donner plus de crédit aux valeurs émanant de la société, par rapport aux valeurs parentales ; il se prépare ainsi à sortir du milieu familial pour se positionner dans la société. Mais lorsque les valeurs proposées par la société sont contraires à l’épanouissement de sa liberté comme adulte raisonnable et responsable, mais au contraire flattent ses désirs régressifs (consommer, « prendre son pied », etc.), alors les exigences opposées et réellement éducatives des parents apparaissent décrédibilisées. L’enfant s’appuyant sur le consensus d’origine idéologique se sent légitimé à leur « rire au nez », et les parents, devant la difficulté de la tâche, peuvent être tentés de renoncer. Comment se fait-il qu’il y ait si peu de lucidité sur cette pression anti-éducative de plus en plus ouverte 5 du milieu médiatique sur l’enfance ?
– Pour une jeune personne dont la culture de la communication serait insuffisante, c’est au collège que risquent de se manifester, par prédilection, les problèmes. Accédant au collège, l’enfant perd la relation privilégiée à un éducateur extra-familial (la maîtresse ou le maître d’école), pourvoyeuse de modèles facilitant la socialisation. De façon presque concomitante, il entre dans l’adolescence, en laquelle sont dévalorisés les modèles familiaux de comportement. En déficit de repères, mais en recherche, il va se tourner du côté de sa classe d’âge (laquelle à travers ses leaders, lui désignera les figures idéales, en général induites par l’imaginaire social dominant). Or, c’est justement au collège que l’enfant, qui est alors extrait du contexte social du quartier, souvent relativement homogène, a toutes chances pour être confronté à des populations d’origine, de statut, et de niveau social différents.
– Ce dont on peut souffrir, c’est d’un manque de souffrance ! La réalité heurte toujours car, par définition, elle est ce qui nous résiste. Et la réalité, c’est d’abord la singularité d’autrui irréductible
à mon désir. S’éduquer, c’est apprendre à tenir compte de cette opposition, et pas n’importe comment, mais en fonction de certaines valeurs. Et cela ne peut se faire sans mal. Du point de vue de l’éducation, elle est peut être fort néfaste cette idéologie, plus ou moins implicite, d’une enfance harmonieuse qu’il faudrait garder sauve de tout conflit et des aspérités de la vie. Et pas tellement innocente, car elle est congruente avec des intérêts sociaux très concrets (on n’a plus à aménager l’espace social en fonction des enfants, par contre on peut capter leur désir à l’intérieur des logements, sans trouble pour l’ordre adulte, mais avec le « bénéfice » d’une dépendance de consommateur).
– Une société peut s’autoproclamer « de communication » et être systématiquement défavorable à la culture de la communication. Il suffit qu’elle favorise la transmission des représentations (et aussi – pourquoi pas ? – la représentation des différences), et qu’elle défavorise (en pratique, mais jamais en représentation) la relation vivante entre singularités, par exemple en régentant l’espace. Ici, il faut pointer le problème politique, à notre sens fondamental, du pouvoir sur l’espace (à l’escamotage duquel semble bien participer la promotion de l’espace virtuel).
– On a tendance à polariser tous les problèmes de comportement des jeunes sur l’institution éducative, comme si elle était le seul milieu qui contribue à l’éducation, et donc, a priori responsable. Mais ce n’est pas le milieu scolaire qui est en cause, c’est bien plus largement et plus profondément le milieu social lui-même, la structuration générale de notre société. Il ne faut donc pas ouvrir – comme le veut le ministre de l’Éducation – l’institution éducative sur la société (ce qui veut dire la soumettre encore plus aux valeurs dominantes de la société), mais plutôt ouvrir la société sur les valeurs de l’éducation. Tous comptes faits, c’est peut-être encore dans l’Éducation nationale que celles-ci sont les mieux mises en œuvre, dans la mesure où, en ses règles (brassage social dans le recrutement, formations et diplômes nationaux, etc., mais tout cela est remis en cause de plus en plus ouvertement), et à la faveur de l’investissement de nombre de ses personnels, elle résiste encore aux logiques de hiérarchisation et de ségrégation
Nous pensons avoir montré que cette violence surprenante qui apparaît de nos jours dans les jeunes générations, n’est peut-être pas, en fin de compte, aussi arbitraire que cela. Elle aurait sa raison profonde dans l’insuffisance de la constitution du sens social des individus. Cette insuffisance serait la conséquence d’un contexte de maturation qui n’aurait pas apporté aux enfants les conditions requises pour développer une culture de la communication suffisante. Ces comportements violents seraient les réponses régressives, primaires, présociales, qui s’imposeraient par incapacité de moduler un comportement de communication adéquat. Nous avons tenté de faire sentir qu’il se pourrait bien que se tisse, aujourd’hui, sous nos yeux, un tissu social d’une inquiétante fragilité en ce qu’il pourrait se déchirer sous les tensions les plus attendues de la vie en commun. Ceci est lourd de menace pour l’avenir. Nous avons suggéré que ce soit au niveau politique qu’il fallait situer les responsabilités : mainmise sur l’espace, évolution sociale ségrégative, instrumentalisation des consciences par le marketing. Il y a là motif à intervenir de manière résolue dans les affaires de la cité.
Mais, d’autre part, notre essai, en son ambition limitée, a peut-être au moins mis en évidence la large part d’ombre dans laquelle demeurent les changements profonds – touchant notre condition humaine – qu’implique l’évolution présente de notre société. Pour ceux qui ont le privilège de posséder compétences de réflexion et outils conceptuels, il y a là un grand chantier à investir. N’est-ce pas une exigence actuelle qu’ils aillent sur la place du marché et qu’ils fassent entendre, en dépit du bruit des marchands, un peu de la lucidité de la pensée ?

Pierre-Jean Dessertine

1. Faut-il rappeler ici que beaucoup d’établissements qui – concurrence oblige – croient avoir une image à préserver, s’efforcent de gérer les événements violents de façon à ce qu’ils restent secrets ?

2. Et si nous-mêmes parlons de « jeunes », etc., ce n’est que par approximation commode, afin
de distinguer nominativement ; on ne peut donner à ces déterminants aucune valeur explicative.
3. Nous appelons « socialité » une capacité acquise des individus à moduler leurs comportements afin d’éviter, même dans des situations les plus imprévues, les rapports violents. Elle est une espèce de sens de la vie sociale, et joue à un niveau plus profond que la « socialisation », laquelle n’en serait qu’une expression particulière désignant l’intégration, par les individus, des normes d’une société donnée.

4. Ethique et Infini, Livre de poche, pp.79 et sq.
5. Deux exemples récents :
– Une poupée-marionnette dans une émission de télévision pour enfants produit un discours fort persuasif sur le droit de l’enfant à s’amuser autant qu’il lui plaît.
– Un dépliant publicitaire qui s’annonce comme « interdit aux plus de 18 ans », à l’intérieur duquel on donne des conseils aux enfants pour obtenir les comportements d’achat souhaités de leurs parents.